Corps de l’article
Le son, et pas n’importe lequel, qui arrive en même temps que le logo de la Warner, avant le film lui-même. Avant le cinéma, le son, le son d’une civilisation qui n’est pas celle de l’Occident, un appel à la prière, et cette ouverture sur le religieux peut être interprétée tout aussi bien comme l’indication que nous ne sommes pas en Occident, que comme l’indication que l’Occident est là hors de chez lui, qu’il est un intrus. Ce son qui précède les premières images du film, exprime donc toute l’équivocité, pour ne pas dire les contradictions, de cette histoire – et le terme peut être pris dans ses deux sens – que le film évoque : les périls que courent les USA dans cette région du monde qui leur est étrangère et les périls qu’ils font courir aux populations de ces pays pour lesquelles ils demeurent des étrangers.
Cette ouverture peu commune, dans laquelle le son précède non seulement l’image mais le film, trouve son correspondant à la fin du film, lorsque l’image et l’image seule, sans le mouvement, continue en quelque sorte le film, ce dernier s’achevant ainsi après sa fin : plans fixes qui constituent les dernières images du film, comme si le réalisateur, dans une sorte de pudeur que la situation justifierait, renonçait à filmer encore ce qu’il serait obscène de filmer. En arrêtant le mouvement, il tenterait ainsi d’arrêter la légende, cette légende indissociable d’une répétition de la violence, ne conservant que des images d’archives. Comme si aussi le cinéma, après s’être précédé lui-même, voulait ici se survivre à lui-même, ou confier à l’image arrêtée, comme un silence du film, ce qui le suit. Clint Eastwoood touche dans ces derniers plans à la fin du cinéma, peut-être parce que le cinéma touche lui-même à l’indicible.
C’est dire que ce film sur la guerre, sur les guerres, la guerre à l’extérieur et la guerre intestine, celle qui divise ou qui ronge l’Amérique elle-même, et chaque américain en lui-même, est aussi un film sur l’oeuvre de Clint Eastwood, un autoportrait. Car Clint Eastwood ne pourrait filmer à ce point le déchirement, que ce soit entre la mémoire et l’oubli, la foi et l’athéisme, la violence et son refus, s’il n’était lui-même habité par ce déchirement. Un déchirement, et non une déchirure, car la force du film tient justement à cette tension et à cet équilibre que celui-ci maintient entre ces deux extrêmes, comme si Clint Eastwood tentait de passer entre les deux termes d’une opposition qui semble indépassable. Le déchirement est le maintient de cette opposition dans l’acte même qui tente de la dépasser.
Si ce film est si proche d’un autoportrait, c’est bien parce qu’il porte le déchirement à son point d’incandescence, et qu’il permet d’en saisir la présence dans les films qui le précèdent. Car American Sniper montre à la fois la violence, la répétition de la violence – que la scène avec le père a pour but de souligner – et le refus d’une telle répétition, sensible aussi bien dans les hésitations de Kyle que dans sa décision finale de décrocher. Et peut-être ne s’agit-il pas seulement d’un refus de la répétition de la violence, mais d’un refus de la répétition elle-même comme Hereafter l’avait montré, l’événement permettant d’échapper à la répétition – ce qui ferait de Chris Kyle le frère de George Lonegan. Après tout, ce que Kyle finit par admettre, après avoir rompu avec sa vie de sniper, c’est bien, comme le dit George, après avoir rompu avec ce don de médium qu’il considère comme une malédiction, qu’« une vie consacrée à la mort, ce n’est pas une vie ».
C’est aussi la raison pour laquelle les personnages sont plus complexes qu’on ne l’imagine, comme si chacun portait en lui l’autre de lui-même. Le film s’ouvre d’ailleurs sur l’hésitation de Chris Kyle, surnommé « La Légende », à ouvrir le feu sur sa cible, un enfant, hésitation dans laquelle s’inscrit le long flash-back sur son enfance et toute une part de sa vie, comme s’il luttait déjà contre lui-même et l’éducation à la violence qui fut la sienne, hésitation que l’on retrouvera tout au long du film, notamment dans la séquence de l’enfant qui ramasse le lance-roquettes de l’homme que Kyle vient d’abattre, ce dernier différant le moment d’appuyer sur la détente pour laisser à l’enfant la chance d’être sauvé, et c’est une hésitation analogue qu’il éprouvera lorsqu’il devra choisir entre rester en Irak ou rentrer aux USA pour retrouver sa femme et ses enfants.
