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C’est un travail de décapage et de réparation que mène Paul Audi dans Qui témoignera pour nous[1] ?
Loin de toute hagiographie, ce livre rend Albert Camus – l’écrivain conspué puis idolâtré – à son art et à sa philosophie.
Depuis la grande biographie de Lotmann, je n’avais rien lu d’aussi juste sur Camus. Rien lu qui prît la peine, avec intelligence et délicatesse, de comprendre Camus, sa vie, son œuvre. Et non de le juger. De lire ses livres, de lire entre les lignes, d’écouter cette parole muette qui est l’autre nom de la littérature. Et de nous dire ce qu’elle nous apprend de notre monde. Pourquoi nous avons besoin, aujourd’hui, en 2013, à cent ans de sa naissance, de Camus.
Paul Audi, bien sûr, va plus loin que cela, puisqu’il se sert – et se nourrit – ici, de Camus, pour élaborer une conception de la justice sans jugement et poser une nouvelle pierre à la philosophie sensible qu’il construit depuis plusieurs livres, à travers un dialogue fécond avec les penseurs, les artistes et les écrivains (Mallarmé, Pessoa, Jarry, Gary, Bernhard) et qui s’articule autour du concept d’esth/éthique, largement développé dans Créer (Verdier, 2010), qui est son grand œuvre. A l’origine de Créer on trouvait un postulat de Wittgenstein (« l’éthique et l’esthétique sont une seule et même chose », Tractatus logico-philosphicus, p. 110) et une question :
« quelle est l’éthique qui pourrait à nouveau nous faire croire que le monde que nous habitons est bien un monde qui nous contient, ou mieux qui nous comprend, à tous les sens du verbe comprendre ? »
Celui qui se posait une telle question ne pouvait longtemps se taire à propos de l’œuvre de Camus.
Je voudrais revenir ici sur une autre question, que Paul Audi évoque, celle de l’intention. Du pourquoi écrit-on. Pour témoigner, nous dit Paul Audi qui cite ce passage de Camus :
« Qui témoignera pour nous ? Nos œuvres. Hélas ! Qui donc alors ? Personne, personne sinon ceux de nos amis qui nous ont vus dans cette seconde du don où le cœur tout entier se vouait à un autre. Ceux qui nous aiment encore. Mais l’amour est silence : chaque homme meurt inconnu. », carnets, note de 1952.
Dans une note de bas de page, Paul Audi s’insurge contre l’idée de Gide qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments :
« Quiconque prend au sérieux l’existence de la littérature ne peut que s’inscrire en faux contre la fameuse et non moins malencontreuse opinion d’André Gide selon laquelle ‘on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments’. Il n’est que trop évident que l’on en fait ainsi. Et l’on peut bien reprocher à Gide d’avoir voulu faire un bon mot avec de la mauvaise foi. En revanche, il n’est pas sûr du tout que l’on puisse faire de la bonne littérature avec de la bonne conscience » (note 1, p. 180).
A travers Gide, c’est Sartre qui est ici visé. Sartre qui sut traiter Camus de bourgeois [2] de son vivant et même, une fois mort, de petit truand [3] . Sartre, qui toute sa vie chercha à se laver les mains de sa mauvaise conscience de bourgeois et à s’acheter, dans le paradis des lettres, une petite place au soleil, dût-il pour cela renoncer au prix Nobel.
Car le vrai différend entre Sartre et Camus se situe là : Sartre accusant Camus de vouloir « faire pleurer le jury »[4] ; Camus rétorquant à Sartre qu’il n’y a pas de juges, pas d’avocats, pas d’innocents et que nous sommes tous coupables – irrémédiablement.
Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre posait ce principe :
« l’écrivain ne doit pas chercher à bouleverser, sinon il est en contradiction avec lui-même ; s’il veut exiger, il faut qu’il propose seulement la tâche à remplir », p. 62.
