Résumés
Résumé
Cette conversation avec Norberto Bobbio, publié en italien en 1991, prend source dans le cataclysme politique qui a bouleversé et déterminé l'effondrement du « communisme réel » ainsi que le processus de dissolution d'un grand empire multinational. Traduite dans nos colonnes un peu plus de vingt ans après sa parution en italien, elle permet de considérer avec le recul nécessaire les transformations intervenues depuis lors en Europe. Cette rétrospective sur un phénomène comme le mouvement communiste, qui a profondément marqué l'histoire du siècle dernier, s'inscrit dans le cadre de nos réflexions concernant les « gauches du monde ». Près de soixante-dix ans après la victoire de l'Armée rouge sur la Wehrmacht, il nous semble particulièrement utile de nous remémorer une époque dont les cadres mentaux structurent encore certains rapports de force internationaux, en revenant aux termes dans lesquels la transformation de ceux-ci pouvaient se présenter en 1991.
Corps de l’article
Federico Coen : Commençons par mesurer les dimensions de ce changement. A votre avis, sommes-nous face à l’échec du communisme en général ou seulement face à la tentative de Lénine et de ses héritiers d’imposer le communisme par la violence ? Cette distinction à laquelle s’essaient aujourd’hui certains nostalgiques en Italie et ailleurs, a-t-elle un sens ?
Noberto Bobbio : De manière universelle, cette distinction a un sens si on considère l’idée de communisme comme ayant traversé toute l’histoire de l’Occident depuis Platon. Ses racines vont donc bien au-delà de Lénine et de Marx. Toutes les utopies politiques depuis la Renaissance, c’est-à-dire à partir du moment où on a récupéré la culture classique, toutes les descriptions de cités idéales sont fondées sur le principe de mise en commun des biens, à commencer par les deux plus importantes : La Cité du Soleil de Tommaso Campanella et l’Utopie de Thomas More. More part de la critique radicale de la société anglaise de son temps, une critique de ce qui serait ensuite devenu le capitalisme avec son “individualisme possessif’. Mais en ces temps-là cette critique prenait la forme de la dénonciation d’une soif démesurée de richesses générant de grandes inégalités entre riches et pauvres. Cette soif de richesse étant fondamentalement stimulée par la mise en place de la propriété individuelle, on a toujours considéré que l’alternative serait une société qui fasse table rase de cela et impose par la force - parce qu’on ne pouvait y parvenir autrement - la mise en commun des biens. Pour en venir à une époque plus récente, il suffit de citer la célèbre phrase de Rousseau dans le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, un texte fondamental pour le 19e siècle, et qui dit plus ou moins: “Maudit soit le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, « ceci est à moi »’. Même pour cet élan d’utopie humanitaire qui a animé le mouvement communiste, cela n’a aucun sens de mettre le communisme sur le même plan que le fascisme, comme certains le prétendraient. Reste le fait que la première tentative de réaliser cet idéal communiste a donné des résultats désastreux pour les peuples qui y ont été soumis.
F.C. : La violence est donc implicite dans la transformation radicale que l’on voudrait mettre en place. Pour cela, le communisme est intrinsèquement autoritaire.
C’est ainsi. Une transformation aussi radicale ne peut être imposée autrement que par la violence, après quoi on ne peut plus revenir en arrière car dans un processus irréversible, la violence appelle la violence. Pour cela, ceux qui voudraient maintenir en vie l’idéal communiste devraient au moins expliquer comment il est possible d’employer d’autres moyens pour l’atteindre et quels sont ces moyens.
F.C. : Et à quelque échelle qu’ait été engagée cette expérience, les résultats ont été les mêmes.
La preuve du pudding, c’est qu’on le mange, pour utiliser un dicton cher à Marx. On doit reconnaître qu’on a fait cet essai et que ça a été un échec.
F.C. : Cet échec a-t-il au moins laissé derrière lui un quelconque héritage positif ? Ou est-ce un échec total ? Le fait que dans ces pays les vieilles idéologies et les vieilles rivalités ethniques reviennent quasi automatiquement, suggère la seconde réponse.
