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Je souhaite présenter ici le résultat de mes réflexions entamées depuis vingt ans, peut-être toute ma vie mais au départ de façon plus spontanée que réfléchie (ma vie a commencé par les tournois du club de foot à 6 ans et peut-être la gloire d’avoir marqué un but au premier match d’entraînement), sur la situation des femmes dans les domaines de la création et de la production intellectuelle.
Depuis vingt ans : je repense à cet épisode très solitaire de ma vie, déjà mentionné ailleurs, assise seule dans un café à Caen. J’avais 18 ou 19 ans, j’étais alors en première année d’Hypokhâgne, après des années sportives et culturellement riches via la musique classique (j’étais alors saxophoniste classique de niveau professionnel), je parcourais les premières pages du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir sans rien comprendre de ce que je lisais, simplement terrorisée par ce que je lisais, sur la situation des femmes en France dans les années 1950-60. Car ce monde ne ressemblait pas du tout à celui dans lequel j’avais vécu jusqu’ici. Un peu plus tard ou déjà, certes, je me suis trouvée plus franchement confrontée à ce qu’on appelle le contexte de « la domination masculine », entendons ses normes, ses hiérarchies, ses harcèlements, ses droits d’entrée, ses préjugés, ses livres, à peu près toute la culture livresque européenne, sa démographie, ses catégories de sexe donc, son plafond de verre... pour rimer avec « enfer » où j’ai dû passer ma saison. Rétrospectivement, je me dis que ce n’était pas par choix mais bien contrainte que j’ai dû affronter une adolescence tardive en prise avec les autorités dominantes, dans les livres des Anciens et dans l’institution. Je ne parle pas tant des individus qui s’y trouvaient mais plutôt d’un système de pouvoirs, après Bourdieu et Foucault.
Que dire aujourd’hui, vingt ans après ce premier épisode de conscience individuelle et collective ?
Ayant eu à enseigner la philosophie au Maroc sur « les droits des femmes » à trois reprises, j’ai lu crayon à la main certains livres importants capables de nous expliquer aujourd’hui ces lois du vieux monde européen. J’ose l’appeler ainsi dans une énième vague suivant les mouvements féministes des années 70, discours sur l’inégalité des femmes et des hommes, c’est le sujet. Stuart Mill, Condorcet, Voltaire, Beauvoir de nouveau mais cette fois en entier, Mary Wollstonecraft, Marie de Gournay, Butler, Wittig, Collin, Fraisse parmi d’autres auteur.e.s – car oui, la différence de sexe comptait ici – nourrirent nos lectures collectives entre les deux rives de la Méditerranée, femmes et hommes que nous étions, coude à coude ensemble autour des textes en même temps que séparés, les avis sur la question divergeant d’un côté ou de l’autre dans la salle de classe, et quel que soit le premier ou deuxième sexe – « pour ou contre l’indépendance des femmes, la mienne ou la tienne ? » Retour sur un vieux débat toujours très actuel en Afrique du Nord.
Je connais ainsi la partition parfaitement, non pas tellement par ma propre expérience mais pour l’avoir apprise dans les livres, comme on pourrait le faire d’un concerto de Beethoven au violon ou violoncelle. Je me souviens de cette remarque du professeur durant mes cours de philosophie à Bac + 1 : « C’est bien de pouvoir expliquer sa pensée, mais c’est bien aussi de pouvoir expliquer celle des autres. » Parions alors que cela vaut aussi aujourd’hui pour ces questions de genre, autant ses théories que ses nombreux préjugés. Durant ces dix dernières années, j’ai plusieurs fois écrit sur la question des genres, les articles sont rassemblés dans la revue Sens Public. Et voici donc encore celui-ci.
Le problème qui s’annonce maintenant est, à mon sens ou bon sens, de continuer ici ou là de considérer des personnes à l’aune de « catégories générales » inférieures ou supérieures qui, tout en étant fausses, proviennent d’un contexte passé qui n’existe plus mais était là pour les produire.