C’est la question un peu taboue du pathos en littérature qui est ici approchée. Camus cherche-t-il à bouleverser ? Il l’a fait, sans doute, à l’époque des grands élans lyriques de la jeunesse, quand son œuvre était tout entière placée sous le signe de l’éloge : je pense à Noces, je pense à l’Été. Mais, à partir de 1942, il ne cherche plus à bouleverser, car il a commencé un nouveau cycle.
Et ce cycle, on le sait, s’appellera celui de l’absurde. Il devait y avoir trois cycles dans l’œuvre inachevée de Camus : le cycle de l’absurde, celui de la révolte, et celui de l’amour. Pas de place pour les bons sentiments dans le premier, où règnent le silence et l’indifférence, qui interdisent à l’amour de s’exprimer. Pas de place pour les bons sentiments non plus dans le second ; la révolte si elle n’est pas forcément l’expression d’un ressentiment, se défie de tout assentiment prématuré ; l’homme révolté est « un homme qui dit non ».
Dès le début, comme sut le voir Julien Gracq, tout opposait Sartre et Camus[5]. Du côté de Sartre l’idée que l’écrivain doit s’engager volontairement pour une cause historique, et que les lecteurs sont ses compagnons, qui partagent sa cause et révèlent son œuvre ; du côté de Camus l’idée que l’écrivain n’a pas le choix, qu’il est « embarqué dans la galère de son temps » ; les lecteurs ne sont pas des compagnons mais – au sens baudelairien – des frères.
Fraternité d’un côté, compagnonnage ou camaraderie de l’autre. On s’embarque avec des frères mais on s’engage avec des camarades. Entre frères, on partage des sentiments, on raconte sa vie, on se laisser aller, on épanche sa douleur. Entre compagnons ou camarades, on rit, on joue, on se moque, on picole, on se tape sur l’épaule, on partage le même pain, on signe des tracts et des pétitions, on débat, on se bat.
Pour éclairer cette idée, je voudrais citer un passage du Discours de Stockholm :
« L’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me parait ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps », Camus, Discours de Stockholm, 1957
Passons la métaphore un peu ringarde du « service » : l’actualité de Camus est ici, je crois, dans cette idée d’embarquement, qui est mille fois plus concrète que l’idée d’engagement et qui colle davantage à la condition de l’homme moderne, après 1945, à l’heure où se reconstruit une Europe de déracinés, d’apatrides, d’hommes-juifs, d’hommes-nègres, d’hommes privés de terre natale, et cette Europe est encore la nôtre, ce monde est encore le nôtre.
Engagement : on voit des hommes qui s’enrôlent, sous une casquette, et défilent en rang en criant des chants révolutionnaires ou des slogans vengeurs. Embarquement : on imagine au contraire des hommes qu’on force à grimper sur des bateaux et qui se taisent, des femmes qui pleurent et qui se taisent, des enfants qui ne comprennent pas et qui se taisent. L’image n’a cessé de se reproduire depuis les migrations européennes au dix-neuvième siècle et perdure encore aujourd’hui, à l’heure où des hommes viennent échouer sur nos rivages barbelés.
D’autres écrivains que Camus ont choisi cet embarquement à domicile, comme une forme d’assignation à résidence sur un navire qui coule et qu’ils s’interdisent de quitter. Je pense à Thomas Bernhard. Je pense à Imre Kertesz qui a tôt fait le deuil de l’engagement ou de la terre promise et qui a compris assez vite qu’il n’avait d’autre choix, pour remplir sa tâche d’écrivain et témoigner de son temps, que de s’enfoncer dans cet exil intérieur – vivant sa vie d’écrivain sans autre identité que l’écriture dans une Hongrie revancharde et une Europe claustrophobe. J’imagine, d’ailleurs, que Kertesz, en fervent lecteur de Camus, a dû longtemps méditer le sens de ce passage ; en témoigne le titre qu’il a choisi pour publier ses carnets : Journal de galère.
L’embarquement, c’est cette solitude dans la solidarité qui est le fil rouge de la vie et de l’œuvre de Camus.
