Résumés
Résumé
L’objet de cette étude est de retracer le mode de pensée des États et de la société internationale toute entière à l’égard des langues. Commençant son étude à partir de la consolidation des États-Nations et de l’instauration de la SDN au début du XXe siècle, l’auteur montre comment a été posée l’équation fondamentale Langue = Nation = État. Il montre ensuite comment elle a persisté dans le temps, ramenant toujours la question des langues dans le droit international à celle du statut politique des minorités, faisant ainsi de celles-ci l’otage d’un passage au nationalisme politique ou au renoncement. Il explique dès lors, travaux préparatoires à l’appui, avant de donner lieu à une première insertion dans le Pacte international des droits civils et politiques de 1966. Il montre enfin que le paradigme Langue = Nation = État est réducteur et contraignant. Il suggère à ce propos un changement de paradigme, qui séparerait la langue de la Nation et de l’État, pour que, enfin, la défense des langues et la contestation politique ne soient plus nécessairement intriquées.
Corps de l’article
L’émergence d’une véritable question des minorités linguistiques en droit international contemporain est désormais avérée. Ce qui, avant, pouvait constituer un simple thème du droit international, et non l’un de ses branches particulières, tend aujourd’hui à devenir une question centrale. La récente consultation – dont le caractère authentiquement démocratique peut bien évidemment être discuté pour d’autres raisons que celles étudiées ici – organisée en Crimée pour rattacher celle-ci à la Russie est ainsi fondée, pour sa plus grande partie, sur la prépondérance de langue russe sur ledit territoire, à rebours de l’ukrainien. De la même façon, au sein du nationalisme catalan moderne, la question de langue occupe une place centrale, comme chacun sait. On voit donc que si linguistique et politique sont deux choses différentes en soi, il peut arriver que la seconde absorbe une partie de la première.
Pourquoi cela ? L’ouvrage d’Alexandre Duchêne, Ideologies across Nations. The Construction of Linguistic Minorities at the United Nations (Mouton de Gruyter, 2008) apporte sur ce point des éléments de réponse. Loin d’observer, d’inventorier ou de classer des situations particulières, il propose de mettre en évidence le paradigme général qui a conduit à ce phénomène, et suggère pour clore ses développements, un dépassement de celui par le recours à un autre mode de pensée.
L’attentisme avec lequel le droit international public envisage historiquement la question des minorités linguistiques trouve son origine dans la construction et la consolidation relativement récente des États-nations. De par la façon dont elles se sont opérées, on peut dire que le principe initial des nationalités a finalement été remplacé dans l’histoire par le principe consécutif des États. Le Traité de Versailles (1919) est sur ce point éloquent. L’équation qui traverse la pensée collective de ses signataires est la suivante :
État = Nation = Langue
(p. 24).
Cela ne devait plus varier. Le IIIe Reich y ajoutera certes le racisme – et l’on pourrait du reste s’interroger un jour sur les rapports entre le fascisme et le racisme linguistique, ce dernier étant bien connu des linguistes – mais son effondrement ne bouleversera pas la première partie de l’équation, restée actuelle. Dans ce schéma, les minorités linguistiques sont ipso facto nationalistes, séparatistes, et dangereuses. Comme leur existence est généralement le résultat d’une modification des frontières opérée par le ou les belligérants vainqueurs d’une guerre ou d’une négociation ardue, leur persistance met en danger la frontière. C’est l’un des attributs essentiels de l’État qui est ici en cause, avant même la population et la souveraineté : le territoire. Défendre une minorité linguistique, et même défendre tout cours une langue autre que la langue officielle de l’État, c’est par conséquent attaquer la stabilité de l’État. Comme par ailleurs les organisations internationales, et au premier chef l’ONU, ont été précisément conçues pour protéger la souveraineté des États (p. 85), il est clair que l’attitude de celle-ci vis-à-vis des minorités linguistiques sera prima facie timorée. Et c’est ainsi qu’au cours de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), la question des minorités ne fut pas abordée, malgré quelques propositions en ce sens (p. 123). Il fut question des droits de l’individu, mais pas ceux des groupes. Or une langue est par essence portée par un groupe. Les travaux préparatoires du texte montrent du reste à quel point cette question inquiétait les États. Ces derniers considéraient qu’elle ne pouvait, eu égard à son acuité et sa complexité, faire l’objet d’une résolution sur un mode universel, comme en atteste la Décision C du 8 septembre 1948 en atteste (p. 130 et svts).
