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Le juge Baltasar Garzón — qui a poursuivi devant la justice les putchistes argentins et Pinochet — a été relevé de ses fonctions et mis dans l’impossibilité d’enquêter sur les crimes de la dictature espagnole ainsi que sur les 136.000 disparus non combattants, et s’est réfugié en Argentine où il témoigne dans un procès sur les méfaits franquistes. En Espagne, la tentative du désormais ex-juge espagnol, Baltasar Garzón, d’intenter un procès pour juger les crimes franquistes s’est heurtée à des institutions qui, aujourd’hui encore, refusent de faire la lumière sur l’histoire du pays. Pour les magistrats et pour le gouvernement de Mariano Rajoy l’affaire est close et rouvrir la plaie ne sert à rien. Au nom de la pacification, les institutions revendiquent l’amnistie proclamée en 1977 après la mort de Francisco Franco. Comme l’histoire le montre, toute dictature qui se respecte se conclut par une amnistie générale.
1936-1975 : la longue impunité
En 2008 Garzón avait reçu, de la part des proches des victimes et des associations pour la mémoire, une liste comprenant les noms de 143.353 hommes et femmes que le franquisme avait fait disparaître entre 1936 et 1975. La réponse immédiate de l’Audiencia Nacional, qui l’a accusé de prévarication et radié de la magistrature pour avoir ouvert une enquête sans en avoir les compétences, a montré à quel point la blessure de la guerre civile espagnole est encore à vif.
Garzón a ensuite été acquitté et sa suspension révoquée, mais immédiatement après, le 9 février 2012, il fut condamné à une interdiction d’exercer, pour une durée de onze ans, pour avoir réalisé illégalement des écoutes de conversations entre les détenus et leurs avocats lors du cas Gürtel. Selon Izquierda Unida (Iu) cela a été un véritable lynchage politique. Il a été expulsé de la magistrature pour avoir découvert un réseau de corruption dans lequel est impliqué le Partido Popular (PP) et y compris le premier ministre Mariano Rajoy. Cependant, la destitution de Garzón n’a pas mis fin aux enquêtes parlementaires, qui continuent à révéler les détails des pots-de-vin au cœur desquels se trouve Bárcenas, trésorier du PP.
Mieux vaut émigrer
Une fois relevé de ses fonctions, le juge, universellement connu pour ses enquêtes qui avaient conduit, en 1998, à l’arrestation du dictateur chilien Augusto Pinochet pendant qu’il séjournait à Londres et avaient rendue possible l’idée d’une justice mondiale, a décidé de quitter l’Espagne et de s’installer en Argentine. Pourquoi ?
L’histoire de Garzón et celle de l’Argentine s’étaient entrecroisées à plusieurs reprises. En 2003, Néstor Kirchner est devenu président et a décidé de faire des droits humains la politique principale de son gouvernement. Lors d’un discours historique aux Nations Unies il s’est déclaré « fils des Mères de la Place de Ma », puis les normes qui imposaient l’impunité et rendaient impossibles de nouveaux procès ont été abrogées. Depuis 2003 des centaines de procès ont été ouverts et de nombreux militaires ont été condamnés alors que d’autres continuent à être mis en cause dans des procès concernant la dictature militaire (1976-83) et ses milliers de morts, ses réfugiés et ses 30.000 desaparecidos.
Durant la période où les procès étaient bloqués en Argentine, Garzón avait entrepris, en Espagne, des actions internationales pour juger les militaires argentins. Dans un premier temps, les accusés ne pouvaient pas sortir du pays car Interpol avait émis un mandat d'arrêt international, puis ils ont été jugés par la magistrature argentine elle-même. L’un d’eux pourtant s’est rendu en Espagne et a été arrêté par Garzón. A partir de là, Adolfo Scilingo, connu pour avoir avoué qu’il avait participé aux vols de la mort lors desquels les desaparecidos étaient jetés vivants en pleine mer, a été enfermé dans une prison espagnole et purge une peine de 640 ans. Les vols partaient du tristement célèbre camp de concentration de l’ESMA (École Supérieure de Mécanique de la Marine), devenu aujourd’hui Lieu de Mémoire et des Droits humains (Espacio de la memoria y derechos humanos). C’est précisément dans ce lieu historique, au siège du Centre International pour la Promotion des Droits de l'Homme de l’Unesco, que l’ex-juge espagnol a son bureau. Avant de devenir le directeur de ce Centre, Garzón avait commencé une collaboration avec le gouvernement argentin au point d'être formellement nommé conseiller de la commission droits humains du Congrès. Garzón savait pourquoi émigrer en Argentine, il était conscient que ses idées y seraient encouragées. En effet, le juge Maria Servini de Cubría a ouvert une procédure pour juger les crimes du franquisme comme crimes contre l’humanité, crimes imprescriptibles et de compétence universelle. Par les tours et détours de l’histoire, la magistrature argentine a fini par inverser les rôles en revendiquant des droits que l’Espagne a reniés.