Or on ne peut pas juger ceux qui s’embarquent avec nous, on ne peut pas juger des frères. On peut juger des camarades ou des compagnons, on peut les exclure du mouvement ou du parti, on peut les accuser de trahison, on peut les passer par les armes.
Paraphrasant Camus, Paul Audi écrit :
« S’il y a un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le droit de juger. Non pas : qu’est-ce que je suis en train de juger ? mais : est-ce que j’ai le droit de juger ? », p. 129.
J’ai toujours éprouvé un sentiment de malaise à la lecture de pamphlets. Et je dois dire que c’est là un art qui me fait rire, ô combien, mais qui me sera toujours étranger. Car je ne peux m’empêcher de me demander : d’où vient-il celui-là, qui juge, d’où nous écrit-il ? quelle est sa mission ? qui le mandate ? au nom de qui, de quoi, se permet-il de juger ? Je lisais récemment cette phrase d’un écrivain qui souhaiter légitimer sa pratique du pamphlet : « se rendre public, c’est accepter d’être jugé ». Réflexe de prof qui aime distribuer des bons et des mauvais points. Ou d’écrivain qui croit encore à la vieille hiérarchie des belles-lettres. En réalité, rien n’est moins sûr. Si je sors dans la rue et que je crie ma rage ou mon désespoir, dois-je pour autant répondre de mon acte devant un tribunal ? Un lecteur, un critique, n’est pas forcé de mettre des notes. Il a le droit – et je dirais même le devoir – de douter. Mais il est requis de lire, de comprendre, de critiquer, et de distinguer. Non le bon grain de l’ivraie mais ce qui le touche ou lui parle et ce qui ne le touche pas, ne lui parle pas (et Sartre a écrit des pages magnifiques sur le sujet). Avec d’autres lunettes que celles de l’époque, de sa grammaire, de son style et de sa mode.
Et donc, je préfère aux démolisseurs, les constructeurs. Aux pamphlétaires les thuriféraires. Or Paul Audi est de ceux-ci. Paul Audi est un lecteur thaumaturge ; sa prose sait ressusciter les livres dont il nous parle, il m’a fait aimer Romain Gary, relire Jarry ou Pessoa, comprendre Mallarmé ou Thomas Bernhard. Et dans ce livre sur Albert Camus, il creuse bien des questions que je me posais moi-même sur cette œuvre, et dont je me suis fait l’écho dans Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu.
Si la démarche de Paul Audi m’est chère c’est que par le biais du concept d’esth/éthique, c’est toute la question de l’intention en art, en littérature, que le philosophe interroge.
Vieille question, question épineuse, certes, et qui resurgit lorsque je tombe, perplexe, devant cet autre discours de Stockholm :
« et tout de suite, un premier constat : c’est que l’on n’écrit (ou décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit avec le très vague projet initial et la langue mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l’intention » (Claude Simon, 1985)
J’approuve sans rechigner le début de la citation mais j’avoue que le « du moins chez moi » m’a interloqué : une telle confiance dans les pouvoirs de l’écriture, une telle autosatisfaction, chez celui qui disait ailleurs « que nous avançons toujours sur des sables mouvants » m’a étonné : en gros, Claude Simon nous dit que, chez lui, le résultat (le livre, le roman, le produit fini) dépasse toujours l’intention (le très vague projet initial) et nous sommes invités à le croire. Pourquoi pas. Quel écrivain avouerait qu’il a manqué son but ? Quel écrivain avouerait que la page blanche valait mieux que les trois cents, les quatre cents, les huit cents pages imprimées et reliées qui s’amassent sur l’étal d’un libraire ?
Qu’est-ce que le résultat pour un écrivain, pour un artiste ? Le sentiment d’avoir tout donné, comme dirait un sportif ? « Il faut y mettre sa peau » disait Van Gogh, mais une fois qu’elle y est mise, la peau, que reste-t-il ? quelle satisfaction ? quel plaisir ? quel orgueil ? Sartre faisait très justement observer qu’il est impossible pour un écrivain de se lire, de même, je crois, qu’il est impossible pour un peintre de regarder son œuvre. Alors, qu’est-ce, le résultat ? le regard des autres ? les mots des autres ?
