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Le conservatisme et le repli sur soi des Européens ont fini par engendrer leur contraire. L’exode des réfugiés syriens produira-t-il le changement d’orientation qui seul prémunira l’Europe de devenir malgré elle le recours de populations mal aimées ? Des milliards d’euros vont être dépensés en soutien d’urgence, donnant tardivement raison à ceux qui militent depuis longtemps contre la focalisation de nos politiques sur le contrôle des entrées dans l’espace Schengen. Il fallait bien qu’explose la contradiction entre les discours prônant la démocratisation des régions mitoyennes de l’Union européenne, notre incapacité à infléchir la situation syrienne et la condamnation de fait de populations menacées à rester bloquées en Turquie ou en Libye. Les discours sur le « co-développement » ont fait florès, mais de manière générale l’Europe ne s’engage pas assez pour soutenir les initiatives indépendantes à son voisinage ou les projets transfrontaliers des résidents européens venus du « reste du monde ». Il n’y a rien de scandaleux à dire que l’Europe n’a plus de frontières – elle n’en eut jamais et son expansion fut mondiale, si bien que la mondialisation la concerne dans son rapport aux populations qui l’entourent, et pas seulement dans ses traités de libre-échange ou dans sa défense d’un périmètre à ses frontières officielles.
Mobilités croissantes
Dialoguant avec Niels Planel, qui publie une somme de ses expériences internationales, notamment à la Banque mondiale[1], nous voyons que les politiques macro-économiques doivent se doubler de soutiens aux initiatives singulières prises par ceux qui jouent leur existence en prenant leurs responsabilités – par des bourses, le micro-crédit et diverses incitations locales, à l’échelle des villes où se rassemblent les populations. Les étudiants se déplacent massivement, les centres d’expertise (et plus seulement de production) sont à présent délocalisés partout où existent un marché solvable et une abondance de main d’œuvre, les communautés d’expatriés sont souvent le fer de lance de la croissance dans leur région d’origine, et leurs membres sont autant de passeurs interculturels dont l’action, chaque matin, contribue à faciliter les dialogues entre cultures et modes de vie. Il importe bien sûr de distinguer entre des mobilités choisies et des exils subis, mais cette mobilité est un fait irréversible de notre temps, et c’est en la soutenant activement que nous pourrons anticiper les évolutions collectives et éviter les drames des situations d’urgence.
L’évidence du lien entre l’essor des fondamentalismes religieux et la fermeture sur elles-mêmes des sociétés qui les abritent a pour analogue dans nos pays une défiance vis-à-vis des étrangers qui croît avec la diffusion des idéologies identitaires. Comme si l’Europe, qui connaît depuis toujours le brassage de ses populations, était le moins du monde menacée par l’ajout éventuel d’1 % de sa population en provenance de ses marges. Faut-il que les patrons français ou le ministre allemand de l’Économie viennent expliquer que l’anémie démographique est un risque plus grand que l’accueil d’étrangers ? La séquence qui va de la révolution tunisienne à l’accueil actuel des réfugiés syriens impose de redéfinir les politiques européennes en fonction de la vocation plurielle de notre continent qui englobe et déborde largement sa stratégie économique. C’est faute d’y parvenir qu’une Europe vieillie et ankylosée donnerait prise aux idéologies xénophobes. Et une telle Europe serait vouée à dépérir tant les apports liés aux dynamiques de mobilité contemporaines sont essentiels pour tous.
Imprévisibilité ?
L’illusion européenne fut de croire qu’un unique modèle de fonctionnement pouvait régir l’investissement financier, les politiques sociales et les relations internationales. Ce schéma consistait à traiter prioritairement avec la Chine et les États-Unis aux plans industriel, financier et commercial, et laisser plus ou moins le marché réguler le reste. Ce cadre relègue aux aides humanitaires tout ce qui concerne nos engagements face à des crises ouvertes. De là les « surprises » récurrentes lorsque des dictateurs proches ne suivent pas nos conseils de modération, perdent leur self-control ou le contrôle tout court. Surprise que la révolution ukrainienne : comment réagir face à une révolution démocratique accomplie au nom de l’Europe par un peuple européen[2] ?