En effet, c’est bien la question. En Russie après soixante-dix ans il ne reste plus rien de ce qui a été construit. Il y a non seulement une restauration politique en cours, comparable à celle qu’il y eut en France après la Révolution (mais la Révolution française n’ayant duré que quelques années, cela pouvait se comprendre), mais aussi, après soixante-dix ans, on voit les gens de la troisième, voire de la quatrième génération après la Révolution d’Octobre qui ne savent même pas ce qui était arrivé avant ni ce qu’est vraiment le monde occidental, et qui nient toutefois radicalement la manière dont ils ont été habitués à vivre. Ces générations ont étudié le marxisme-léninisme toute leur vie, et pourtant aucune trace n’en est resté dans leur esprit.
F.C. : Peut-on faire un parallèle avec la catastrophe qu’a été le nazisme?
Je ne pense pas. Le nazisme, en comparaison, a duré bien peu et a été vaincu par la guerre. Il avait la prétention, comme le communisme, d’être la réalisation longtemps rêvée d’une utopie millénaire.
Pour en revenir à la Révolution française, on peut se rappeler qu’au moment de la Restauration, l’échec de l’expérience révolutionnaire semblait irréversible, et cela a été proclamé par des écrivains de droite comme de Maistre ; alors qu’en réalité cette Révolution avait laissé de profondes traces. Mais dans le cas de la Révolution communiste, avec toute la bonne volonté du monde, on ne parvient pas à distinguer les éléments d’un héritage positif.
Et ce n’est pas tout. On peut affirmer qu’en Russie, de ces soixante-dix années, rien n’est resté qui vaille la peine d’être considéré comme un grand moment de l’histoire de l’humanité. Il n’y a pas eu de grand écrivain sinon dans le camps adverse, celui des dissidents ; aucune grande œuvre d’art dans le domaine de la peinture ou de l’architecture. En effet il y a toujours eu une architecture mais de piètre qualité et au théâtre on continuait à jouer Tchekov. Il y a eu une phase créative uniquement dans les toutes premières années, puis ce fut le néant. Savez-vous ce qui est resté ? L’URSS est devenue, bien ou mal, la deuxième puissance militaire du monde et c’est bien là la meilleure preuve du revirement radical qui s’est produit par rapport aux idéaux d’origine.
F.C. : Il y a une autre tentative pour limiter les dimensions de l’échec, celle qui souligne le lien entre le communisme soviétique et la réalité de la Russie prérévolutionnaire, une réalité faite d’arriération politique et culturelle en comparaison avec l’Occident, mais aussi empreinte d’espérances messianiques. En bref, ce qui a échoué serait uniquement la version russe du communisme.
Je n’ai pas une connaissance suffisante de l’histoire russe pour pouvoir évaluer avec certitude l’influence qu’aurait pu avoir une certaine culture prérévolutionnaire sur le bolchevisme. Mais je sais avec certitude que la culture russe plus ancienne, malgré l’autocratie tsariste, a laissé des traces indélébiles dans le monde de l’esprit, en Europe et dans le monde. Pensons au rôle important qu’a eu la littérature russe, sans parler de la musique, du théâtre et ainsi de suite : cette grande période de l’esprit que l’on a balayée. Tous les artistes et les étudiants brillants se sont enfuis. La solution de continuité ne pourrait être plus nette. Sous cet aspect, il existe un vrai parallèle avec le nazisme qui, en peu d’années, a détruit la grande culture et le grand art de l’Allemagne de Weimar.
F.C. : Et de Vienne.
Autant le nazisme que le bolchévisme se sont efforcés au maximum de créer une grande puissance militaire, à la différence que l’Allemagne a perdu la guerre et l’Union Soviétique l’a gagnée : seul héritage positif de la catastrophe.
Du reste, si je me reconnais une certaine indulgence à l’égard des communistes, ce n’est pas seulement parce que nous les avons eu comme compagnons de combat dans les Comités de Libération et dans la Résistance en Italie, mais aussi parce qu’à ce moment-là l’Union Soviétique était du côté de ceux qui ont vaincu le nazisme.
F.C. : Après la guerre, nombreux furent ceux qui ont adhéré au communisme, propulsés par la victoire de l’Armée rouge. Il est toutefois vrai que ces victoires ont été obtenues plus au nom du patriotisme russe que du communisme - un idéal n’apparaissant déjà plus assez mobilisateur en Russie. Mais si j’ai bien compris vous considérez la racine autochtone du communisme soviétique assez marginale et présumez qu’il s’agit fondamentalement d’un héritage de la culture occidentale. C’est exact ?
