Résumés
Résumé
Une lecture croisée des ouvrages de Saskia Sassen, Expulsions – Brutalité et complexité dans l’économie globale, NRF essais, 2016 (pour la traduction française) et de Branko Milanovic, Global Inequality – A New Approach for the Age of Globalization, Belknap Harvard, 2016 (non traduit).
Mots-clés :
- mondialisation,
- Saskia Sassen,
- Joseph Stiglitz,
- Branko Milanovic
Keywords:
- globalization,
- Saskia Sassen,
- Joseph Stiglitz,
- Branko Milanovic
Corps de l’article
Expulsions
Cette année, deux ouvrages remarquables proposent chacun à leur manière une peinture des soubassements de la mondialisation, bien à rebours de celle, enchanteresse et idyllique, des néolibéraux qui ont envahi tous les recoins de l’espace intellectuel ces quatre dernières décennies. Depuis la crise de 2008, qui a mis fin au mythe du marché salvateur, le monde entier a la gueule de bois, sans avoir encore pu lire beaucoup de diagnostics précis des maux qui le rongent. Les livres de Saskia Sassen et de Branko Milanovic, auteurs aguerris, citoyens nomades, posent enfin cette analyse dont la génération de décideurs qui vient a tant besoin pour faire face aux défis que pose notre modernité.
Le premier, Expulsions, de Sassen, sociologue cosmopolite de l’université de Columbia qui avait déjà esquissé certaines des thèses centrales de son ouvrage pour Sens Public (voir ici), est un petit cours d’archéologie contemporaine au travers duquel l’on déterre cette complexité juridique, fiscale, financière, linguistique et technologique produite par ces villes globales qui attirent les cerveaux les plus pointus et les plus spécialisés – consécration de la Dynamique de l’Occident de Norbert Elias ? – et qui agit brutalement, comme un rouleau compresseur, pour expulser. Et tout y passe : la finance folle exproprie des millions de ménages et engendrent des masses de chômeurs lors de ses crises, les citoyens (notamment les minorités) sont jetés en prison avec l’illusion qu’ils peuvent en sortir puis s’en sortir alors que le même chômage de masse chez les plus fragiles condamne Sisyphe déchu à être de nouveau incarcéré tôt ou tard, les ressources naturelles sont tirées du sol puis consommées comme si leur abondance était garantie, les terres d’Etats-nations sont appropriées par des gouvernements soucieux de leur « sécurité alimentaire », chassant au passage les paysans qui en avaient besoin pour leur subsistance, les réfugiés – 65 millions en 2016, un record – et les migrants étant, eux, poussés à l’exil par les conflits ou la pauvreté que génère le dérèglement du climat, lui-même produit par la folie des hommes et menant à la destruction de la biosphère. Naguère épiphénomènes, ces tendances sont désormais des lames de fonds qui traversent le monde moderne et expulsent des dizaines de millions d’individus de leurs cadres de vie traditionnels.
Arrêtons-nous par exemple sur le long chapitre concernant le « nouveau marché mondial des terres ». La sociologue y relève que « plus de 200 millions d’hectares de terres sont censés avoir été achetés entre 2006 et 2011 par des entreprises et des gouvernements étrangers », ce, à travers le monde, et avec des conséquences diverses selon les cas : éviction de petits exploitants, famines, toxicité de l’environnement, disparition de villages ou de petites entreprises locales, dégradation de la terre et de l’eau, déforestation, érosion de l’autorité d’Etats souverains sur leurs territoires – notamment lorsque des pans entiers sont acquis par d’autres, à l’instar de la République démocratique du Congo ou de l’Indonésie, où plus de 15% des terres ont été appropriés par des pays tiers, selon des statistiques citées par l’universitaire.
Or, les « formations » prédatrices à l’œuvre s’appuient sur la finance comme « catalyseur extrême qui tend vers une concentration extrême », ce « remaniement radical du capitalisme » ayant débuté dès la fin de la guerre froide pour conduire à l’« hypermobilité » du « capital », empêchant de facto toute réglementation sérieuse à l’échelle d’un Etat-nation, aussi puissant soit-il.
Point de théories du complot entre les lignes de la sociologue : le monde complexe qu’elle décrit est sur autopilote, détruisant, ravageant, humiliant, laissant pour compte des millions, sans qu’un comité de maîtres du monde ne s’y attèle. Au contraire, ce monde est bien devenu trop complexe pour qu’un esprit de synthèse, aussi génial (et en ce cas machiavélique) soit-il, en maîtrise tous les ressorts, dissémine tous les ordres, décrètent qui vit et qui meurt. Trop d’intelligence a tué l’intelligence : l’on assassine sans savoir que l’on tue, l’on détruit en croyant créer, l’on appauvrit en pensant enrichir. Cette sourde religion de la complexité multiplie les offrandes et les sacrifices sur l’autel néolibéral – et son dieu doit bien exister puisqu’il se tait. De même, la croissance va finir par revenir, il suffit d’attendre Godot. Quant à l’austérité, elle est cette saignée dont abusaient les médecins au 17e siècle – et tant pis si le patient en mourrait, c’est qu’il n’était pas assez solide pour le traitement. Ubuesque, ceci n’en est pas moins notre réalité aujourd’hui, telle que croquée par Saskia Sassen.