En définitive, de vains efforts pour tenir les frontières tout en protégeant nos rapports avec des dictatures ont créé les conditions d’une situation non voulue. Nassim Nicholas Taleb avait pourtant montré dans son ouvrage Le Cygne noir [3] qu’il est vital d’avoir préparé la manière de se prémunir de risques dont la survenue aurait des effets dévastateurs, même si leur probabilité est marginale et trop souvent négligée. Incarnée dans son métier de risk manager, cette orientation renvoie cependant l’auteur à son enfance de jeune libanais affrontant la peur vécue au temps d’une guerre civile meurtrière : pour nous protéger au mieux, il nous faut anticiper l’imprévisible. C’est sur ce point que les politiques européennes achoppent. En pariant sur le statu quo, elles se condamnent à réagir trop tard. Nos diplomates déclarent leur surprise face à la chute du régime de Ben Ali en Tunisie ou à celle de Moubarak en Égypte. Nous avions à ce moment sollicité Milad Doueihi qui nous avait donné des textes toujours fort éclairants aujourd’hui[4]. Mais à la même époque, le prince libyen Mouammar Khadafi déclarait simplement à ceux qui souhaitaient sa chute que celle-ci aurait des conséquences directes pour l’Europe. L’incapacité européenne à anticiper les effets induits par nos choix diplomatiques sur le destin de millions de personnes a des conséquences tragiques. Ceux qui pensaient introduire la démocratie au terme d’une intervention armée étrangère peuvent aujourd’hui méditer l’opposition manifestée à l’époque par Claude Lanzmann à la guerre de Libye par rejet de cette thèse[5]. En Syrie, le soutien du régime par la Russie et l’Iran, qui interdit une intervention de ce genre sans qu’aucune sortie de crise ait pu être préparée, aboutit à une catastrophe sans précédent : tout un peuple fuit son territoire sans que l’ombre d’une solution soit perceptible, et les maîtres du terrain sont à présent les groupes les plus fanatisés de la région.
La déstabilisation générale des dictatures (religieuses ou laïques) met à nu l’impréparation de nos sociétés au monde qui vient. Elle se produit sous l’effet combiné de la circulation des personnes et des informations, du pouvoir des factions se réclamant de dogmes religieux répressifs, et enfin de l’échec des interventions étrangères à instaurer un ordre politique viable. Nombreux furent les intellectuels (Abdelwahab Meddeb, récemment disparu fut l’un des plus respectés) qui mirent l’Europe au défi de proposer aux musulmans du monde entier une alternative culturelle de tolérance et de respect qui serait à même de restituer à l’islam sa pluralité interne. Un récent numéro des Temps modernes , « Dieu, l’islam, l’État[6] » s’efforce de clarifier les raisons pour lesquelles les États musulmans ont tant de peine à introduire le pluralisme dans leurs pratiques politiques.
Le cosmopolitisme : un projet de citoyenneté
« L’Europe avec ou sans histoire ? » Tel était le titre de notre introduction, voici dix ans, au livre Europe, le miroir brisé, au lendemain de l’échec du référendum voulu par Jacques Chirac sur la constitution européenne[7]. Outre l’impopularité d’un président en fin de carrière, le débat était empoisonné par les clivages qui séparaient, à gauche, les sociaux-démocrates aux opposants à la mondialisation, à droite, les libéraux aux souverainistes. Cependant, par-delà ces oppositions, les Européens de tous bords et de tous pays donnaient la priorité absolue à la qualité de vie des individus, rejetant sur des milliers de bénévoles le poids d’une conscience soucieuse d’ouverture des frontières, de solidarité internationale, d’accueil des réfugiés et de partage des richesses. À ces utopistes, les « réalistes » répondaient que « les politiques d’intégration multiculturelles sont un échec », ainsi que le disait Angela Merkel le 17 octobre 2010[8]. Plus généralement, les Européens se préparaient à un siècle où leur richesse individuelle serait assurée par l’accès aux études universitaires, par de multiples rentes – des pensions de retraite aux assurances-vie et à la transmission de patrimoines immobiliers... – et par le développement de « l’économie résidentielle » qui verrait les Allemands ou les Anglais dépenser leur argent dans les pays du Sud, etc. Cherchez l’erreur : dans un monde plus mobile que jamais, dont les échanges commerciaux sont intenses, les Européens peuvent-ils s’affranchir de la contrainte de coexister avec les autres peuples ?