C’est que les choix ne sont pas simples, même si le couple que forment Chris et sa femme, Taya, semble répartir les rôles de manière claire, dans l’antagonisme qui les oppose, l’État d’un côté, la famille de l’autre. On se croirait presque dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel opposant la reconnaissance au sein de l’État à celle qui existe au sein de la famille : au sein de l’État, l’homme est reconnu pour ce qu’il fait, alors qu’il est reconnu pour ce qu’il est au sein de la famille. L’action d’un côté, l’être de l’autre, et les deux s’opposent à tel point que la mort n’est pas toujours la même, violente d’un côté, puisque l’État peut exiger de l’homme qu’il risque sa vie, alors qu’il n’en va pas de même pour la famille. Et même ce qui suit la mort n’est pas identique, puisque funérailles nationales ou honneurs militaires, voire entrée au Panthéon, pour traduire la chose dans le contexte français, sont réservés aux « grands hommes » comme l’exprime la devise inscrite au fronton du Panthéon : « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ». Or c’est bien là l’un des axes du film, comme le montre non seulement la fin mais, tout au long du film, l’affrontement de Chris et de Taya. Reste que Chris lui-même est déchiré entre ces deux dimensions, et ce n’est pas un hasard si dans le film c’est lui qui le premier évoque, dès sa rencontre avec Taya, la possibilité d’un enfant. Il est lui-même conscient des traces qu’une telle guerre laisse chez les vétérans, au point qu’il aurait presque pu prévoir cette fin paradoxale qui l’attendait, puisque héros national il est abattu par un vétéran de cette même guerre qu’il a menée, non par plaisir mais par devoir, si l’on en croit ses dires, et surtout ses silences après chacun de ses tirs, puisqu’il pense que défendre son pays est un devoir. Cette « fin » de Chris kyle, par delà le caractère édifiant qu’elle pourrait avoir aux yeux des adversaires de l’intervention des USA en Irak, ou au contraire son caractère scandaleux aux yeux des partisans d’une telle intervention, exprime sans doute d’abord le tragique du personnage. Un tragique qui plonge dans l’histoire même de l’Amérique – et plus exactement des USA – qui se veut terre de liberté, comme la statue du même nom, mais qui est née dans la violence et qui semble ne cesser de répéter et d’étendre à l’ensemble du monde cette violence originaire. Tout en étant capable, comme nulle autre nation, de remettre elle-même en question à chaud, et notamment par le cinéma, cette violence dont elle ne parvient pas à se libérer. Ce n’est donc pas un hasard si Chris Kyle a été surnommé « La Légende » : c’est bien sûr parce qu’il est l’un des plus grands snipers de l’histoire militaire américaine, mais c’est aussi parce qu’il participe, qu’il le veuille ou non, à cette Légende qu’est l’histoire même de l’Amérique, prise entre le réel et l’imaginaire. Et le film de Clint Eastwood participe de cette Légende, non qu’il fasse l’apologie de la guerre en Irak, ou qu’à l’inverse il la dénonce, mais parce qu’il filme cette violence inouïe dont l’Amérique semble inséparable et à laquelle pourtant on ne peut la réduire. Ni apologie, ni dénonciation, ni même bien sûr on ne sait quelle neutralité illusoire et qui relèverait elle-même de l’idéologie, mais ici, comme dans nombre de ses films, notamment dans Gran Torino et Hereafter, un souci de filmer l’indécidable, ce qui défait les oppositions qu’il connaît bien mais dont il entend montrer aussi la fragilité ou l’arbitraire. On notera que si la neutralité revendiquée risque toujours d’être considérée comme idéologique, celle-ci peut pourtant exister ponctuellement, de manière pragmatique tout autant qu’esthétique. C’est ainsi que Mustafa, le sniper syrien, contrepartie de Kyle, est filmé avec une aura – si un tel terme peut être employé ici, pour l’un comme pour l’autre – proche de celle de l’américain : beau mec, calme et presque serein, qui est contraint de quitter sa femme et son enfant pour accomplir ce qu’il considère comme son devoir. Sur ce point précis au moins on est loin de tout parti pris. Et le brouillage des frontières qu’opère la guerre est donné à voir dans le dernier combat du film, qui est livré dans une tempête de sable dans laquelle tous les repères disparaissent : on ne sait plus où l’on est et on ne voit plus rien – entre Verdun et la guerre d’Irak, toutes les guerres semblent se confondre dans ce monde inhumain qui ressemble davantage à une indistinction originelle qu’à un monde, le contraire d’un miroir mais qui nous renvoie pourtant une image, ou l’effacement de toutes les images, qu’il faut regarder.
Si la fin de Kyle peut sembler absurde, puisque le plus grand sniper américain, qui est passé à travers toute la violence de la guerre en Irak, finit par tomber sous les balles d’un vétéran, c’est-à-dire d’un américain comme lui, et qu’il était censé aider, cette fin est aussi une transposition cinématographique du fait que le conflit a été lui-même transposé au cœur des USA. L’ennemi, que les américains sont allés combattre sur son propre terrain, hors de chez eux, comme cela s’est passé au Vietnam, ce qui rend ce combat si difficile à mener mais aussi à justifier, est devenu, par les cicatrices qu’il laisse, un ennemi de l’intérieur, pur produit du conflit qui a existé d’abord à l’extérieur. La guerre ne se fait donc pas seulement souvent au nom des frontières, qu’elles soient territoriales ou idéologiques, elle va jusqu’à brouiller les frontières, toutes les frontières, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, entre soi et soi-même – alors même que l’Amérique ne s’est construite qu’à affronter la frontière, et le cinéma de Clint Eastwood qu’à s’en affranchir.