La conséquence des gestes du Diafoirus ex machina sur les vies humaines est au final implacable : « Trop de citoyens et une trop grande partie de la biosphère sont exploités et surexploités sans la moindre considération de leur santé et de leur prospérité ». Invisibles, imperceptibles, ces tendances relèvent d’une forme d’impressionnisme sociologique : il faut prendre de la distance pour s’apercevoir que ces taches innombrables sur le globe font système, ce que l’ouvrage met fort bien en relief. Car c’est bien l’objectif de la sociologue que de révéler la formation de ce système. Et de fait, avec Expulsions, Saskia Sassen signe bien l’un des ouvrages les plus importants sur le capitalisme global et ses ravages publiés ces dernières années (2014 en anglais, 2016 en français).
Global Inequality
Le second livre, de l’économiste yougo-américain Branko Milanovic, rompu à penser le monde selon le prisme marxiste comme du point de vue libéral-capitaliste, montre que la mondialisation a bien enrichi des multitudes d’individus, mais que la classe moyenne occidentale reste la grande perdante de ces deux ou trois décennies de transformations prodigieuses. Dans son Global Inequality, l’ancien économiste de la Banque mondiale, également enseignant de la City University of New York, illustre en effet, grâce à un graphique déjà passé à la postérité (sous le nom de « courbe de l’éléphant »), le sort des humains classés en centiles selon leurs revenus, et l’évolution de ces derniers de 1988 à la crise de 2008 : si presque tout le monde a bénéficié de la mondialisation, les classes moyennes d’Europe et des Etats-Unis ont au contraire fait du sur-place pendant vingt ans d’affilée. Point commun avec l’œuvre de la sociologue Sassen : l’ouvrage s’attarde sur le sort de ces classes moyennes occidentales qui sont de plus en plus… menacées de déclassement socio-économique et se tournent vers des politiciens nationalistes ou populistes pour exprimer leur grande frustration (on pensera Trump, Brexit ou Marine Le Pen).
Qu’est-ce qui rend possible ce calcul prodigieux ? Pour la première fois dans l’Histoire, les données indispensables à la comparaison des revenus de (presque) tous les individus qui forment l’humanité ont été rendues accessibles, autorisant la mesure de l’inégalité dans la foulée. Mais justement : la pensée de Milanovic s’est également nourrie d’Histoire (notamment dans son analyse de la Première guerre mondiale, et des conflits comme phénomènes égalisateurs tant ils pompaient le capital des nantis pour financer les opérations de guerre et armer les soldats envoyés au casse-pipe). Car « l'économie, en soi, cela n'existe évidemment pas », comme s’en amusait bien volontiers l’historien Fernand Braudel : les chiffres seuls ne valent rien, il faut plonger dans d’autres matières pour expliquer le monde complexe qu’ils peuvent décrire, ce que l’enseignant fait à merveille dans ses écrits.
Pour qui est un lecteur familier de ces derniers, on trouvera là un auteur beaucoup plus engagé que par le passé : sans doute le fait d’avoir laissé derrière lui l’univers feutré de la Banque mondiale autorise l’économiste à avoir une plume plus acérée. Mais en un texte simple et à la portée de tous, Branko Milanovic démontre surtout sa maîtrise du sujet.
Quid novi ? Sans surprise, c’est l’Asie – la Chine en particulier – qui a contribué au cours du dernier quart de siècle au déclin des inégalités dans le monde pour la première fois depuis la Révolution industrielle, qui avait initié une domination quasi sans partage de l’Occident sur la richesse du monde. De l’autre côté, les « ploutocrates mondiaux », ce 1% de privilégiés (essentiellement issus des vieux pays riches) honnis de l’opinion, ont également plus que doublé leurs revenus au cours de la même période. Les classes moyennes des pays émergents suivent dans la foulée. Prisonniers d’une indigence sans nom, le centile le plus pauvre ne dispose en revanche pas d’assez de données à son sujet pour évaluer l’amélioration de son quotidien de misère ; sa pauvreté s’étend à la statistique. Malgré tout cela, et ça reste un enseignement clé d’économistes de la mondialisation comme Milanovic mais aussi comme Dani Rodrik, les indigents des pays riches restent souvent plus riches que les classes aisées des pays en voie de développement.
Mais le futur des pays riches reste sombre, l’économiste allant jusqu’à évoquer une « tempête parfaite de l’inégalité » aux Etats-Unis, première puissance économique mondiale. Et au travers d’un détour par l’analyse politique, Branko Milanovic montre comment le règne de l’argent dans le monde politique américain étouffe toute critique des fractures. Les périls envisagés à terme dans un monde pliant sous les disparités ? C’est la porte ouverte à l’essor de la ploutocratie ou du populisme, d’autant que la « démondialisation » n’est pas envisageable : cela reviendrait, note l’économiste, à se défaire de la division du travail, élément clé de la croissance.
