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Arnaud essuie du doigt la fine couche de poussière de craie qui s’est déposée sur la vitre de sa montre. Le cadrant est carré, sans chiffres, ni repères conventionnels. Un bijou simple, le premier achat qui trahisse sa préférence pour tout ce qu’il y a d’élégant. L’élégance, c’est la raison pour laquelle il a toujours aimé les mathématiques. Depuis son plus jeune âge, sa facilité à manipuler les chiffres l’a poussé à y chercher un outil par lequel mesurer le monde. C’est par le biais de la logique, cet ordre prédéfini, juste et rigoureux, que le monde s’ouvre à lui. Cependant, après trois ans à jouer à Dieu sous la tutelle de ses professeurs, tous les sept jours, mettant sur papier un nouvel espace métrique, un nouveau groupe, un nouveau champ ou un nouvel anneau avec lequel résoudre un problème, sans ne jamais pleinement en comprendre la complexité, des signes d’épuisement commencent à se tracer sur son visage. Les longues boucles brunes qui autrefois lui décoraient le crâne ont été coupées courtes pour que personne ne remarque qu’elles sont de moins en moins étoffées. C’est ainsi qu’il travaille, couvert de craie, deux jours avant son examen final, à terminer quelques exercices dans un local, réservé à l’aide au devoir. C’est une grande pièce, éclairée au néon, sans fenêtre par peur de manquer de place pour les ardoises. C’est très pratique pour travailler en groupe.
Il est une heure et six. Arnaud n’a toujours pas répondu au message de sa colocataire qui semble s’inquiéter de l’heure à laquelle il va rentrer. Deux collègues travaillent chacun sur leur ardoise de part et d’autre de la pièce. À droite, un jeune homme maigre au regard évasif et aux cheveux éparpillés. À gauche, un grand bouclé, à la carrure d’athlète sous son veston en saison.
« On peut peut-être vérifier si l’homomorphisme qu’on a défini plus tôt peut en fait servir d’isomorphisme pour le 3a. »
Arnaud lève les yeux pour regarder le tableau de droite. Avant même qu’il n’ait le temps de finir de lire, l’échange d’arguments commence entre les deux parties :
– Non, ça ne va pas marcher.
– Comment tu sais ?
– Ça ne marche pas comme ça. On doit utiliser le premier théorème d’isomorphisme. On n’a qu’à trouver une réduction qui fasse. »
Pas de réponse.
Il écrit un mot en marge de son énoncé avant d’ouvrir son cahier de notes. Il cherche le théorème.
Toujours sans réponse, le jeune homme au veston tient, ouvert dans une main, son Dummit and Foote. De sa main libre, il fait rouler entre ses doigts une longue craie blanche. Devant lui, le tableau est divisé en trois colonnes bien égales où figurent des équations développées sur une ligne parfaite et qui semblent se résoudre par elles-mêmes avant d’atteindre le bas de l’ardoise.
L’autre s’est affaissé sur une chaise en plastique. Sa tête dépasse à peine le dossier, on peut entendre son pied qui tape à cadence irrégulière le sol. Une main agrippe son visage, l’autre pend au bout de son bras, croisé sur son estomac. Il regarde son tableau sur lequel figure un amalgame indicible de chiffres et de lettres relié ici et là par de longues flèches qui s’entremêlent. Certaines équations sont encerclées tandis que d’autres sont à moitié effacées ou même biffées à plusieurs reprises avec une telle force que des petites miettes de craie y restent accrochées.
Après un court silence ; il se redresse soudainement. Les regards se jettent sur lui. Arnaud ayant trouvé le théorème dans ses notes, mais ne sachant pas trop quoi en faire, attend patiemment une nouvelle piste.
Les coups de pieds reprennent, mais cette fois à cadence régulière. De l’autre côté de la pièce on a déposé le manuel pour se retourner devant le tableau et commencer à écrire. Les équations se dressent en colonne sur le tableau ; une quatrième puis une cinquième colonne, on déborde maintenant sur plusieurs tableaux.
