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Le 21e siècle s’est ouvert au confluent de trois révolutions vertigineuses dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure et qui semblent bien favoriser un accès durable du citoyen à la scène politique.
L’urbanisation, d’abord, puisqu’aujourd’hui 52% de la population mondiale vit en ville. Plus précisément, un cinquième de l’humanité se concentre dans 600 villes, cités qui ne font elles-mêmes que grandir en taille : en 1975, on ne comptait que trois « megacities » – comptant plus de 10 millions d’habitants – (à savoir Tōkyō, New York et Mexico) quand nous en avons aujourd’hui une vingtaine, un nombre essentiellement en croissance en Asie. Vers 2030, l’humanité serait urbaine à 70%. Les pays les plus avancés ont parachevé leur urbanisation, et ce sont désormais les pays en voie de développement qui connaissent l’exode rural – 90% du phénomène d’urbanisation a lieu en leur sein.
L’éducation est le deuxième séisme qui secoue la planète : le monde ne comptait qu’un demi-million d’étudiants en 1900, ils sont cent millions aujourd’hui. Selon certains démographes, l’humanité sera alphabétisée dans son ensemble au mitan du siècle. De plus, de nombreuses universités développent des MOOC (Massive Online Open Course, ou cours en ligne ouvert et massif) suivis parfois par jusqu’à cinq cent mille étudiants à travers le monde, soit autant que le nombre total d’étudiants en 1900 ! Pour le diplômé d’une grande école du monde développé, l’intérêt peut encore être limité – un point restant à démontrer. Mais produire un certificat de Harvard ou du Massachusetts Institute of Technology devant un employeur constitue un sérieux avantage pour un étudiant n’ayant que peu de ressources.
Enfin, les technologies de l’information et de la communication ont fait plus que leurs preuves dans nos vies, avec près de 2 milliards d’internautes (bientôt 5), et plus de téléphones portables en circulation en 2014 que d’êtres humains. Leurs coûts sont surtout tombés assez bas pour être accessibles au plus grand nombre.
Participation citoyenne et crise de l’autorité politique
Le rôle des élites, qui ont traditionnellement eu un accès privilégié tant au savoir et à l’information qu’aux modes et aux outils d’organisation, et contrôlaient ainsi de vastes territoires, est désormais remis en cause. Plus urbanisés, plus éduqués et plus connectés que jamais, les individus peuvent songer à prendre leur destin en main dans un espace délimité, souvent dense. Leur pari est même simple : ça ne peut pas être pire qu’avant !
Dans le même temps, les modes de gouvernance évoluent à travers le monde et de plus en plus d’individus ont accès au processus politique. Ainsi, selon l’ONG Freedom House, en 1900, aucun pays n’avait un système politique multipartite et compétitif fondé sur le suffrage universel, et à peine 12% de l’humanité vivait sous un régime qualifiable de « démocratique ». Par contraste, à l’aube du 21e siècle, 120 des 192 nations reconnues internationalement étaient gouvernées par des démocraties électorales et 60% de la population mondiale vivait dans un régime démocratique[1].
Tous ces phénomènes favorisent naturellement les processus de décentralisation, de gouvernance locale, de transferts conditionnels en espèces, de microfinance, etc., mais aussi de vastes mobilisations, en somme, des expériences d’empowerment, « action par laquelle l’élite ou l’individu en position de force délègue ou fait une concession en insufflant du pouvoir en ses administrés, ou par lequel ces derniers se l’approprient, parfois sans ménagement »[2]. Des acteurs nouveaux, les organisations non-gouvernementales, contribuent évidemment aussi à ces développements.
Avec finesse, le sociologue Jacques Donzelot a également relevé l’influence de la mondialisation sur ces dynamiques, observant : « Dans le monde de la compétition mondialisée, ce rôle de l’État ne disparaît pas, pas plus que l’importance de la citoyenneté sociale. Mais il se trouve revu et complété par une nouvelle exigence : celle de la « mobilisation de la société », qui se développe au fur et à mesure que la concurrence avec le dehors prend autant sinon plus de place que les affrontements sociaux au-dedans de la nation »[3].
Le développement urbain au défi des inégalités
Ces dynamiques sont d’autant plus importantes que les pays riches comme les autres sont confrontés à de sérieux problèmes de développement urbain et abandonnent des pans entiers de leurs populations à elles-mêmes, faute d’une allocation idéale des moyens comme des ressources humaines. Accès à l’eau, à l’électricité, aux soins de santé, aux services administratifs, à un enseignement de qualité, à la sécurité : tout y est difficile, et des fractures se creusent entre nantis et les autres.
Les processus de participation citoyenne se heurtent pourtant à des obstacles de taille. Le premier d’entre eux est ce que l’on nomme pudiquement l’économie politique (political economy), en d’autres termes la corruption, les lobbies locaux, les entreprises régionales, l’effacement de l’État, etc. La provision de services en est directement affectée, et les rapports de force ne sont pas toujours favorables aux citoyens.
