VariaChronique

Génération « Nine Eleven »[Notice]

  • Niels Planel

Je n’en croyais tout simplement pas mes yeux. En ce mois de février 2012, onze ans après avoir visité New York pour la première fois, je faisais face à Ground Zero, énorme chantier entrepris sur les ruines du World Trade Center, après avoir promptement remonté un bout de Washington Street, guidé par l’intuition d’une découverte imminente. Je me souvins des deux tours encore présentes onze ans plus tôt, et plus particulièrement de celle que j’avais gravie jusqu’en son sommet, d’où l’on pouvait embrasser la ville-monde d’un seul regard. Voilà plusieurs années déjà que j’avais entrepris de bien distraites recherches dans des archives de journaux, de vieux livres ou des rapports municipaux pour reconstituer la vie d’un quartier de New York, et l’élément le plus fascinant et certainement le plus ironique de l’histoire m’avait complètement échappé jusqu’à ce jour. Je n’en croyais toujours pas mes yeux. J’inspirai profondément une bouffée d’air froid, fermai les yeux et me remémorai Washington Street plus de cent ans plus tôt. Il faut s’imaginer Damas incrusté dans Lower Manhattan, rêver aux mille et une nuits qu’a connues ce vestige d’une autre époque, songer à une union paisible et chaleureuse entre Occident et Orient. C’était à l’aube du 20e siècle, et le jazz n’existait encore pas. A la pointe sud de Manhattan, sis au coin de Rector Street et de Washington Street, prospérait ce croissant de lune levantin jadis connu sous le nom de « Little Syria » – « petite Syrie » : un quartier peuplé d’immigrés originaires de l’empire ottoman, formé à partir de 1880, disparu au mitan du siècle suivant, et où la première chose qui frappait le visiteur était « l’uniforme politesse des hommes ». Little Syria, quartier débordant de boutiques, de restaurants et de cafés animés où l’on discutait passionnément de politique, jouait aux échecs ou à un jeu « ressemblant aux dominos », où des orchestres orientaux faisaient entendre le son des mandolines, des violons et des luths, où, enfin, la boisson préférée était bien ce caoua « chaud, fort, doux et noir comme le milieu de la nuit ». Syriens, Turcs, Libanais, Arméniens ou Palestiniens par la naissance, pouvant prétendre à la citoyenneté américaine à partir de 1914, les quelques milliers d’âmes qui ont traversé la moitié du monde, des provinces de l’empire ottoman à New York, n’ont pas pour autant jeté en mer leurs coutumes ou leurs plaisirs, au grand bonheur de ceux qui, étrangers à leurs mœurs, viennent à l’époque goûter aux joies qu’offre ce quartier où ils ont échoué, succombant parfois aux mirages de l’orientalisme ou cédant à leur passion pour le divers. Ces nautoniers venus du Levant se sont établis là, à proximité des grèves de Battery Place, cédant sans doute au besoin vital de rester près d’un port ou d’un embarcadère. Nombre d’entre eux sont pauvres, une poignée est riche, la plupart sont, à leur manière, des boutiquiers et des marchands. Au vrai, les plus aisés parmi eux ont déjà quitté Little Syria pour Brooklyn ou Staten Island. Quelques-uns sont musulmans, beaucoup sont chrétiens. Ils sont parfois uniquement arabophones quand d’autres maîtrisent un anglais et un français des plus purs ; le teint basané, les hommes portent, pour beaucoup, une moustache longue quand quelques autres sont rasés de près. Tous sont impeccables dans leurs costumes. Leurs femmes n’entrent guère dans les cafés que pour acheter prestement quelque pâtisserie orientale, mais celles qui accompagnent les nombreux Américains ou Européens y sont traitées avec la plus grande, la plus exquise des courtoisies, et vont où elles veulent, avec ou sans escorte. Ces dernières prisent donc …

Parties annexes