Qui n’a pas rêvé un jour de retrouver le Nord perdu ? Lire Voyage vers le nord , de Karel Čapek, dans la magnifique traduction de Benoît Meunier, c’est s’embarquer sur la route de ce Nord perdu, non pas avec en bandoulière le romantisme de nos vingt ans, époque où nous parlaient intensément les tableaux de Caspar David Friedrich et les livres de Strindberg, mais avec la lucidité, les yeux grands ouverts d’un homme des années trente ; car le voyage est long jusqu’au nord de Čapek qui, parti en 1936 de sa Mitteleuropa, d’un pays trop neuf et sans rivages, enclavé dans des frontières menacées par des voisins voraces, s’en alla jusqu’aux confins d’une Europe au bord de la catastrophe. Dans les dessins de l’auteur qui sont ici reproduits avec une très grande netteté, on retrouve la même naïveté, la même simplicité, le même humour qui faisaient la grandeur de l’Usage du monde – le livre de Nicolas Bouvier illustré par Thierry Vernet. Naïveté qui n’est jamais forcée, simplicité qui ne tire jamais vers la caricature, humour – humour très particulier, tchèque, on dira, mais ce serait déjà réducteur, tant l’humour singulier de Čapek est universel – qui n’a rien de gratuit. Il y a parfois quelque chose de répétitif dans ces dessins, quelque chose de schématique, mais ces paysages scandinaves, ces vastitudes si monotones de pierres, d’herbes ou d’arbres ne sont-elles pas schématiques ? Enfin, c’est par leur caractère hypnotique (cf. p. 48-49, p. 251) que ces dessins nous parlent : les frondaisons des sapins, les taches des bouleaux, les stries de la roche retrouvent ici leur folle géométrie, fractale, cézannienne, qui est l’assise même de la terre. Car, il faut le dire enfin, Čapek, dans ce livre, se révèle un grand géographe, c’est-à-dire un homme qui sait décrire, écrire la terre, dans ce qu’elle a de substantiel. Il saisit parfaitement ces infimes différences d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre ; il nous montre que le monde scandinave n’existe pas, que c’est une marqueterie de petits mondes bien différents ; quiconque a pris comme l’auteur la tangente du nord, quiconque a rêvé comme lui de ces étendues se sent comme en terre balisée, familière, et se retrouve à lire enfin, noir sur blanc, ses impressions mal formulées. On pourrait regretter que l’auteur n’accorde qu’une attention distraite et fugitive aux êtres humains croisés ici ou là mais on se demande justement si ce n’est pas l’homme, ses folies, ses idéologies, ses guerres passées et à venir, qu’il est venu fuir dans ces parages alors peu propices à l’idée de voyage. Et il faudrait ajouter à ce propos que le thème de la fuite, de la ruée vers le nord, est un thème récurrent de la littérature des années trente ; je pense à Klaus Mann, qui quitta l’Allemagne, à la même époque, pour ces contrées au-delà de la Baltique, ainsi qu’il le raconte dans Fuite au Nord, publié en exil, à Amsterdam, en 1934. Qu’allaient-ils chercher là-bas ces écrivains venus du centre de l’Europe ? Cherchaient-ils la vérité de l’Europe, une vérité qui se situerait là-haut, dans ce nord qui la fascine et l’aimante, d’où elle puise la plupart de ses mythologies ? Partaient-ils à la recherche d’une racine germanique primitive, d’une ramure cousine que n’aurait pas encore grignotée le ver aryen ? On sait aujourd’hui à quel point il s’agissait là d’une illusion, on sait aujourd’hui que les idées raciales avaient cours aussi là-haut, comme ailleurs, même si elles n’ont pas eu le même écho auprès du peuple, même si elles n’ont pas engendré la …