Par exemple qui s’impose, ce qui nous manque à « nous », encore jeunes femmes du début du 21e siècle, c’est un bouclier féminin dans la culture derrière lequel nous abriter, à l’instar du masculin derrière lequel nous pouvons nous protéger en revanche – en laissant de côté les préjugés sexistes qui peuvent se trouver là bien entendu, paradoxe à affronter et à surmonter certes parfois aux yeux du « collègue » d’aujourd’hui[1]. Car l’erreur, je le pense profondément, ce qui ne convient pas aujourd’hui, est de considérer en termes de catégories de sexe ce qui revient à un profil humain, que ce soit médecin, architecte, écrivain, judoka, peintre, musicien, camionneur, cuisinier, infirmier... mais je m’en tiendrai aux activités qui sont les miennes, les nôtres, dont je peux savamment parler parmi nous. Il s’agit de l’écriture et de la création, le sport étant resté une activité pratiquée à titre amateur après mes quinze ans. Entendons bien : la question des sexes ne vaut plus ici de façon binaire en tant que « you can’t » (défiance et castration) ou « you can » (challenge et joie), mais bien en termes de création. Ou comme le pressentait Beauvoir en 1949, la différence sexuelle, autrement dit le corps féminin libre et en conscience de soi, c’est-à-dire par rapport à hier, libéré de l’aliénation sexuelle qui l’enfermait dans la maternité obligatoire (Wittig) ou le corps objet (moult exemples de ceci), peut-elle entraîner des différences dans les productions et les œuvres ? La réponse est oui, cela ne fait plus de doute pour moi, sans même chercher à en apporter les preuves. Le fameux « il n’y a rien ici à justifier ».
J’en viens alors à ce point de dialogue ou de conflit contemporain, en tous cas de questionnement partagé dans ma génération (à la louche, 30-45 ans). J’entends parfois des hommes de mon âge, des amis, me dire explicitement ou non qu’ils ont peut-être besoin d’un repli masculin (macho ?) aujourd’hui car ils ont des problèmes avec leur identité d’homme. C’est ce que j’appelle un questionnement partagé, puisque moi et d’autres dans le camp d’en face, c’est gentiment ironique bien sûr, avons aussi des problèmes avec notre identité de femme. Dans le contexte qui nous occupe ici et maintenant, je ne le soulignerai jamais assez, l’erreur étant bien, je pense, de confondre toutes les femmes et tous les hommes dans des catégories homogènes, étanches, et surtout générales de par le monde, malheureusement opposées à la manière d’un affrontement dialectique. Dans ce schéma très ancien encore issu du contexte des années 1950-60 qui nous est étranger, le négatif, nous rappelle Beauvoir[2], est le féminin et le positif est le masculin, tous deux bloqués dans une relation sans réciprocité possible. Le féminin, surtout, ne peut atteindre le rang universel avec lequel le masculin s’identifie simplement.
Admettons ici, pour aller vite et pour sortir radicalement de cette dualité infernale, que le Yin et le Yang sont inséparables et partagés par les deux individus humains sexués, les femmes et les hommes. Et le tour est joué.
Cette réflexion, tracas personnel et collectif peut-être, me semble particulièrement importante et déterminante dans le contexte institutionnel. C’est pourquoi j’ai invoqué dans mon titre le bien connu « plafond de verre », mais connu plus d’elles que d’eux justement, et faisant suite à un niveau d’enseignement égal dans les écoles, démocratiquement partagé. De quoi s’agit-il ? Eh bien précisément, du côté des femmes prises ensemble, celui-ci continue de penser selon les catégories binaires du vieux schéma beauvoirien de « la castration » (c’est bien ainsi qu’il faut entendre « le féminin-négatif ») ce qui est à considérer en termes d’égalité de compétences. De ce côté la défiance (vous ne pouvez pas, et ce « par nature » disait-on autrefois) et non pas le challenge (« allez-y, on vous suit »).
Concéder ce point franchement adverse reviendrait donc pour nous, pour elles, pour eux aussi suivant les cas, à assumer tout le vieux fantasme masculin de la castration féminine, de la mutilation symbolique de notre corps et de notre pensée, de notre être, la menace de notre intégrité en tant que personne humaine. Ce n’est toujours pas inoffensif, tout comme ça ne l’était déjà pas hier, c’est tout l’inverse. Alors voici le « oh là ! », proclamé d’un seul ou de deux côtés : non, ce n’est pas possible, non, ce n’est pas négociable, nous ne pouvons pas concéder cela.
Je lisais hier une interview[3] de l’architecte Zaha Hadid (1950), « one of the greatest in the world » avec Naomi Campbell. Je cite cet extrait sur la question du féminisme :
Naomi Campbell : Do you consider yourself a feminist ?
