Cela commence par une phrase posée sur une table de librairie, cela commence par une image contenue dans le rectangle de la couverture d’un livre. C’est une silhouette d’homme qui rappelle un héros du cinéaste Aki Kaurismäki, dans L’Homme sans passé, ou peut-être Le Havre. La phrase, c’est : Pourquoi je hais l’indifférence. Il s’agit du titre d’un livre de Antonio Gramsci. Ou plutôt du titre d’un recueil de chroniques gramsciennes, rassemblées, commentées et subtilement préfacées par le philosophe et traducteur de Pavese et Agamben, Martin Rueff. Si j’évoque ces circonstances, c’est qu’elles ont un sens. Elles montrent la force d’attraction de livres non identifiés pour des lecteurs disponibles. Même si personne n’en a parlé, à ma connaissance, même s’il est paru dans une complète indifférence, inaperçu, après que sa parution a été repoussée une ou deux fois, en décembre dernier, il y a moins d’un mois, d’autres ont dû faire ce geste, acheter un livre parce qu’il envoie un signe. Évidemment je connaissais – un peu – Antonio Gramsci. Je ne l’avais pas lu depuis longtemps. Je savais qu’il était mort à la veille de la guerre, à 45 ans, c’était en 1937. J’avais lu quelques Cahiers, et les Lettres de Prison, ces hauts murs derrière lesquels il passa plus de dix ans, de 1926 à 1937. Il faut empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans avait dit le procureur mussolinien. Il mourut quelques jours après sa libération. Il y avait écrit presque tous ses livres, comme d’une tour de guet, à la manière de Rosa Luxemburg, à qui l’on pense souvent en le lisant. À quoi riment ces mots, cette question : Pourquoi je hais l’indifférence ? Que font-ils résonner cent ans plus tard, dans un autre temps, le nôtre ? Il y a deux versants à la réponse de Gramsci : la colère, d’abord, qui le saisit devant les injustices, devant les turpitudes, et la bêtise. À la manière d’un Orwell il n’hésite pas à convoquer les questions de principe et les questions de détail. La deuxième réponse, la plus grave, tient à sa conviction que chacun de nous, chacune est comptable du cours des choses. Foin des lamentations et des pleurnicheries, notre monde est ce que nous sommes, et si nous manquons tant de cette imagination concrète de l’intellectuel qu’il jugeait indispensable, si nous sommes paresseux, tant pis pour nous. Une fois enlisés dans notre médiocrité, cette sainte indifférence nous étranglera, nous asphyxiera, nous écrabouillera, si nous ne lui avons pas impitoyablement tordu le cou avant.