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Gerassi, ventriloque de SartreLecture de "Entretiens avec Sartre" de John Gerassi (Grasset, 2011)John Gerassi, Entretiens avec Sartre, Paris, Grasset, 2011, 528 p.[Notice]

  • Ingrid Galster

Quand ses parents voulaient s’entretenir avec Sartre et Beauvoir, ils l’attachaient au pied d’une table de café : cette anecdote, le politologue américain John Gerassi, né en 1931 en France, la raconte volontiers lors de colloques. Beauvoir avait fait la connaissance de sa mère d’origine ukrainienne au cours des années vingt dans la famille de son amie Zaza où elle travaillait comme jeune fille au pair. Avec le père, un peintre, elle eut l’un des rares one night stands qu’elle se permit. Sartre s’inspira de Stépha et Fernando Gerassi pour créer les personnages de Sarah, « faiseuse d’anges », et de Gomez, combattant dans la guerre civile espagnole, dans Les Chemins de la liberté. Cette proximité favorisa entre 1970 et 1974 de nombreuses conversations avec Gerassi, alias « Tito », conversations qui devaient servir de base à une biographie. Gerassi ne publia, en 1989, aux États-Unis, qu’un seul volume qui s’arrêtait à la fin de l’Occupation. Il avait vendu cassettes et transcriptions à la Bibliothèque de l’Université de Yale. Une agente littéraire le convainquit que sa familiarité avec « l’un des plus grands penseurs du XXe siècle » était un atout à ne pas gaspiller, ce que l’on apprend dans l’édition originale des entretiens parue en 2009 chez Yale University Press, mais non pas dans l’édition française publiée en 2011 chez Grasset. On est d’abord enclin à croire que l’intérêt particulier du livre provient du fait que Sartre, lors de ces entretiens non destinés à une publication immédiate, se livre sans aucune réserve à son interlocuteur. C’est l’époque où il milite avec ses amis maoïstes : on ne s’étonne donc pas que l’optique omniprésente, qui oriente encore plus fortement les questions de Gerassi que les réponses de Sartre, est celle de la lutte des classes. Elle affecte tous les sujets, que ce soit la relation des prisonniers de guerre entre eux au stalag, ou celle entre les garçons de café et leur patron. Cette perspective paraissant aujourd’hui souvent anachronique et contre laquelle Sartre se défend d’ailleurs de temps en temps, condamne ces entretiens à une certaine monotonie, et cela d’autant plus que Gerassi omet de fournir, dans les notes, les contextes qui auraient pu expliquer aux lecteurs les positions de Sartre, du moins en quelques cas. Après lecture, on se demande du reste si c’est vraiment Sartre qu’on entend. Gerassi admet qu’il a sélectionné et concentré sous une seule date des sujets identiques apparaissant dans plusieurs conversations, mais il ne dit pas à quel point il est l’auteur des répliques de Sartre. Quand on compare la version imprimée avec les CD (que les chercheurs peuvent se procurer à Yale), on remarque pourtant qu’en beaucoup d’endroits c’est lui. Voici un exemple. En parlant de l’attitude de Sartre sous l’Occupation, on ne peut pas ne pas évoquer la déclaration, exigée de tout fonctionnaire par Pétain, attestant de n’être ni juif ni franc-maçon. Beauvoir écrit dans son autobiographie que Sartre, avec la raideur morale qui le caractérisa lorsqu’il rentra de captivité fin mars 1941, lui reprocha d’avoir signé cette déclaration. Puisqu’il reprit son poste de professeur de philosophie dans l’enseignement public, il fallait supposer que Sartre lui-même avait également donné cette signature. Mais en 1989, dans la biographie de Gerassi, on apprit que non. « I refused to sign », aurait dit Sartre (en français, évidemment) à l’auteur. Et pourtant on lui aurait rendu son poste parce qu’il y avait entre lui et l’inspecteur général Davy une complicité muette contre le régime de Vichy. Or, en 2006 sortit un document dans lequel Sartre déclare sur l’honneur, le 20 mai 1941 au lycée …