La révolution tunisienne fit comprendre que les frontières de l’Europe n’étaient pas celles de l’Union européenne. Le « multiculturalisme » est une réalité, les échanges intercontinentaux sont notre avenir. L’échec supposé du multiculturalisme est en réalité celui des idéologies du repli. En janvier, les défilés en hommage à la rédaction de Charlie-Hebdo[9] voyaient une participation réelle des femmes musulmanes contre les idéologies religieuses. Et si l’Allemagne se déclare aujourd’hui prête à accueillir plus de 500 000 étrangers par an, ce n’est ni pour développer sa démographie et son économie ni par une soudaine illumination droit-de-l’hommiste[10], mais bien sous l’emprise d’une urgence à masquer le fiasco des politiques symbolisées par l’Agence européenne FRONTEX. L’Europe peut-elle laisser mourir des milliers de réfugiés à ses frontières ? Comment distinguer entre ceux qui ont tout quitté pour chercher refuge et avenir ? Cette urgence sera-t-elle à même de redéfinir les horizons politiques européens ? L’été 2015 marque en tous cas un point de retournement irréversible.
Jamais la croissance économique et l’enrichissement du monde n’ont été aussi visibles. Cela ne peut que pousser les exclus de cette manne à tout tenter pour se déplacer – a fortiori s’ils sont chassés par leurs gouvernants ou menacés par des sectes violentes. Mais faut-il rappeler l’analyse de Hannah Arendt selon laquelle les droits de l’homme ne protègent que les personnes qui disposent d’une citoyenneté ? À cette aune, la question des aides économique aux réfugiés se double de celle de leurs droits sociaux et d’une citoyenneté européenne qui vienne soutenir leurs projets, y compris en lien avec leur région d’origine si les conditions le permettent ultérieurement. Faute d’une telle orientation, on alimenterait encore les réactions xénophobes qui ne manqueront pas de s’exprimer dans les prochains mois... La réalité de la solidarité passe par là si nous devons éviter la création de ghettos.
L’urgence à aider les Syriens témoigne de la nécessité de transformer les critères de décision en Europe, car il n’est plus possible de définir les stratégies européennes comme de simples appuis à des options gagnant-gagnant. Ne soutenir que ce qui réussira certainement, c’est s’interdire d’anticiper sur des voies parallèles de succès, faites d’expériences parfois malheureuses dont le cours pourrait s’infléchir vers le meilleur pour peu que des aides bien ciblées aient été libérées. Ce serait là une perspective autrement positive de prévention des situations d’urgence.
Dans son plaidoyer pour un cosmopolitisme actualisé, Planel indique les voies que l’humanité pourrait suivre pour surmonter les effets négatifs des frontières nationales. Comment nous résigner à voir le monde régi par les intérêts électoraux de sénateurs et de représentants américains dont la plupart n’ont pas même de passeport ? Comment laisser faire un nouveau partage de l’Afrique au gré des investissements profitant aux multinationales et satisfaisant les besoins illimités de la Chine pour les produits dont elle manque ? La mondialisation doit donc être une politique européenne et non plus seulement une réalité économique libérale. La dignité humaine demeure un absolu et le drame syrien confirme une fois encore que les questions culturelles et de justice priment sur le calcul des chances de réussite économique. Nous poursuivrons ces réflexions.
Parties annexes
Notes
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[1]
Sur le site de l’éditeur. Voir ici la recension de Gérard Wormser.
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Pour conserver des rapports avec la Russie, son gaz et sa capacité de nuisance, François Hollande se dit aujourd’hui presque satisfait du calme qui régnerait dans l’Est ukrainien, même si l’Ukraine est au bord de la cessation de paiement et que l’ONU constate la permanence de l’engagement russe en Ukraine comme en Syrie (voir ici et là).
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Pour accéder aux textes de Milad Doueihi, cliquez ici. En février 2011, il évoquait le décalage entre les réalité de la « rue arabe » et la surdité européenne ; dès le mois de mai, il indiquait que la « fenêtre d’opportunité » se refermait et que les dictatures en place tenteraient d’éviter toute ingérence qui les fragiliserait.
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Les Temps Modernes, numéro 683. Les articles publiés en juin 2015 par Anoush Ganjipour sont particulièrement éclairants, en particulier le sien : « L’islam : quelle théologie, quelle politique ? » dans lequel il rend raison de l’association de dogmatisme et d’opportunisme qui surprend les observateurs mal informés.
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L’opinion publique allemande reste partagée : si plus du tiers des sondés disent que le gouvernement ne fait pas assez pour les réfugiés, 27 % pensent qu’on en fait trop, et une large majorité tient à distinguer réfugiés et immigrés. S’il est bien trop tôt pour extrapoler les évolutions à venir de l’opinion publique en Europe, les pouvoirs publics sont désormais engagés à adapter leurs dispositifs pour favoriser l’intégration de ces populations.