Zaha Hadid : I don’t carry the feminist flag, if that’s what you mean. Yet I believe in women’s ability, and power, and independence. I used to disapprove being called a woman architect, because what is important is that I’m an architect, woman is background information. But perhaps it helped other women, inspired them to take up a profession and do something on a professional scale, especially in a field considered not suitable for women. When I first started, my career choice would seem unusual to most people, but today anyone hardly ever notices. But I think the prejudices about women are still particularly strong in England.
N. C. : Indeed ! (laughs)
Z. H. : The Welsh are the worst, they can’t stand women. They have some sort of a brotherhood with limited admission. So yes, I’m a feminist, because I see all women as smart, gifted and tough.
Que peut-on entendre ici ? Que malgré son très remarquable CV, Zaha Hadid aujourd’hui âgée de 65 ans ressent encore du rejet en tant que femme, ceci nous rappelle « le plafond de verre », qui la met dans une situation de malaise, de mal-être avec sa catégorie de « femmes ». Alors, c’est précisément ici que j’aimerais instaurer une différence de point de vue, moi qui suis d’une autre génération, venant après celle de Hadid et après le féminisme des années 70.
Quel est le problème ? Revenons aux années 1950-60 pour le comprendre : le problème est que la catégorie de « femmes », tout comme celle des « Noirs » assez similaire, signifie dans l’ancien schéma dialectique « catégorie inférieure » et s’oppose à l’autre catégorie « supérieure », dans laquelle il est impossible de passer, de rentrer. Une femme ne peut naturellement pas devenir physiquement un homme, ni un homme noir un homme blanc, c’est-à-dire clair de peau, car les limites sont physiquement tracées (le sexe ou le teint de la peau – remarquons juste en passant, les Indiens à la peau foncée ne sont pas dans la catégorie des « Noirs » pour autant). Alors nous ressentons que certaines personnalités fortes et célébrées dans le monde sont embêtées avec cela : comment allier de fortes compétences individuelles et reconnues dans un milieu professionnel, voire une reconnaissance publique internationale, avec une infériorité de « catégorie » ? C’est ce que nous pouvons refuser peut-être plus facilement aujourd’hui, célébrités ou non, pour cette raison que nous avons grandi entre nous sur un pied d’égalité à l’école, avons développé chacun.e nos compétences individuelles selon les mêmes règles de démocratie, disais-je, et parce que nous nous retrouvons aujourd’hui dans la même situation de compétitivité sur le plan existentiel et professionnel. Si donc je cherche à mon tour un modèle féminin ou un bouclier pour me protéger du « tu ne peux pas faire cela, cette place n’est pas la tienne » qui pourrait m’être adressé ici ou là par avance, celui de Zaha Hadid aujourd’hui m’ira très bien, à défaut de pouvoir en trouver pléthore dans le passé, ses œuvres et ses grands hommes. C’est pourquoi j’ai choisi de mettre cette belle photo d’une femme mûre et dominante en tête de ma chronique – elle domine la situation – telle que je me la figure avec mes yeux aujourd’hui...
Question suivante : dominante, quid de la domination ? Non, je ne parle ni ne pense à une domination féminine, qui viendrait remplacer ou menacer la domination masculine sur le même schéma binaire. Ici encore, ma pensée est celle du Yin et du Yang, de deux énergies différentes et complémentaires partagées par les hommes et les femmes. Je l’ai vérifié (c’est un réflexe occidental, je crois) par la pratique du Tai-chi et ne peux en faire la démonstration ici. Mais je soulignerai que ces énergies existent réellement et sont réellement partagées par les hommes et les femmes, qu’elles sont bien universelles, ce que n’étaient pas les catégories de sexe masculin et féminin, jusque dans les années 1950-60, préjugées « dans les têtes » par le biais de la culture et de l’éducation. D’où les confusions de genre dès qu’un ou une ne correspond plus aux préjugés que l’on a de lui ou d’elle, au dire de ces catégories, toutes les ambiguïtés sur finesse, virilité, force, faiblesse, grandeur, petitesse... Il est possible de repenser cela autrement : le côté Yin et le côté Yang sont en chacun.e et ont chacun leur puissance ou leur force en étant inséparables. J’en suis maintenant sûre, assurée par la pratique. C’est pourquoi je ne souhaite pas m’étendre davantage sur cette ancienne idéologie générale des genres en laquelle je ne crois plus du tout. Je suis plutôt heureuse aujourd’hui d’avoir pu en sortir pour revivre autrement ces questions, mon corps et ma vie, en conscience.
