La partie de Go entre un être humain et une machine est une tromperie, une opération de communication et un moment de la propagande visant à l’humiliation des êtres humains. Cet affrontement de l’intelligence humaine et de l’intelligence artificielle (l’IA) est une fable intégrale. L’ordinateur AlphaGo n’est pas simplement un système technique pur, mais comme toutes les machines, un socio-système, c’est-à-dire un être hybride composé d’ingénieurs, de chercheurs, d’objets techniques, de rêves de pouvoir et de mythes de puissance, mais aussi de foules d’autres êtres humains qui sont enrôlés invisiblement, via ici l’enregistrement de trente millions de coups joués par des humains professionnels. La vérité du match Lee Sedol / AlphaGo est le combat inégal entre un homme seul et une équipe de très nombreuses intelligences naturelles hautement qualifiées, dans le jeu de Go ou dans l’informatique. D’ailleurs, ce n’est pas une partie de Go (un riche rituel de sociabilité) mais une « expérimentation » dans laquelle le champion du monde est un cobaye, voire un auxiliaire du vrai objet testé : AlphaGo lui-même (c’est-à-dire en réalité les cerveaux humains qui l’ont programmé). Loin de savoir qui est le plus fort, homme ou machine, question absurde comme on va voir, il s’agit juste de savoir si l’ordinateur fonctionne bien et si l’entreprise a de l’avenir. Le joueur émérite de Go n’est qu’un faire-valoir qui doit reconnaître sa faiblesse face à la machine américaine (jadis Deep Blue battait un joueur d’échecs de l’Est, Kasparov ; comme si l’Asie devait reconnaître que la puissance habite toujours à l’Ouest). Un vrai match mettrait en face soit deux êtres humains, soit deux équipes d’ingénieurs munis de machines équivalentes. Prétendre que l’homme a été battu par l’intelligence artificielle est une absurdité. L’IA est une invention humaine. Elle n’est pas un être stable, autonome, qui agirait comme une personne, mais bien plutôt l’effet social d’un système technique totalement assisté, programmé, et embelli par des discours laudateurs qui s’efforcent d’effacer l’ensemble des relais, humains, psychologiques, communicationnels, techniques, politiques, sans lesquels la prétendue IA ne pourrait avoir d’effets sociaux visibles. Ce sont tous les réseaux humains et techniques, connectés les uns aux autres, qui produisent, à certains points du rhizome, l’effet IA. L’erreur première est là : il n’y a pas d’intelligence machinique. L’efficacité technique de la dite « IA » est toujours dépendante de conceptions humaines et de contextes sociaux, alignés sur les intérêts de ceux qui l’emploient. Il n’y a pas d’autre intelligence que celles des êtres humains et des animaux. Une « machine intelligente » est une fleur de rhétorique (un oxymore, voire un adynaton) qui glorifie non la machine elle-même mais le cerveau humain de ses concepteurs. Un ordinateur, aussi rapide soit-il, aussi sophistiqué soit-il, ne se contentant pas de la « force brute de calcul », reste un mécanisme programmé, inventé, construit et introduit dans la société, par des êtres humains qui en tirent pouvoir, profit et prestige. Faire abstraction de ces conditions sine qua non permet la production d’une illusion : la toute-puissance d’un dieu technique, AlphaGo – dont la fonction réelle est d’assurer à l’entreprise une bonne publicité et de contribuer à l’humiliation factice des êtres humains. Jamais l’IA n’est plus qu’une métaphore. La différence entre l’esprit humain et les « neurones » machiniques est une différence de nature, pas de degré : la machine ne pense jamais et n’a jamais conscience de rien. Elle n’est qu’un programme, c’est-à-dire une idée humaine. Toute la rhétorique qui humanise la machine est factice : elle tend à estomper la différence pourtant radicale entre machine et humain, ce dernier devenant un produit inférieur aux …
VariaChronique
Humiliation prométhéenne[Notice]
- Jean-Jacques Delfour
Diffusion numérique : 19 janvier 2016
Un document de la revue Sens public
2016
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