Tout profond changement comporte des aspects qui font surface, s’épanouissant dans leur évidence et leur actualité, attirant ainsi immédiatement l’attention et sollicitant facilement une série de réflexions et d’analyses, et d’autres aspects moins actuels ou plus hypothétiques, se déguisant dans une sorte de latence dont les facteurs fondamentaux sont déjà à l’œuvre mais d’une façon presque imperceptible et subreptice. C’est le cas de ce que certains auteurs ont appelé la « métamorphose numérique » ou encore, selon une expression plus courante, la « révolution numérique », pour se borner simplement à deux apparitions récentes correspondant sans aucun doute aux caractéristiques d’une transformation radicale qui peut nous cacher certains de ses enjeux majeurs. C’est avec Milad Doueihi que l’on commence à parler de « culture numérique », le numérique n’étant pas simplement un ensemble d’innovations technologiques et un nouvel appareillage mais une nouvelle manière de percevoir et d’apprendre, de s’exprimer et d’exister, tel que le soulignent le phénoménologue Stéphane Vial et les sociologues Dominique Cardon et Antonio Casilli. Le numérique est, en somme, « une nouvelle façon d’habiter le monde », pour reprendre l’expression de Marcello Vitali-Rosati. Dans son dernier ouvrage, Daniel Caron partage cette conscience d’une modification globale de plusieurs aspects culturels et sociaux touchant au système de valeurs qui sous-entend notre identité. La réflexion menée dans L’homme imbibé développe celle qu’il avait déjà amorcée dans Web HT.0 pour une société informée : la pertinence numérique et ses défis pour les sociétés démocratiques au 21 e siècle, où l’auteur analysait les bouleversements apportés par l’adoption sociale de nouvelles pratiques d’écriture et de lecture au sein de la production documentaire. Ces deux ouvrages portent sur le statut de ce qu’on peut qualifier de document à la lumière de l’hyper-production de textes d’aujourd’hui. Car comme Caron le dit lui-même ailleurs, « voici qu’à l’image de ce que fut le passage de l’oral à l’écrit, les habitudes et les comportements liés à l’écriture et à la lecture ainsi que tout ce qui concerne la production documentaire et sa ’’gestion’’ formelle et informelle se voient bouleversés dans nos sociétés par le numérique ». Au cœur de cette évolution, il y a le rôle de l’écriture, de l’écriture conversationnelle et factice que tout le monde emploie à tout moment pour agir et non plus pour raconter. Cette écriture, aujourd’hui « technologie sociale d’expression » est aussi une forme intrinsèque d’enregistrement (avec les conséquences remarquées par Maurizio Ferraris dans Âme et I-pad), voire une majeure implication dans tout ce qu’on se dit, car pour dire en réalité on écrit. Caron observe que : la majeure partie de ce qui est dit à l’ère pré-numérique n’est pas écrit mais qu’à l’ère numérique, la majeure partie de ce qui est dit est maintenant écrit. Toutefois, alors que la majeure partie de ce qui est écrit à l’ère pré-numérique est imprimé, la majeure partie de l’écrit à l’ère numérique ne sera jamais imprimé l’imprimé étant la forme qui résulte d’un triage aujourd’hui problématique. Les deux raisons de cette difficulté dépendent bien sûr de la quantité monstrueuse de données désormais produites (grâce à – ou à cause de – l’enregistrement partout opérant) mais aussi d’une temporalité différente caractérisant la dynamique et la signification de cette même production. Établir à quel moment structurer un discours toujours en train de se faire pour l’arrêter, le fixer et le convertir en document, pose une infinité de questions : quand pouvons-nous qualifier de « passé » ce qui est encore en train de se modifier tout en étant toujours présent ? « Nous ne sommes plus dans un régime d’historicité marqué …