Et qu’est-ce qui nous permet de dire que l’écriture (le résultat) est plus riche que le silence (la page blanche) ? Elle l’est indéniablement d’un point de vue quantitatif. Mais – et Claude Simon le savait bien – un blanc, un tiret, des points de suspension valent bien des adjectifs et l’on sait qu’en littérature, un mot de trop peut tout mettre en péril.
Un des drames de Camus est de n’avoir jamais eu, je crois, une telle confiance dans les pouvoirs de l’écriture – et c’est cela sans doute qui nous le rend si proche. On lui a reproché son ton sentencieux, son style troisième république, son goût pour les formules à l’emporte-pièce, mais tous ces artifices n’étaient que l’aveu d’un bégaiement intérieur ; ils n’étaient que le masque ou plutôt le bouclier que l’écriture devait revêtir pour se croire invincible, inattaquable, pour éviter le jugement des autres.
Car cette œuvre partait du silence, et c’est cela que nous rappelle Paul Audi. Le silence d’une mère, le silence des petites gens privées de parole qu’il a connues en Algérie. Sartre, d’ailleurs, à qui il faut encore une fois rendre justice, avait bien vu cela, qui parlait de « hantise du silence » à propos de l’Étranger.
C’est Le premier homme qui devait annoncer, après la grande crise de la fin des années cinquante[6], une forme de résurrection, une nouvelle manière, comme il y eut une nouvelle manière chez Giono, chez Gracq, chez Claude Simon lui-même. Dans le troisième cycle romanesque, celui de l’amour, le bégaiement intérieur aurait été davantage assumé, Camus n’aurait plus eu besoin de tous ces points qui étaient comme « de petits néants » (Sartre) et qui faisaient de ses phrases des îles (Sartre toujours), la syntaxe aurait retrouvé une fluidité, un second souffle, une respiration ; le bonheur d’écrire aurait renoué avec les grands élans lyriques de l’avant-guerre ; le livre aurait dessiné cet archipel perdu qu’une mémoire blessée retenait dans ses rets – au lieu de quoi nous avons cette œuvre inachevée, trouée, blessée, plus belle à mon sens d’être restée ainsi, à mi-chemin de l’intention et du résultat, suspendue quelque part entre une origine introuvable et un horizon inattingible.
Parties annexes
Notes
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[1]
Paul Audi, Qui témoignera pour nous ? Albert Camus face à lui-même, Verdier, septembre 2013, 240 p.
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[2]
« Il se peut que vous ayez été pauvre mais vous ne l’êtes plus ; vous êtes un bourgeois, comme Jeanson [l’auteur de la critique de L’homme révolté dans la revue Les Temps modernes] et comme moi ».
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[3]
« Ce n’était pas un gars qui était fait pour tout ce qu’il a fait. C’était un petit truand d’Alger, très marrant, qui aurait pu écrire quelques livres mais plutôt de truand, au lieu de ça on a l’impression que la civilisation lui a été plaquée dessus et qu’il a fait ce qu’il a fait, c’est-à-dire rien », Sartre, 1972, lettre à son ami John Gerassi.
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[4]
« Vous êtes un avocat qui dit « ce sont mes frères », parce que c’est le mot qui a le plus de chances de faire pleurer le jury », écrit Sartre à Camus, dans une lettre ouverte, en lui déniant le droit de parler au nom de la misère.
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[5]
Julien Gracq, dans la Littérature à l’estomac, dès 1950, parle de la « conjonction contre nature Sartre-et-Camus ». A noter, d’ailleurs, que le texte, qui ne ménage guère Sartre, et vise Simone de Beauvoir, fut publié par Camus lui-même dans la revue Empédocle.
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[6]
« je me fais la guerre et je me détruirai ou je renaîtrai, c’est tout », note Camus dans ses carnets en mai 1959.