Oui, je penche pour cette hypothèse. En Russie, le parti bolchevique et le parti menchevik étaient tout deux nés d’une matrice culturelle occidentale. Aussi bien Lénine que Martov se considéraient comme des disciples de Marx. L’idée même d’un parti-guide auquel revient le devoir de faire la révolution et d’empêcher la défaite en recourant à une dictature sans pitié, est une idée née en Occident et elle s’était déjà exprimée par le jacobinisme. Il est également vrai que dans un pays qui n’avait pas de traditions libérales, ces idées ont trouvé un terrain particulièrement favorable, mais la matrice reste ce qu’elle est.
F.C. : Nous arrivons ici à un point clé. En repartant de Lénine à Marx, de Marx à Rousseau, de Rousseau aux Lumières, n’y a t-il pas un risque d’impliquer dans la fin peu glorieuse du communisme la fin de toutes les philosophies de l’histoire axées sur l’idée de progrès ? De tout mettre dans le même panier, pour ainsi dire ?
Toutes les philosophies du progrès du siècle dernier avaient une empreinte déterministe, dans le fait de considérer qu’il y a un passage nécessaire, quasi-automatique, d’une phase à une autre de l’histoire et que le stade suivant est mieux que le précédent. Cela vaut bien sûr aussi pour la philosophie de Marx. Mais on peut remonter à la célèbre Esquisse de philosophie de l’histoire de Kant dans lequel on peut lire que l’humanité progresse continuellement vers le mieux.
Il n’y a maintenant aucun doute que cette idée de progrès vers le mieux a connu sa première grande défaite avec la Première Guerre mondiale, le premier grand massacre que l’humanité ait connu. De là, toutes les philosophies pessimistes du vingtième siècle prennent leur essor, à commencer par celle de Spengler sur le “déclin de l’Occident’. Il est cependant vrai que ce pessimisme n’impliquait pas les philosophies progressistes dérivées du marxisme. La pensée marxiste interprétait en effet le grand désastre de la guerre mondiale non pas comme la fin du mythe du progrès, mais comme la fin de cette phase du progrès qui avait été guidée jusque là par la bourgeoisie, comme la conclusion de cette grande expansion de la société bourgeoise que Marx avait mis en exergue dans les premières pages du Manifeste. Et puisque le mouvement ouvrier et ses avant-gardes se considéraient comme les protagonistes de la nouvelle phase historique et, dans un certain sens, les héritiers de la société bourgeoise en déclin, on peut dire que la guerre mondiale a contribué à confirmer, et pas seulement en Russie, l’idée d’une révolution au nom du progrès. Désormais, même cette version de l’idée de progrès a fait naufrage.
F.C. : On peut peut-être considérer que c’est plutôt l’idée d’un progrès destiné à se réaliser à travers la politique qui est épuisée. La civilisation de l’humanité suit probablement d’autres voies: le développement économique, la recherche d’un rapport plus équilibré avec la nature, les arts, les sciences et ainsi de suite. Forcer ces processus à travers la primauté de la politique cause des dégâts. Vous ne pensez pas que les événements dont nous parlons servent aussi à signaler les limites de la politique et à accréditer une idée de la politique comme un service plutôt qu’un exercice démiurgique?
On doit reconnaître que cette idée de primauté de la politique n’appartient pas à Marx qui, lui, interprétait les stades de développement de l’histoire -l’esclavage, la féodalité, le capitalisme, le socialisme, le communisme – selon des catégories économiques et non politiques. D’ailleurs, dans ce sens, le marxisme se détache de la vision traditionnelle et progressive de l’histoire jusqu’à Hegel. Ce dernier parlait de trois phases de l’histoire faisant référence aux différentes formes de gouvernement – celle dans laquelle une seule personne peut être libre, le despotisme oriental; celle dans laquelle peu de personne sont libres, les républiques aristocratiques de l’antiquité; celle dans laquelle tout le monde est libre, la monarchie constitutionnelle de son temps. Pour Marx en revanche, la politique est sur-structurée, ce qui reste sont les forces motrices du progrès : ce sont les forces productives.
F.C. : Le cas de Lénine est différent...
