Résumés
Résumé
Traduit récemment en français, le roman De pertes en fils de Howard Roiter, une traduction par Pier-Pascale Boulanger de Here comes Hymie publié en 1990, décrit le parcours parfois tordu d’immigrants de la première moitié du vingtième siècle à Montréal. Entre le père et le fils, tous deux originaires de Hongrie, et les gens gravitant autour d’eux, l’aventure "américaine" sera différente pour chacun, mais le résultat est souvent le même : le récit d’une perte. D’un humour parfois très noir, ce roman en traduction permet de réfléchir à la perte qui n’est jamais entière tant que son récit peut être raconté.
Mots-clés :
- traduction,
- traduction littéraire,
- roman,
- littérature,
- Montréal,
- immigration
Abstract
Recently translated in French, the novel De pertes en fils by Howard Roiter, a translation by Pier-Pascale Boulanger of Here comes Hymie published in 1990, describes the sometimes twisted journeys of newcomers in Montreal in the first half of the twentieth century. Between father and son, both from Hungary, and people surrounding them, the “American” adventure will be different for everyone of them, but the result is often the same : the story of a loss. With black humor, this novel in translation allows us to reflect on the loss that is never complete as long as the story of this loss can still be told.
Keywords:
- translation,
- literary translation,
- novel,
- literature,
- Montreal,
- immigration
Corps de l’article
Publié récemment par une nouvelle maison d’édition montréalaise, Le Bout du mille, le roman De pertes en fils de Howard Roiter traduit par Pier-Pascale Boulanger (le titre original est Here comes Hymie, publié chez Devonshire Press en 1990) décrit le parcours parfois tordu d’immigrants de la première moitié du vingtième siècle[1].
Véritable épopée en terres américaines, ce continent où « les rues sont pavées d’or » (selon ceux qui rêvent d’y venir), le roman raconte les histoires fort différentes dans leur déroulement, mais aussi similaires dans leur fatalité, de deux protagonistes. Le premier est Josef Zilberstein, un juif orthodoxe qui quitte sa famille en Hongrie pour l’Amérique juste avant l’arrivée des nazis dans son village de Kolosvar (lieu d’un réel ghetto lors de la Seconde Guerre mondiale). Josef part pour rejoindre son ami Yankele Ackerman qui avait quitté le pays un peu plus tôt, incapable de supporter la vie quotidienne du judaïsme orthodoxe. Le deuxième personnage, le fils de Josef, Hymie, né lui aussi en Hongrie mais qui, contrairement à son père, sera engagé dans un bataillon polonais (il sera le seul de la famille à survivre), arrivera à Montréal après la guerre.
À l’intérieur des deux histoires qui constituent les deux moitiés du roman, ce sont de multiples petits récits parfois comiques, plus souvent tristes, qui forment une mosaïque du Montréal des années 1930 jusqu’aux environs des années 1960. On y raconte les vagues successives d’immigrants dans la ville, le racisme vécu jour après jour, les relations parfois tendues entre les communautés culturelles, la situation difficile des ouvriers, les rapports avec le système de justice, avec les forces de l’ordre ou avec la pègre. Dans la quotidienneté racontée, c’est toute l’Amérique qui est mise en scène, d’Halifax au Nebraska, du Québec à la Floride et, par-delà, le Mexique.
I. L’intraduisibilité en héritage
La différence entre les deux protagonistes se fait jour dans l’intransmissibilité de l’héritage. Ce qui est en jeu, ce n’est pas strictement la différence entre deux continents, par exemple entre l’Europe et l’Amérique. On a plutôt affaire à deux modalités d’intégration à un monde nouveau. Alors que Josef est le type de l’immigrant qui réussit de peine et de misère, mais arrive tout de même à gagner sa vie (dans son cas avec, littéralement, des guenilles), le fils survivra en Amérique dans la posture du parfait salaud, tour à tour pimp, trafiquant en tout genre, organisateur de jeux illégaux, gérant de boxe mafieux, petit voleur, mauvais père. Pourtant, et c’est bien là l’aspect le plus noir du roman (au sens d’humour noir), la destinée américaine, c’est-à-dire la finalité du récit comme de la vie des personnages, se révèle plus sombre que prévu. Ce qu’on espérait dans l’imaginaire des rues pavées d’or se transforme vite en pertes pour tout le monde – et le roman en traduction aurait pu aisément avoir pour titre de pertes en pertes.