La fiscalité soulève également des défis évidents : qui finance quoi, selon quelle modalité ? Des systèmes entiers doivent être repensés, souvent au travers de phénomènes de décentralisation politiquement sensibles. Et se pose également la question du juste équilibre entre pouvoir central et local : des maires de l’État de Kerala (Inde), l’un de ceux où la participation citoyenne est la plus avancée, ont pu manifester leur frustration devant la difficulté à faire des progrès sur des projets municipaux dès lors qu’un nombre incroyable de personnes sont impliquées dans les processus décisionnels. Idem pour la Californie, État américain où les votations populaires font échouer bien des initiatives et n’ont pas peu contribué à l’endettement de l’État dans la mesure où de nombreuses propositions pour augmenter les impôts ont été défaites au fil des décennies.
Le renforcement des capacités locales est également crucial : en dépit de la meilleure volonté du monde, les difficultés à exécuter des projets, à mobiliser les ressources adéquates, à faire appel à des réseaux larges et divers, sont réelles et peuvent entacher la crédibilité des processus participatifs.
La participation d’individus ou de groupes rencontre des problèmes de coordination, d’expression, d’attentes claires, d’inégalités (un individu aisé et disposant de temps peut participer plus facilement qu’un autre devant jongler entre deux métiers ou pris par des activités chronophages), et d’information asymétrique.
Enfin, les citoyens doivent continuer à composer avec les pouvoirs publics : les relais institutionnels sont cruciaux pour traiter leurs revendications. Dans ce contexte, pouvoir attirer des cadres administratifs compétents est un autre aspect trop vite oublié. Cela suppose d’offrir des salaires et des bénéfices à la hauteur des défis : il faut bien payer les instituteurs, les cadres administratifs et la police, ce que les logiques néolibérales ne permettent plus. Les individus les plus compétents sont attirés vers le secteur privé, la redistribution actuelle des deniers publics ne permettant pas d’offrir de bons salaires. C’est donc souvent la porte ouverte à l’inefficacité, à l’indifférence, voire à la corruption.
A l’issue d’une décennie au cours de laquelle la Banque mondiale a dépensé 85 milliards de dollars sur les processus participatifs au travers de divers projets, deux de ses économistes se sont interrogés sur leur valeur intrinsèque[4]. Distinguant entre participation organique (celle qui est spontanée, sans aucune incitation extérieure) et participation induite (par une bureaucratie, une entité), ils ont passé en revue 400 études pour conclure que l’on ne savait pas si la participation induite pouvait offrir des résultats supérieurs à ceux qui seraient le produit d’interventions des administrations ou des marchés. Mais ils notent qu’avoir des institutions étatiques fonctionnelles est crucial pour l’action collective, et qu’il est difficile d’être efficace en leur absence.
Une énergie citoyenne qui s’exprime autrement
Depuis la grande crise de 2008, et dans un contexte de creusement des inégalités au sein des nations, les mobilisations et mouvements citoyens tonnent et résistent avec ardeur aux pouvoirs à travers le monde. Du printemps arabe à Occupy Wall Street en passant par les Indignés, du Brésil à la Turquie en passant par le Québec ou l’Ukraine (article en ligne, cliquer ici), de simples citoyens, urbanisés, éduqués et connectés se mobilisent pour faire valoir leurs droits face à des puissances bien établies partout, et la seule année 2011 a vu des manifestations d’ampleur dans 88 pays représentant la moitié de l’humanité.
Ces grands mouvements, universellement médiatisés se heurtent à un obstacle majeur : ils peuvent s’organiser pour faire tomber des dictateurs ou gêner l’industrie financière, mais une fois l’attention portée sur leur contestation, aucune revendication ne perce. Les déceptions sont alors au rendez-vous. « Occupy Wall Street » n’a, par exemple, pu conserver la sympathie des New Yorkais qu’en se transformant en « Occupy Sandy », collectif qui est venu en aide aux habitants de la mégalopole dans le sillage de la tempête qui a ravagé la côte est des États-Unis en 2012, ou qu’en rachetant les dettes d’individus victimes des banques ou de l’industrie de la santé.
Malgré son histoire récente et ses limites actuelles, la participation citoyenne est pourtant bien en marche et résiste désormais aux pouvoirs avec plus ou moins de fermeté, contribuant à les fragiliser. Ce mouvement n’est qu’en son enfance, mais l’autorité politique va devoir le prendre en compte si elle veut surmonter ses incapacités. Car une chose est sûre : les mouvements citoyens, pour leur part, n’ont pas fini de faire parler d’eux – ils sont la révolution à venir.
Ce texte est adapté d’une intervention prononcée lors du colloque « La participation – l’audace d’un nouveau pacte social », à l’Assemblée Nationale le 4 décembre 2013.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cité dans « How long can the Communist party survive in China? », in The Financial Times, 20 septembre 2013.
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[2]
C’est ainsi que j’ai expliqué le terme « empowerment » dans une traduction d’un article méconnu de Barack Obama intitulé « Pourquoi mobiliser ? Problèmes et promesse dans les quartiers déshérités » (1988) diffusé par Sens Public en juillet 2012.
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[3]
In La France des cités – Le chantier de la citoyenneté urbaine, Fayard, 2013.
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[4]
Localizing Development – Does Participation Work ?, de Ghazala Mansuri et Vijayendra Rao, publication de la Banque mondiale, Washington, DC, 2013.