En quelques pages, Milanovic fait d’ailleurs violemment tomber la façade de la « démocratie américaine » contemporaine : marquée par le séparatisme social, assujettie aux contributions financières des nantis, régie par un gouvernement apparenté au « comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » (Milanovic reprend le Manifeste de Marx), elle serait bien devenue une ploutocratie. Son livre tombe à point, qui se lit comme une analyse de l’élection présidentielle américaine de 2016.
Mais en pensant que l’Europe est davantage condamnée au populisme ou au nativisme quand la ploutocratie serait réservée aux Etats-Unis, Branko Milanovic n’entrevoit pas forcément l’émergence d’un Donald Trump, créature hybride mi-ploutocrate, mi-populiste, et semble oublier la longue tradition nativiste qui a hanté l’Amérique durant la 2e moitié du 19e siècle, celle-ci menant, dans un premier temps et dans une atmosphère pas si différente d’aujourd’hui, à écarter les Hispaniques des Etats-Unis avant d’en interdire progressivement toute entrée aux Asiatiques tout en maintenant une stricte ségrégation à l’égard des Afro-américains. Bien sûr, le Gilded Age, époque de profondes inégalités pré-1929, est plus proche de nous et invite à une comparaison plus aisée mais le projet américain a également été traversé par ces sombres moments. Quant à l’Europe contemporaine, est-ce bien l’immigration qu’elle rejette catégoriquement, ou ne décèle-t-on pas plutôt un rejet profond d’une frange de la population à l’égard d’une religion en particulier, l’islam ?
Dans ses prévisions, l’économiste voit cet écrasement de la classe moyenne se poursuivre, contribuant à la polarisation des sociétés occidentales, le jeu des déterminismes économiques accentuant sa pression sur la formation des destinées dans la foulée. Les fractures peuvent-elles se réduire ? Même constat que Saskia Sassen : le capital est dur à taxer car mobile.
En revanche, des interventions faites avant même que le jeu de la redistribution n’opère peuvent se révéler plus prometteuses au 21e siècle. L’imposition élevée des droits de succession, des politiques de taxes sur les entreprises permettant de redistribuer leurs parts entre employés et, enfin, des taxes et des politiques administratives qui permettraient aux indigents et aux classes moyennes d’avoir des actifs financiers pourraient s’avérer payantes dans ce combat, juge Branko Milanovic. Un capital mieux redistribué devrait également se combiner à une éducation mieux répartie : non pas davantage d’années à l’école, mais l’égalisation de l’accès à l’éducation (publique, de préférence) sans différences selon les revenus des parents. Pour Branko Milanovic, la croissance économique comptera toujours autant à l’avenir pour réduire la pauvreté et les disparités. Et l’économiste dédie de nombreuses pages à l’immigration, qui permet selon lui de résorber les inégalités à l’échelle du globe. Pas naïf, l’enseignant de New York relève pourtant les résistances fortes au phénomène dans les pays d’accueil. Les thèses de Branko Milanovic sur le sujet étaient déjà esquissées en creux dans son entretien à Sens Public en 2011 (voir ici).
Enfin, à l’instar de Saskia Sassen, Milanovic estime que les méthodologies nationales sont dépassées – notamment dans son champ à lui – et qu’il faut un cadre de pensée plus global : il faut de nouvelles approches, de nouvelles statistiques, de « nouvelles manières de regarder la réalité à l’âge de la mondialisation ». C’est dit !
La gauche moderne en panne de projet ?
Au sortir de la lecture de ces ouvrages, il apparaît aberrant de penser que la gauche moderne puisse être en « panne de projet » quand la mondialisation et ses défis en offrent une pléthore. Il n’est presque qu’à tendre la main pour pouvoir se vouer à une cause. En une époque de dégradation environnementale aiguë, dans une ère en laquelle le lieu de naissance reste l’élément clé pour déterminer la condition économique d’un individu – ce que Branko Milanovic nomme la « rente de citoyenneté » –, comment croire que la division droite/gauche n’ait plus aucun sens ?
Reste aussi que, comme jamais auparavant, la mondialisation, irréversible, a sorti des légions d’indigents de la pauvreté (ce que montre le livre de Branko Milanovic), et, sur le front de l’environnement et du climat, l’Accord de Paris de 2015, l’évolution des technologies et la recherche sur les énergies renouvelables constituent, timidement, des promesses d’une aube nouvelle. Il semble encore tôt pour que la foi en le progrès s’éteigne totalement, et c’est bien sur cette espérance fragile que les décideurs doivent bâtir, armés du diagnostic clair que brossent la sociologue et l’économiste et qui s’en va rejoindre ceux esquissés ces dernières années par Thomas Piketty, François Bourguignon ou Anthony Atkinson et qui pourraient, ensemble, infléchir le cours des politiques publiques. Rendre bien visible ce qui se dessinait sous nos yeux mais qui nous a longtemps échappé, voilà l’étincelle géniale commune à ces deux ouvrages que l’on n’aurait pas tort de lire l’un à la suite de l’autre.