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Articulé autour d’une vingtaine d’études de cas et adoptant une approche résolument culturaliste, Le spectacle de l’histoire[1] est un ouvrage collectif portant sur la manière dont le passé a été mis en scène entre le début du dix-neuvième et la fin du vingtième siècle. Plus précisément, les auteurs se sont intéressés au rôle des héros (partie 1), à la place des femmes (partie 2) et au spectaculaire (partie 3)[2], principalement au théâtre (huit articles), aux films (six articles), aux commémorations et aux reconstitutions publiques (quatre articles)[3]. Dans une introduction aux accents programmatiques, Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau et Julie Verlaine expliquent vouloir éviter la posture pure de l’historien-expert qui juge les productions culturelles à l’aune de ses propres attendus disciplinaires. Ils écrivent ainsi, on ne peut plus explicitement : « la question de la vérité historique validée par l’expertise ne se pose pas (…) la question n’est pas celle de sa fidélité [au spectacle] à la science[4]. » Ils s’inscrivent ainsi, explicitement, dans la continuité d’une série de travaux publiés depuis le début des années 1970, visant à mieux percevoir les articulations entre histoire et représentations.
Dans cet ouvrage, la perspective choisie est moins évaluative que compréhensive, l’objectif poursuivi par l’ensemble des chercheurs étant de déterminer selon quelles modalités un certain nombre de productions culturelles se sont approprié le passé. Ce qui les intéresse particulièrement, c’est tout à la fois de comprendre la fabrication de formes concrètes et d’identifier des stéréotypes identitaires propres à une période et à un espace précis[5]. Les choix relatifs à la mise en scène aussi bien de films que de pièces de théâtre ou de cérémonies commémoratives, ainsi que la conception des costumes, la construction des décors, la posture du corps des acteurs sont étudiés dans cette optique. Par exemple, dans un article consacré à Jeanne d’Arc, Julie Déramond a écrit qu’au dix-neuvième siècle, le costume de l’actrice visait un triple objectif de « vraisemblance historique », de « représentation d’une héroïne guerrière » et de « reconnaissance » immédiate de cette figure par le public (p. 112). L’étude de cette dernière dimension, soit la réception – anticipée ou réelle – par le public et par la critique, constitue un point commun à la plupart des articles réunis dans ce recueil.
Cette attention portée tout à la fois à la conception et à la circulation des formes revient à s’interroger sur la façon dont l’art donne « chair » à l’histoire, c’est-à-dire à questionner les différences et les complémentarités entre l’écriture de l’histoire par les historiens et la conception de spectacles par les artistes. Dans ce but, plusieurs d’entre eux se sont intéressés aux effets de réel et, en particulier, au rôle des détails (Jean-Marc Leveratto et Fanny Robles, notamment). Ils expliquent, chacun dans leur domaine, que les créateurs ont fait mener des recherches en archives par leur équipe, car ils savaient qu’une partie de leur public serait attentif à ces petits riens qui renvoient au temps passé. Erika Wicky indique ainsi que l’ajout de ces signes vise à établir une « illusion parfaite », « le détail fonctionne lorsque, sous prétexte d’être un déclencheur de savoir, il permet au récit de la bataille de reconstituer ses péripéties. » (Erika Wicky, p. 240).
L’intérêt pour ces choix culturellement construits a conduit les auteurs à s’interroger sur des notions telles que la vraisemblance ou le réalisme des représentations, et non sur la fidélité au référent ou sur l’authenticité de celles-ci. De même, ils insistent sur l’importance des genres et des formats préexistants aux productions, ainsi que sur l’existence « d’une mémoire historique stéréotypée partagée » (Crivello, p. 203) et d’ « héritages culturels et scéniques » communs (Rémi Dalisson, p. 91). Ils questionnent donc moins l’adéquation entre des formes culturelles et des faits passés que les rapports entre ces formes et les normes sociales et les conventions artistiques contemporaines à la conception de celles-ci.