Silence et omertà de Rajoy
Lors du procès, Garzón a été appelé à témoigner et a confirmé qu’ « en Espagne on n’a jamais enquêté sur les crimes contre l’humanité du franquisme ». Il n’existe, à ce jour, qu’une seule enquête en cours à Barcelone en rapport aux bombardements de l’aviation italienne contre la population civile. Cette procédure a également été ouverte en Argentine par les proches des victimes du franquisme.
Récemment, Amnesty International a accusé l’Espagne de ne rien faire pour enquêter sur les crimes du franquisme et de ne pas coopérer avec la magistrature argentine. Dans un documentaire intitulé « Le temps passe, l’impunité reste », l’organisation dénonce le comportement de l’Audiencia Nacional qui a décliné sa compétence en la matière face à des tribunaux locaux qui ont ensuite eux-mêmes fini par classer les plaintes. Amnesty a déclaré que le jugement du 27 février 2012, qui a établi l’impossibilité d’enquêter sur les crimes de la Guerre civile en s’appuyant sur la loi d’amnistie en vigueur et la prescription des délits, est une interprétation contraire au droit international.
Le 5 octobre 2013, le journal El País a lancé une accusation violente :
« L’Espagne ne veut pas incriminer le franquisme et empêche que les autres le fassent. L’État espagnol réagit désormais comme l’avaient fait le Chili et l’Argentine il y a 15 ou 17 ans, lorsque le juge Baltasar Garzón réclamait l’arrestation des dictateurs, militaires ou policiers au nom du principe de justice universelle. Le gouvernement a menti pour faire obstacle à la procédure ouverte par la magistrature de Buenos Aires en affirmant par écrit qu’il existe de nombreux procès ouverts en Espagne pour les crimes du franquisme. Par la suite, il a refusé la visioconférence comme instrument judiciaire pour recueillir le témoignage des victimes. Et maintenant, après les premières plaintes contre quatre tortionnaires de la dictature dont deux sont morts depuis, le gouvernement, les juges et les procureurs ont invoqué la loi d’amnistie de 1977 ».
La veille, lundi 4 octobre, à la réunion du Comité sur les disparitions forcées des Nations Unies, qui s’est tenue à Genève, Baltasar Garzón accusait l’État espagnol de ne rien faire pour ses desaparecidos, en affirmant qu’il y a 136.000 disparus non combattants dont on ne sait rien. « Ce sont des délits permanents imprescriptibles. Soixante quinze ans après, il n’existe aucun document, aucune étude, aucune initiative officielle » qui détermine les nombre exact des victimes.
« Voilà le motif qui nous a conduit ici, l’impunité évidente consacrée par les tribunaux les plus importants qui ont interdit toute enquête ».
En septembre, le Comité des Nations Unies, avait envoyé en Espagne deux représentants pour demander la dérogation des normes qui empêchent l’ouverture de procès. Après leur visite, ils ont déclaré que l’Espagne ne peut pas fermer les yeux sur la disparition de 114.000 espagnols et sur le vol, durant la guerre civile, de près de 30.000 enfants et ont demandé, en outre, au gouvernement la ratification de la convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Alors que le gouvernement promet d’étudier la requête, le Partido socialista español (Psoe) et la Izquierda Unida (Iu) ont décidé de présenter dans les jours à venir une proposition de loi pour exiger du gouvernement qu'il retrouve et fasse ouvrir sous deux ans toutes les fosses communes où gisent encore des milliers de victimes de la guerre civile et de la dictature. Ces dernières années, on en a ouvert 400 dans lesquelles ont été récupérés les restes de près de 6000 fusillés, mais il reste au moins 2000 fosses clandestines avec un nombre indéterminé de victimes. C’est peut-être pour ce passé qui ne passe pas qu’est enfin arrivé le moment de la vérité.
Article paru dans Il manifesto internazionale le 21 novembre 2013.
Traduction pour Sens public par Isabelle Massol, dans le cadre du Master TLEC de l'université Lyon2.