Justement. C’est Lénine qui surévaluait l’action politique, et c’est contre cette surévaluation que naît la polémique des menchéviks et en général des sociaux-démocrates européens. Ces derniers considéraient que la tentative d’appliquer le socialisme dans un pays arriéré comme la Russie, à travers une dictature politique, aurait échoué et provoqué des dégâts. Aujourd’hui on peut dire que cette critique du léninisme au nom du marxisme, qui en Italie a été très bien représentée par Mondolfo, était pertinente. Même si désormais plusieurs aspects du problème ont changé.
F.C. : Changeons, nous aussi de sujet. Je voudrais savoir, au point où nous en sommes, ce que vous pensez du triomphalisme avec lequel les anciens et les nouveaux zélateurs du capitalisme (parmi lesquels on compte beaucoup d’anciens communistes) célèbrent le marché comme une panacée.
Dans un article intitulé “Utopia capovolta[1]’ que je publiai dans La Stampa au lendemain du massacre de la place Tien An Men, j’observais que l’effondrement du communisme avait laissé un vide bien plus important que les autres idéologies comme le nazisme et le fascisme. En effet, dans ce cas, ce n’est pas uniquement l’effondrement d’un régime politique mais la disparition d’un espoir qui avait animé des centaines de millions de personne de bonne foi. Dans cet article, j’ai soutenu (et soutiens encore) qu’une grande partie des problèmes que le communisme prétendait résoudre une fois pour toute, n’ont toujours pas trouvé de solution. On doit chercher de nouvelles réponses, autres que la célébration du triomphe du capitalisme !
F.C. : Passons maintenant à une question plus personnelle. Je me souviens qu’à deux reprises, dans les années 50 puis dans les années 60, vous avez eu un rôle de conscience critique de la gauche. En particulier votre critique de la doctrine marxiste de l’État et l’invitation au plus grand parti communiste occidental, celui d’Italie, à réévaluer entièrement l’État de droit et la démocratie représentative, plutôt que de resté ancré au marxisme-léninisme ou à suivre les fumisteries de la prétendue nouvelle gauche, avaient suscité une vive réaction des “intellectuels organiques’. Et la plupart d’entre eux ont approuvé tardivement les conclusions que vous suggériez alors. Comment évaluez-vous, rétrospectivement, ce débat ? Écririez-vous les même choses, ou votre critique serait-elle plus approfondie quinze ans après ?
Aujourd’hui, après tout ce qui est arrivé, je crois que devrais approfondir plus: j’ai l’impression que cette grande crise du communisme est aussi, dans un certain sens, celle socialisme, du moins comme on l’a entendu jusqu’à aujourd’hui. Premièrement, car ce qui est entré en crise n’est pas uniquement l’étatisation intégrale de l’économie mise en place dans les pays communistes, mais l’étatisation en général. A l’origine, comme on le sait, le socialisme et le communisme se sont distingués et séparés plus par leurs moyens que par leurs fins. Même les sociaux-démocrates et les réformistes partageaient l’objectif final de collectivisation des moyens de production, et déjà au début du siècle, les libéraux comme Pareto puis Einaudi, prévoyaient qu’une telle chose aurait conduit à une société dominée par la bureaucratie.
Il est vrai qu’avec les expériences de gouvernement, les programmes de nationalisation ont été en grande partie abandonnés, mais l’interventionnisme de l’État reste en tout cas historiquement un signe distinctif des partis socialistes, une de leurs idées maîtresse.
Deuxièmement, il est peu probable qu’il existe encore le sujet historique duquel les mouvements socialistes se sont traditionnellement considérés comme les représentants politiques. De ce point de vue aussi, il n’y a pas de différence entre communistes et socialistes. Ils se référaient autant les uns que les autres au mouvement ouvrier, embrassant l’interprétation marxiste du cours de l’histoire. Mais aujourd’hui, comment peut-on penser à confier à une classe ouvrière largement minoritaire, le rôle de protagoniste de l’histoire à venir ?
F.C. : Considérons le premier de ces deux arguments : la question de l’objectif. Aujourd’hui aucun socialiste ne songe à considérer le socialisme comme une société idéale qui aurait résolu tous les problèmes. De nos jours l’opinion dominante est que le conflit entre idéologie socialiste et idéologie capitaliste ne peut se résoudre par une opération chirurgicale; il est immanent à la société moderne. Autrement dit, le socialisme "s’entend" comme une frontière mobile sur laquelle il faut s’appliquer à chercher petit à petit le point d’équilibre le plus subtil possible entre des valeurs opposés, sans objectifs préétablis.