Dans ce roman où l’on rit par moments (il a aussi sa part de tragique), les destins présentés nous apparaissent de plus en plus tristes, et rien n’indique que les jeunes générations réussiront mieux leur vie. On se prend à regretter, avec Yankele, l’école talmudique (yeshivah) de son village natal et à ressentir une forte nostalgie pour les traditions perdues lorsqu’il surprendra son jeune petit-fils réclamer chaque matin à sa mère « son bacon ». Si traduire c’est d’abord, étymologiquement, transporter quelque chose par-delà un obstacle, la tradition doit elle aussi faire l’épreuve du transfert : entre les continents et entre les générations. On parlera d’intraduisibilité lorsque quelque chose ne passe pas. L’habileté du roman est sans doute de nous faire voir ce passage difficile de la tradition, en fin de compte perdue, à partir des diverses perspectives des protagonistes du roman. Ce qui se traduit entre les générations est ainsi peut-être l’intraduisibilité elle-même.
II. Traduire l’intraduisible
L’intraduisibilité de l’héritage telle que racontée dans le récit nous est pourtant transmise grâce à la très belle traduction de Pier-Pascale Boulanger. Selon le souhait de ses fondateurs, les jeunes éditions du Bout du mille (dont les deux premiers romans ont été publiés l’année dernière) accordent un intérêt particulier au rapport entre les langues française et anglaise à Montréal. Le travail de Pier-Pascale Boulanger, dénuée des argots hexagonaux que l’on retrouve encore trop souvent dans certains romans traduits, donne un ton très montréalais et rend hommage à la diversité des langues d’ici – anglais et yiddish compris. Qui lira le roman retrouvera la sonorité du Montréal d’autrefois que l’on entend encore dans certains coins de la ville. Ces langues, hybrides par leur métissage, nous parviennent en langue traduite, percent le temps et résonnent encore à nos oreilles. Il faut peut-être à cet égard vivre à Montréal pour bien comprendre la langue du roman – ou, à l'inverse, lire le roman peut participer d’une découverte de l’histoire de la ville. Par exemple, alors que Hymie tente avec son avocat une escroquerie contre la police en achetant à gros prix un collier pour le pawner au dixième de son prix, le directeur du crédit de la maison « Dirks » spécule au téléphone avec un policier : « Il vioulait le vendre poür cinq cents dollarz ? Ridiculous ! Oune pièce de cinq mille dollarz ? Impôssiboule ! Il a diou nous baounsser oune bel chèque de rubber, cet sonne of a bitch ! » (p. 169) Le rendu de Boulanger vient habilement réintroduire une sonorité anglaise dans le français tout en rendant lisible une langue qu’on retrouve aisément à l’ouest du boulevard Saint-Laurent. Contrairement à l’original anglais qui ne présente pas cette différence audible, la version française produit un écart entre les deux langues, isomorphe à l’écart social dont le récit est l’enjeu.
Le stratagème de Hymie était de faire en sorte d’être arrêté illégalement afin de mettre en demeure, dès sa libération, la police pour qu’elle réponde à une action en dommages-intérêts. L'effet de surprise généré par le dénouement de l’affaire – depuis le début, Hymie est en réalité en conformité avec la loi, même s’il fait tout pour sembler ne pas la suivre –, est perceptible dans la réaction du directeur chez Dirks : « Tiou ne comprends pas ! Le fucking chèque a passé ! » Parfois, paraître enfreindre la loi est le meilleur moyen pour la respecter et, paradoxalement, contourner du même coup ses gardiens et jouir de leur malchance. La chose se produit aussi parfois en traduction : paraître être infidèle actualise une fidélité, non plus pour l’auteur ou le texte original, mais pour quelque chose de plus grand : peut-être une visée éthique pour notre monde ? Y aurait-il donc une « morale » à ce roman ? La traduction nous en donne peut-être la clé : quoiqu’on en pense, entre l’Europe et l’Amérique, tout n’est pas perdu – à condition toutefois qu’il soit toujours possible de raconter le récit de la perte, c’est-à-dire le récit de l’intransmissibilité de l’héritage. Y compris, et peut-être surtout, en traduction.
Parties annexes
Note
-
[1]
Référence complète : Roiter (2015) .
Bibliographie
- Roiter, Howard. 2015. De pertes en fils. Traduit par Pier-Pascale Boulanger. Montréal: Le bout du mille.