Puis dernier point : « Avez-vous été vous-même victime du plafond de verre ? » Sans doute forcément un peu puisque j’ai été en mesure ou en situation d’écrire ce texte. J’ai bien sûr des souvenirs précis, mais de toutes manières je ne me pense pas au-dessus des lois, qu’il s’agisse de moi ou de quelqu’une d’autre... My two cents.
La question de la différence sexuelle, ou différence de corps, dans les activités qui nous sont propres et qui constituent notre expérience et notre vécu, n’est donc à mon sens plus à penser du tout selon les termes de ces anciennes catégories étanches et irrémédiablement conflictuelles, abstraites aussi et donc sans résolution possible, du « féminin-inférieur » ou « masculin-supérieur » – mais bien en termes d’être, positivement compris, que ce soit comme ceci ou comme cela, aussi en termes d’existence bien sûr (« ta situation n’est pas la mienne, et vice versa » disait l’existentialisme, par exemple dans la société, dans les institutions, dans tel ou tel pays, communauté, profession, ici ou là).
Ici et maintenant, nous voici donc librement ensemble, avec nos ressemblances et nos différences, pareillement engagé.e.s dans le travail de création et de réflexion. C’est de cette manière que nous pouvons rebondir aujourd’hui en observant ou lisant cette joute qui se jouait entre Simone de Beauvoir et Claude Mauriac, toujours dans les premières pages du Deuxième Sexe :
« Ce ne sont évidemment pas les idées [très sexistes et binaires donc, dans ce schéma des sexes] de M.C. Mauriac en personne que son interlocutrice reflète, étant donné qu’on ne lui en connaît aucune ; qu’elle reflète des idées qui viennent des hommes, c’est bien possible : parmi les mâles mêmes il en est plus d’un qui tient pour siennes des opinions qu’il n’a pas inventées; on peut se demander si M. Claude Mauriac n’aurait pas intérêt à s’entretenir avec un bon reflet de Descartes, de Marx, de Gide plutôt qu’avec lui-même ; ce qui est remarquable, c’est que par l’équivoque du nous il s’identifie avec Saint Paul, Hegel, Lénine, Nietzsche et du haut de leur grandeur il considère avec dédain le troupeau des femmes qui osent lui parler sur un pied d’égalité; à vrai dire j’en connais plus d’une qui n’aurait pas la patience d’accorder à M. Mauriac un " ton d’indifférence polie ". […] Pour tous [les hommes] qui souffrent de complexe d’infériorité, il y a là un liniment miraculeux : nul n’est plus arrogant à l’égard des femmes, agressif ou dédaigneux, qu’un homme inquiet de sa virilité. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.
Encore une fois, dans les faits il n’y a plus pour nous de catégories de sexes, d’activités ou de talent, en ces termes anciens de sexes justement, le premier et le second, en termes d’infériorité ou de supériorité, de « tu peux » ou « tu ne peux pas », liberté ou frustration. Ces préjugés n’avaient certes pas été inventés par M. Mauriac et si une femme montre plus de talent qu’un homme en son domaine, so what ? disait Beauvoir en son temps. De même que Miles Davis n’était ni noir ni blanc. Nous avons enfin à rappeler cette évidence, il fallait en soi beaucoup de courage pour écrire ce livre : c’est l’humour provocateur contenu dans le titre.
On ne peut donc plus légitimement aujourd’hui écraser ou mépriser d’avance le talent individuel de quelqu’un.e, ou simplement les personnes, sous couvert d’une catégorie générale inférieure qui n’existe plus, « femmes » ou « noirs » par exemple, précisément parce que ces catégories ont été déconstruites depuis les années 60... détruites...
Il y a bien sûr eu dans le passé des femmes qui avaient les mêmes capacités intellectuelles ou artistiques, le même potentiel créatif que les femmes d’aujourd’hui ou que les hommes du passé... affaire de deuil, de mémoire présente et future, de contexte, complètement différent de celui d’hier, rien à voir, et du rejet, et du plafond de verre, rien qu’opaque alors, patiemment élucidé par un livre en deux tomes resté célèbre de par le monde.
Alors vraiment non.
Parties annexes
Notes
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[1]
Je renvoie à mon article « De la philosophie, et derechef qu’elle fait ma.â.l.e » publié en 2008. Voir en ligne.
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[2]
Je renvoie à mon article publié sur Beauvoir et le Deuxième Sexe en 2010. Voir en ligne.
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