Probablement, le socialisme s’entend aujourd’hui en ces termes. Mais si c’est ainsi alors d’autres objections naissent. Premièrement il s’agit de savoir si le socialisme est seulement un mouvement destiné à défendre certaines valeurs fondamentales; si c’est le cas alors il nous suffit du Pape.
F.C. : Nous allons y venir au Pape...
En revanche, s’il veut continuer à être un mouvement politique alors il doit repenser au fondement de ses programmes car les recettes sociale-démocrates ne servent plus à rien.
F.C. : Parce qu’elles ont échoué ou parce qu’elles ont été réalisées ?
En partie, elles ont certainement été réalisées. L’État-Providence est une réalité. Mais c’est arrivé plus par la force des choses qu’autre chose. Par exemple, dans un pays comme l’Italie, où la présence socialiste est très faible, nous y sommes arrivés. Les socialistes Italiens sont longtemps restés au pouvoir mais ce n’est certainement pas grâce à eux qu’est né l’État Providence.
Ce fut plutôt la Démocratie Chrétienne qui l’a promu; il y a eu un consensus général afin qu’à coté des droits dits de liberté soient également reconnus comme fondamentaux les droits dits socialistes : l’instruction, le travail, la santé.
F.C. : Nous pourrions longtemps discuter de ce sujet. Une bonne partie de ces droits sont reconnus formellement ; et l’action politique et syndicale de la gauche, même en Italie, n’est pas étrangère à la réalisation des conquêtes les plus importantes. Mais, par dessus tout, il ne faut pas négliger que le contentieux entre les raisons du socialisme et celle du marché se trouve aujourd’hui sur de nouvelles frontières, fruit des nouvelles contradictions du capitalisme.
Bien sûr, de nouvelles problématiques sont arrivées en premier plan, comme celles dérivant de la menace des équilibres naturels, du risque de destruction atomique, de la surpopulation et ainsi de suite. Mais ce sont des problèmes qui n’entrent pas ds le "bagage" de la doctrine socialiste et que l’on ne peut relier à la subjectivité des classes ouvrières, ou du travail dit « subordonné » en général.
F.C. : Je ne sais pas si on peut considérer comme allant de soi le fait que la question sociale soit destinée à passer en second plan. Dans les pays développés on est passé d’une société dans laquelle la grande majorité de la population vivait dans des conditions subordonnées à la soit-disant société des deux-tiers, dans laquelle une partie minoritaire de la population vivait en marge. Cela signifie que la question sociale a changé dans ses aspects, certes, mais reste ouverte et s’ajoute aux nouvelles contradictions dont nous avons parlé.
Il me semble que le réel problème social émergent aujourd’hui est celui qui naît du rapport entre les pays développés et sous-développés, plutôt qu’à l’intérieur des pays même. Ce qui a donc considérablement changé c’est le sujet historique qui devrait aujourd’hui être attribué à un ensemble d’individus et de groupes extrêmement hétérogènes comme ceux des « damnés de la terre », plutôt qu’à la classe ouvrière. Le devoir des socialistes devient alors plus complexe que jamais.
F.C. : En Italie, le Parti communiste, dans son effort pour s’adapter à la réalité, a abandonné l’ancienne idéologie mais n’a pas voulu se définir comme socialiste: il a préféré s’appeler démocratique, même s’il est de gauche. Comme vous savez, une polémique en a découlé, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du nouveau parti. Vous considérez que des concepts assez génériques comme “démocratie’ et “gauche’ suffisent à définir l’identité d’un parti ?
Il me semble que l’idée de laquelle les anciens communistes italiens sont partis est que l’effondrement du communisme a aussi plongé le socialisme dans la crise, et il y a même pu avoir dans ce parallèle un pêché d’orgueil. Il reste pourtant le fait qu’aujourd’hui, le fait de se référer à l’idée de “gauche’ comprend les socialistes mais aussi tout ces nouveaux mouvements qui sont issus de situations de fait que les partis socialistes n’avaient pas prévu.
Il est vrai qu’aujourd’hui, même la dichotomie gauche/droite est très contestée, mais moi je pense qu’elle a encore une profonde valeur de différentiation.
F.C. : Comment résumeriez-vous aujourd’hui, de manière synthétique, les nouveaux devoirs qui incombent à la Gauche ?