Deux instruments ultérieurs vont affecter cet attentisme initial. Le premier de ces instruments est l’article 27 du Pacte international des droits civils et politiques (1966). Ce texte reconnaît notamment aux minorités linguistiques ès qualités le droit d’avoir leur propre vie culturelle et celui d’employer leur propre langue. Les résistances des États à son adoption furent grandes, ainsi que l’auteur le démontre par une étude approfondie, basée sur des preuves irréfutables tirées des travaux préparatoires (p. 217 et svts, notamment). Nombre d’entre eux ne souhaitaient pas que soit ainsi mentionnée, ou à défaut seulement définie, la notion même de minorité. La France, par exemple, souhaitait que n’apparaisse au mieux qu’une référence à la notion de minorité nationale, à l’exclusion de tout adjectif de nature à subdiviser en groupe la population à l’échelle infranationale. C’est ainsi que les références à la religion, à l’origine ethnique et surtout à la langue devaient selon elle être soigneusement évitées. On comprend, dans le contexte juridique français, l’enjeu de ce refus. Reconnaître en droit l’existence de fait de minorités linguistiques, c’est, à terme, s’engager en faveur de la protection des langues, ce que le monolinguisme français officiel exclut avec force. La rédaction finale donnera d’ailleurs lieu à la formulation d’une réserve par la France, qui s’est donc dispensée sur ce point précis de s’engager à respecter le Pacte (p. 233). La Yougoslavie, pays qui devait par la suite précisément éclater sur une base partiellement linguistique, fit également pression pour que le texte ne soit pas adopté ; ou à tout le moins, minoré. Le résultat de ces actions de coulisses fut tel que la notion même de minorité ne fut pas définie. Le second instrument n’est autre que la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (1993), adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies, qui n’a pas de caractère juridiquement contraignant. Or ce caractère non contraignant la maintient à l’état de simple déclaration de principe, sans conférer de droit subjectif ou collectif au(x) locuteur(s) d’une langue minoritaire.
Cela étant, la défiance à l’égard de la question des minorités linguistiques reste, comme le relève l’auteur, relativement forte au sein des Nations-Unies. Toute aussi grande est, du reste, la difficulté à les appréhender sur un mode universel (p. 260 et svts). La question de la langue elle-même, reste, sur le terrain juridique, envisagée à travers le cadre du statut des minorités. De ce point de vue, la politique a phagocyté la linguistique. Telle est sans doute la plus grande victoire du règne de l’État-Nation : si une minorité linguistique souhaite défendre ou promouvoir sa langue au-delà de la place qui lui est reconnue hic et nunc, elle n’a guère d’autre option stratégique que de devenir elle-même nationaliste. Un comble, si ladite minorité ne visait pas nécessairement aussi loin… à l’origine du moins. Il y a là un paradigme essentialiste qui substantifie la communauté des locuteurs et refuse d’admettre la langue autrement que comme un paramètre politique de constitution d’un État.
Parvenu au terme de ce constat, sur la base d’un dépouillement extrêmement rigoureux des archives des Nations-Unies, l’auteur en conclut que la sociolinguistique gagnerait peut-être à suggérer un changement de paradigme, pour que l’étude des langues, de leur place, et de leurs enjeux sociaux et économiques, puisse enfin s’opérer sans avoir à être pris dans le dilemme de l’action politique ou de la contemplation des effets pathologiques de la minoration. Peut-être, en effet, les États ne sont-ils plus à penser aujourd’hui comme des matrices totales et englobantes, mais comme des institutions, certes très importantes, qui n’ont toutefois pas pour objet de tout contrôler, ni d’assigner encore aujourd’hui aux langues du monde la place et la signification politique qu’elles avaient au XIXe et au XXe siècle. Peut-être est-il temps, aussi, de penser l’État, hors du monopole ou du contrôle total de la langue. Mais c’est à l’histoire à en décider, indéniablement ; car si le linguiste décrit les langues, en l’occurrence comme l’auteur dans leurs fonctions sociales, il n’est pas pour autant le maître de leur destin, pas plus que Darwin ne contrôlait le cours de l’évolution…
À l’issue de cet ouvrage, le lecteur ressortira particulièrement instruit d’un débat de coulisses méconnu qui a entouré la rédaction de la Déclaration universelle de 1948, et dont les termes sont à l’origine de notre façon de concevoir les droits et libertés fondamentales. Il y découvrira les enjeux de pouvoirs cachés qui ont déterminé sa lettre et son esprit, l’évolution lente du droit international en faveur de la reconnaissance des droits des minorités, et enfin celle, plus lente encore, de la reconnaissance d’une nécessaire protection des langues vivantes, à une époque où le processus de destruction totale de la plupart d’entre elles a déjà commencé. Si la protection de la biodiversité est d’autant moins efficace, compte-tenu de l’enjeu de survie qu’elle représente pour l’humanité future, qu’il a fallu du temps pour en reconnaître seulement la légitimité, que dire alors de la protection de l’ethnosphère, c’est-à-dire de la richesse spirituelle du monde, à l’époque où la croissance, le matérialisme et la globalisation impose un écran de matière géant partout devant de nos yeux ? L’esprit est pourtant indispensable à la vie, à égalité avec la matière… C’est donc à un véritable changement de paradigme que la lecture de cet ouvrage invite, faisant avec grande expertise le pont entre la linguistique, la politique et le droit. Ce n’est pas son moindre intérêt que de montrer par-là, si besoin était encore, que la linguistique seule ne peut rien sans la volonté collective de sauver l’essentiel, le sujet dépassant de loin les simples vertus de l’observation technique.