Par ailleurs, près de la moitié des articles portent sur des sujets et adoptent une approche relevant des gender studies ou des postcolonial studies, ce qui, dans le contexte français, constitue en soi l’un des intérêts de cet ouvrage. Ainsi, un texte a pour sujet le « show business ethnologique » (Fanny Robbles, p. 221), alors qu’un autre porte sur la façon dont quelques auteurs de théâtre ont contesté la « culture coloniale » au moment même où celle-ci tendait à s’imposer en France (Isabelle Scaviner, p. 69). Un article passionnant traite de la réévaluation de la figure de l’indien dans les deux derniers films de John Ford (Jean-Louis Libois). Hélène Marquié a étudié la façon dont un ballet produit à Paris en 1830 a permis de valoriser le statut social des femmes devant un public qui n’était pas forcément prêt à recevoir un tel discours. Prenant comme cas d’étude une série de pièces militantes des années 1920, Léonor Delaunay a, par contre, expliqué en quoi les rôles attribués à des femmes étaient le plus souvent cantonnés à la sphère de l’intime, les hommes occupant seuls l’espace public. Ainsi, les rapports homme-femme et leur évolution dans le temps occupent une place importante dans l’argumentation de plusieurs auteurs (Delphine Chedaleux, Myriam Tsikounas, Taline Karamanoukian). La figure de Jeanne d’Arc et la façon dont elle a été utilisée comme un symbole politique sont également appréhendées dans deux textes (Julie Déramond et Danièle Sansy).
Il est aussi précisé, dans l’introduction, que pour chacun des articles le but n’est « pas seulement d’examiner les rapports que les sociétés contemporaines entretiennent avec un certain passé, mais de comprendre ce qu’elles disent d’elles-mêmes par ce détour » (p. 9). Suivant cet axe, un certain nombre de textes se donnent pour objet de repérer en quoi tel ou tel spectacle rend plus compte d’enjeux contemporains que d’un questionnement historien sur le passé. Si ce type de constat est pertinent, on s’interroge sur la nécessité d’y consacrer de longs développements. En effet, comme l’a noté avec malice et ironie Pierre Sorlin dès 1974, « établir une homologie de fonctionnement entre un instrument d’expression idéologique [tel qu’un film] et une formation sociale, montrer qu’ils s’éclairent l’un par l’autre n’est pas très intéressant : le même évoque nécessairement le même[6] ». En s’inspirant des travaux de Christian Delage et de Vincent Guiguenot, il semblerait plus intéressant de s’interroger sur la thèse suivant laquelle « si les films peuvent infléchir les comportements individuels ou collectifs, ce n’est pas parce qu’ils offrent à la société un miroir dans lequel son image serait renvoyée. Ce qui les distingue, au contraire, c’est leur volonté inaugurale de se livrer à une reconstruction du présent comme du passé, et non à une reconstitution ou à une simple duplication[7]». Car le paradigme interprétatif adapté – d’ailleurs adopté par plusieurs auteurs – consiste à considérer les productions culturelles comme des récits réalistes (des reconstructions) et non comme des reflets de la société contemporaine de leur réalisation (des reconstitutions). Et, comme cela est noté en introduction de l’ouvrage, « cette complexité est d’autant plus grande que, comme toujours en histoire culturelle, les intentions des metteurs en scène de l’histoire sont loin de correspondre exactement aux attentes et aux lectures des publics qui assistent au spectacle. » (p. 19).