La formule qui me convient le plus, pour ce que peut valoir une formule, est celle d’une « gauche des droits ». Je m’explique, si on tient compte du large spectre des anciens et des nouveaux problèmes que la gauche doit affronter et auxquels nous avons déjà fait référence, je pense que le seul fil conducteur qui puisse servir à rapporter ces problèmes à une synthèse unifiée est précisément celui des droits de l’homme. Aujourd’hui il n’y a pas seulement les droits de liberté ou le droit au travail et à la sécurité sociale qui viennent en premier plan, il y a aussi, par exemple, le droit de l’humanité d’aujourd’hui et encore plus des générations futures, de vivre dans un environnement non pollué, le droit à la contraception, le droit à la confidentialité face à la possibilité qu’à aujourd’hui l’État de savoir exactement tout ce qu’on fait. Et je voudrais encore rappeler que la conservation du patrimoine génétique est très menacée, et cela vient des progrès techniques de la biologie, une menace à laquelle on ne peut pas répondre sinon en définissant de nouveaux droits. A mon avis, elles sont là les nouvelles frontières de la gauche et des partis socialistes.
F.C. : Il ne s’agit donc pas de renier la technique, comme le voudraient certains philosophes, mais d’amener la politique à la hauteur des nouveaux problèmes suscités par l’innovation technologique. Je voudrais vous rappeler à propos, le débat ouvert dans Lettera Internazionale sur les thèses de Heiner Muller qui diabolise le capitalisme précisément comme force motrice d’une technologie déshumanisante.
Je ne suis pas d’accord avec ce genre de diabolisation d’origine heideggerienne. Le progrès scientifique et technologique est, à mon avis, irréversible. La menace ne vient pas de la science ou de la technique en tant que telles, mais de l’immense pouvoir que ces dernières offrent à ceux qui nous gouvernent.
F.C. : Nous en arrivons enfin au Pape. Aujourd’hui, l’Église catholique ne se limite pas à reconnaître l’effondrement du communisme, mais déplace immédiatement son viseur contre le capitalisme, du moins par ses paroles, en s’impliquant dans une dure polémique contre l’individualisme, l’hédonisme, le consumérisme, l’absence d’empathie ; c’est à dire en assumant une série de thèmes qui étaient propres à la gauche. La tentation pour une certaine gauche de seconder et de virer même vers ce discours est forte. Est-il possible de déterminer une limite ? Et comment un laïque réagirait-il face à cette tentation ?
Je me souviens que durant la Guerre du Golfe il y a eu une polémique dure entre plusieurs jeunes avec lesquels j’ai l’habitude de faire des rencontres et de discuter, et moi. J’avais adhéré à la guerre dans sa finalité à repousser une agression et dans le fait qu’elle était autorisée, pour cette raison là, par les Nations Unies.
Ces jeunes, tous laïques, m’ont critiqué en soutenant que ma culture laïque m’empêchait de comprendre ce qu’avait compris le Pape quand il avait prononcé sa fameuse phrase : « La guerre est une aventure sans retour ». De cette discussion est né un séminaire qui est toujours en cours. Mais cet épisode a stimulé en moi une réflexion sur le rapport entre laïcité et christianisme face à la politique en général, et pas seulement face à la guerre. J’ai l’impression que le laïque en tant que tel, même s’il a ses valeurs, a du mal à les faire valoir car la raison qui domine souvent n’a pas d’incidence suffisante sur l’homme de la rue.
C’est seulement à travers une conception transcendante de la vie qu’on a l’autorité nécessaire pour faire saisir les mêmes valeurs - par exemple, “ne pas tuer’ - parmi le commun des gens. En bref, aujourd’hui dans le monde de la société de masse, la religion a une force de persuasion que la laïcité n’a pas.
F.C. : Quelques unes de ces campagnes du Pape ont pourtant un aspect clairement régressif.
C’est vrai par certains aspects, par exemple l’importance excessive donnée aux problématiques sexuelles et la condamnation de toute forme de contraception. Mais les campagnes contre la corruption politiques, l’aliénation consumériste, la violence urbaine, etc, sont pertinentes.
J’avoue que je souffre beaucoup quand j’aborde ce sujet car je n’arrive pas à renoncer à ma laïcité, même si je doute toujours plus de sa capacité à combattre efficacement les différentes formes de dégénérescences morales propres à une société de masse.
Parties annexes
Note
-
[1]
"Utopie renversée".