VariaLecture

Faut-il être fou pour être un homme juste ?Salim Bachi, Le consul, Gallimard, 2015[Notice]

  • Stéphane Corcuff

En juin 1940, épouvanté autant par une Europe qui perdait ses principes, que par son Salazar de maître qui n’en avait pas, un homme décidait de braver la circulaire n°14 du 11 novembre 1939, signée de l’homme fort de Lisbonne, et excluant les juifs de l’obtention de visa de réfugiés, aux motifs qu’ils auraient été « ennemis des Allemands », face auxquels Salazar voulait rester neutre. Le Consul portugais de Bordeaux délivra en masse, et même à un rythme forcené, des dizaines de milliers de visas en quelques jours, sauvant autant d’humains de la barbarie, du massacre et du néant. Jusqu’à y perdre sa place, son rang, son salaire, ses amis, son avenir, et finir par mourir dans un hospice, pauvre et abandonné. Mais il restera de lui l’image d’un juste, qui a tranché : il ne serait pas complice d’un mélange de sauvagerie, d’horreur, de petitesse et de peurs ouvrant chez tant d’autres les portes de la lâcheté et du déshonneur. Salim Bachi n’a pas juste mis en scène Aristides de Sousa Mendes dans le beau rôle du sauveur convaincu de sa mission. Bien au contraire, nous lisons un Consul dévoué à son métier, qui hésite, et vit un calvaire dans son hésitation, avant de se résigner à désobéir. Sa décision vient de sa foi profonde, de l’image qu’il a de lui et de son pays, de rencontres, et du poids de la pression de ces milliers de réfugiés qui s’amassent et l’implorent devant sa porte. Le Consul de Salim Bachi se décidera après un long conflit intérieur, où jouent ses convictions comme des contingences extérieures, qui auraient pu ne pas se présenter. Ce n’est pas la figure fière et déterminée que la soupe des super-héros américains nous sert à coup de sauvetages répétitifs, plus navrants les uns que les autres, de l’humanité toujours attaquée par des monstres, humains, extra-terrestres et plus récemment aquatiques, et qui joue à se faire peur le temps d’une toile au cinéma. Le 14, avenue Louis XVIII, place des Quinconces à Bordeaux en juin 1940, dans Le Consul, ce n’est pas ça. L’ouvrage est même écrit comme une confession, comme si Aristides avait un peu regretté. S’il a regretté, suggère le livre, ce n’est cependant pas son geste, qu’il assumera avec force - on sent parfois poindre un doute ténu, l’écriture de Bachi a ceci de remarquable que c’est infiniment subtil et discret, et l’on serait bien en peine de dire exactement où Sousa hésite ou n’assume pas totalement). Ce que le Consul à Bordeaux regrette, ce sont les conséquences sur sa famille : ruinée, désagrégée, et presque salie par un incompréhensible déshonneur. Incompréhensible, si la figure de Salazar n’avait été mise en scène dans sa présence onirique, permanente, obsessionnelle, manipulatrice et destructrice dans la vie d’Aristides, jusqu’à ce qu’à la fin de la guerre, Salazar, antéchrist pour Sousa et anti-héros pour Bachi, s’attribue sous les yeux du vrai héros la gloire d’avoir sauvé des juifs, tout en ayant persécuté celui qui les a effectivement sauvés, et qui a daigné désobéir à son ordre. Salim Bachi a eu raison de décoller un peu de la réalité pour écrire un roman. Non seulement le livre y gagne une valeur littéraire indéniable, puisqu’il fait parler, dans un style oral mais poignant, cet homme à l’article de la mort. En outre, faire de la véritable histoire d’Aristides Sousa de Mendes un roman confère à cette dernière une valeur plus universelle. L’homme est croyant, aristocrate, amoureux de sa femme mais la trompe ; il est rongé de désirs pour sa maîtresse et de remords face à son …