En fait, une sorte de déséquilibre est récurrente tout au long de l’ouvrage, entre une très fine problématisation du terme de spectacle et une conception parfois assez floue et somme toute datée du rapport à l’histoire. À de rares exceptions près, la distinction entre temps passé, écriture de l’histoire et mémoire partagée n’est pas faite. Si Johannes Landis s’appuie sur la pensée de Ricœur afin d’expliquer, avec à propos, que les figures de héros construits par les historiens sont également le produit de choix subjectifs et culturellement construits, cette idée – certes subversive, mais aujourd’hui communément acceptée – n’est pas souvent développée (Johannes Landis, p. 59 et p. 63-64). Par ailleurs, l’histoire est assimilée, sans que cela relève d’un questionnement approfondi quant à ce qui se rapporte au domaine de l’événement et du politique (qu’il s’agisse d’ailleurs d’actualité ou du passé)[8]. Dans la plupart des textes de ce recueil, la production culturelle (pièce de théâtre, film, etc.) est étudiée, car elle porte sur un ensemble de faits ou sur des personnages historiques passés considérés comme digne d’intérêt. Cette perspective relève de l’histoire des représentations la plus classique et il aurait certainement été possible de se demander également en quoi les spectacles contribuent à transformer un espace social donné. Il aurait alors été possible de considérer que la sortie d’un film en salle, la représentation d’une pièce de théâtre ou encore la diffusion d’une série télévisée constituent autant d’événements historiques. Cela aurait décloisonné l’opposition qui ressort de cet ouvrage entre l’histoire – le politique principalement – et ce qui relève du spectacle. Une véritable histoire culturelle des rapports entre passé et spectacle aurait nécessité un tel déplacement, alors que l’ouvrage se situe le plus souvent dans le domaine de l’histoire culturelle du politique.
L’excellent article de Maryline Crivello, Quête du Graal et légendaire contemporain. Les mises en spectacle historiques du médiéval, opère d’ailleurs ce déplacement. Étudiant une série de fêtes de villages ayant pour sujet le Moyen-âge, la chercheure s’intéresse à leur utilité sociale dans le temps présent[9]. Ces événements sont appréhendés, car ils participent au développement d’une forme de tourisme mémoriel dont les enjeux sont tout à la fois économique et politique. Elle note : « loin d’être seulement un spectacle à portée lucrative, les fêtes médiévales s’insèrent entièrement dans la vie politique et sociale de la cité. » (p. 203). Elle souligne, surtout, que l’investissement de nombreux bénévoles rend aussi compte d’une attente sociale, de la volonté de « retrouver un esprit communautaire » (p. 203). Ce questionnement, résolument orienté vers le temps présent, permet de mieux saisir la manière dont ces événements façonnent notre perception du passé. Cela est fait sans oublier que ce qui est en jeu lors des spectacles, c’est bien une certaine conception du vivre-ensemble et du partage du sensible, et, in fine, « si le cadre historique manque, on l’invente, on le reconstruit, on fabrique de la mémoire quitte à fausser l’histoire. » (p. 202). Ce constat n’invalide aucunement l’intérêt les autres articles ; il vient simplement rappeler que l’étude de la conception et de la diffusion d’un spectacle renseigne avant tout sur la société qui lui est contemporaine.
Parties annexes
Notes
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[1]
Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau et Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.
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[2]
Entendu ici comme étant « ce qui frappe la vue ou l’imagination par son caractère remarquable », Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau et Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 193.
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[3]
Ces articles correspondent à des versions revues et corrigées de communications qui ont été données lors d’un colloque éponyme qui s’est tenu à l’IMEC, entre le 10 et le 12 avril 2010. Cinq tables de ce colloque peuvent être écoutées sur le site de France Culture (en ligne). Consulté le 30 octobre 2012 .
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[4]
Stéphane Haffemayer, Benoît Marpeau et Julie Verlaine (dir.), Le spectacle de l’histoire, p. 10
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[5]
Ce type d’approche a été favorisé au détriment de la plus classique histoire des idéologies et de la propagande.
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[6]
Pierre Sorlin, « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1974, p. 268.
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[7]
Christian Delage, Vincent Guigueno, L’historien et le film, Paris, Gallimard, 2004, p. 13-14.
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[8]
Ce biais s’explique certainement en partie par le fait que l’équipe à l’origine de cet ouvrage est structurée autour d’un axe de recherche intitulé Cultures et Politiques.
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[9]
Elle explique que cette période est souvent choisie car elle fait consensus dans le public, alors que des événements plus récents (les conflits du vingtième-siècle notamment) ont tendance à raviver des tensions entre les habitants de ces villages.