« C’est bon je l’ai. »
Les deux jeunes hommes se font maintenant face. Du fond de sa chaise, Arnaud lance les yeux d’un côté puis de l’autre. Silencieux, il regarde les deux jeunes mathématiciens devant lui qui luttent pour finir la preuve à leur façon, mais surtout avant l’autre. Attentivement, il essaye de trouver des erreurs dans le raisonnement de l’un et puis de l’autre. À chaque équation exacte, il se cale un peu plus dans son siège.
D’un seul coup de brosse le plus fougueux décide d’effacer tout le tableau. A grands coups de craies, il se met à battre l’ardoise, comme si, sous un peu de force, elle allait lui cracher la réponse. Une équation après l’autre, il vérifie les conditions nécessaires au théorème, puis assemble ces équations pour en former d’autres qu’il réduit ensuite en une ligne. Il décrit à voix haute chaque étape de son raisonnement pour qu’on puisse bien entendre l’ardoise se confesser. Malheureusement cela n’aide pas Arnaud à le suivre. Assis devant ses notes, il jette un coup d’œil vers le jeune homme aux cheveux bouclés qui guette attentivement.
Une fois la preuve terminée, il se retourne fier et convaincu. Puis, on s’avance vers le tableau, et d’un geste sournois, on encercle une équation tout au haut.
« Ah fuck ! » D’un geste violent et déployé, il fait éclater sa craie au sol. « Pis de la marde ! » Sur ces mots il disparaît, claquant la porte derrière lui. Il y a un long moment de silence. Arnaud fait le constat de la pièce. Le silence devient lourd et on force un rire.
Toujours assis, il se retourne vers la pile de feuilles éparpillées sur la table devant lui. Ça fait cinq heures qu’il tourne en rond. Il est resté pour pouvoir regarder travailler ses deux compagnons de classe ; pour pouvoir leur poser des questions, pour pouvoir s’inspirer. Les deux jeunes mathématiciens se complètent, comme les hémisphères d’un cerveau. Le premier a son génie, son intuition, sa façon de s’imaginer et de s’approprier les concepts les plus abstraits en quelques instants. Le second a sa rigueur, sa motivation et sa détermination, probablement les compétences les plus utiles pour tout étudiant en mathématiques, mais celles qui, habituellement, fléchissent le plus tôt. Depuis quelques semaines cependant, ils ne s’entendent plus.
Arnaud, face à la moitié d’une paire, se décide à partir. Sur le chemin de retour, il ouvre son cahier de note à la page où il a retranscrit les tentatives de preuves. Il n’arrive pas à en faire de sens. Il prend son téléphone. Le message de sa colocataire est toujours affiché sur l’écran. Il ferme son cahier et sort de l’autobus.
Il vient pour ouvrir la porte de son appartement, mais tout de suite elle reste coincée sur une paire de souliers d’hommes qu’il ne reconnaît pas. Il réussit à glisser son pied dans l’ouverture et d’un coup sec il envoie le soulier se heurter contre le mur. Il se penché pour délacer les siens. À ce moment, il entend des bruits provenant de la chambre voisine.
Après avoir accroché son manteau, il se dirige vers la cuisine, où il prend deux tranches de pain blanc qu’il recouvre de beurre d’arachide crémeux. Il avale trop vite et s’étouffe, une boule de pain reste coincée dans sa gorge. Il peut entendre des chuchotements. Il se verse un grand verre de lait en pensant à l’élève modèle dans son veston qui travaille probablement toujours à cette heure-là, et péniblement il fait descendre le tout. Il laisse son assiette en bordure du lavabo avant d’aller se coucher. Il reste figé un instant à moitié nu devant son miroir, pensant à son autre ami qui, tout maigre, s’affaisse mollement sur sa chaise perdu dans ses pensées, dans son imaginaire. Il s’étend sur son lit, mettant sa tête sous son oreiller pour étouffer les bruits qui proviennent de la chambre d’à côté.