Résumés
Résumé
Ce texte écrit à deux mains (l'une taïwanaise, l'autre européenne) se propose d'étudier la notion d'affrontement d'un point de vue moral : est-ce ou non une valeur d'accepter ou de vouloir l'affrontement ?
Abstract
Written by two philosophers of education, one is from Taiwan and the other from Europe, this study investigates the notion of confrontation by using the point of view of moral: is the confrontation a value deserved to be recognized or be required?
本文由兩位分屬於東西方(華人與歐洲)的學者,共同從道德的角度,針對:「是否應該接受甚或需要『對抗』此一價值」所進行的分析與研究。
Corps de l’article
Nous voudrions ici commencer une enquête sur les notions d’affrontement ou de conflit pris dans leur sens moral. Est-ce ou non une valeur ou un devoir de s’affronter, d’aller au combat, de ne pas s’y dérober ? Nous : d’un côté un philosophe de l’éducation de culture chinoise, de l’autre un philosophe de l’éducation de culture occidentale, l’un et l’autre soucieux comme dit Montaigne « de se frotter et limer la cervelle contre la cervelle d’autrui ». Non seulement par goût et intérêt pour les cultures différentes, non seulement encore pour chercher à en apprendre quelque chose, mais aussi parce que l’un et l’autre ressentions certaines étroitesses dans nos cultures respectives et voulions nous en dégager.
Le premier (l’Occidental) ressentait comme une certaine injustice, ou comme une exigence démesurée par rapport à certaines injonctions sinon de sa culture, du moins de son temps, qui inviteraient les individus à se dépasser continuellement, à se renouveler constamment, à se ré-éduquer constamment. Elles tendent à faire de l’affrontement une sorte de devoir moral : il serait sinon bon, du moins noble de s’affronter, d’aller au combat, de ne pas le refuser car c’est là que nous nous dépassons, que nous trouvons en nous d’autres ressources ; le contraire – l’évitement, la ruse, la fuite – serait précisément « fuite », « évitement » et « ruse » au sens où ces notions sont connotées moralement de façon négative. Pourquoi en était-il ainsi et quelle valeur était impliquée ou non dans cette notion d’affrontement ? Comment se fait-il que malgré certains ouvrages qui, très régulièrement, critiquèrent cette sorte d’obligation, celle-ci ne continuait pas moins à s’imposer ? N’y a-t-il pas à l’évidence des cas où il est nettement préférable de ne pas s’affronter, d’éviter l’affrontement, de s’en détourner, et cela sans que le moins du monde on impute défaut et faiblesse morale à de telles postures ? Pourquoi donc et d’où peut venir ce « devoir de l’affrontement » et comment s’en dégager ?
Le second, à l’inverse, voyait bien que souvent sa culture donnait lieu au reproche suivant : chez les chinois, il n’y a pas trop d’affrontement, et tout particulièrement, pas trop d’affrontement politique ; il serait mal venu, et de toutes les façons dangereux, de s’opposer aux pouvoirs et la sagesse chinoise recommande bien souvent de se courber devant les pouvoirs, de ne pas les affronter. Le reproche de conformisme lui est souvent adressé. Et bien entendu, cela ne le gênait pas moins que l’autre ne se trouvait gêné par l’obligation de l’affrontement.
C’est en songeant à ce qui nous gênait ainsi mutuellement que nous entreprîmes cet échange. Bien sûr, le thème en question s’invitait lui-même dans notre discussion. Et cela de deux façons. D’abord, concernant la règle de notre relation : entre nous, de quelle relation s’agissait-il ? Vu que la relation d’affrontement était notre objet, l’interrogation sur la modalité de notre relation devenait elle aussi objet d’interrogation. Ensuite, concernant la visée de l’enquête : s’agissait-il de trancher, s’agissait-il d’affronter une fois pour toutes cette question, et décider vraiment ou en vérité ? En s’orientant ainsi, nous aurions reconduit naïvement la notion même que nous souhaitions interroger. Vouloir en finir, vouloir vraiment savoir, n’est-ce pas là en effet une forme d’affrontement ? N’est-ce pas là une façon de soumettre la discussion, son objet et ses modalités, à la loi de l’affrontement et de quelque chose comme un devoir de vérité ?
Un livre de François Jullien (La propension des choses[1]) nous permit de commencer cette enquête.
L’affrontement, comme lieu de partage entre une pensée occidentale et une pensée chinoise, sinon orientale
François Jullien fait de la notion d’affrontement un lieu de partage entre la pensée occidentale et la pensée chinoise. Les occidentaux valoriseraient et se penseraient eux-mêmes selon l’idée d’un affrontement, tandis que cette idée serait non seulement étrangère à la pensée chinoise mais critiquée par elle. Elle semblerait même penser « les mêmes phénomènes » selon une tout autre logique, celle du « che ».
Qu’est-ce à dire ?
L’action efficace comme « che »
Le but de F. Jullien dans son ouvrage est de penser et de donner à penser aux Occidentaux que « nous » avons un autre modèle de l’action efficace.
Ce modèle, c’est la notion de « che », entendu comme « potentiel né ou découlant de la disposition ». L’ancrage de son analyse est la pensée stratégique chinoise qui élabora et discuta longuement cette notion, faisant partie désormais du fond d’évidences partagées constitutif de la culture chinoise (p. 30).
De quoi s’agit-il exactement ? Du talent du stratège à apprécier et à jouer de tous les facteurs impliqués dans la situation, de telle sorte que celle-ci lui soit à chaque instant favorable.
En ce sens, on dira que le vrai stratège n’est pas belliqueux ; non pas pour des motifs moraux, mais parce que tout aura été disposé, fomenté, pensé de telle sorte que l’ennemi aura été d’avance circonvenu de toutes parts. Le stratège ne s’attache pas au face-à-face, ou ne centre pas son attention sur le face-à-face, il l’évite même ; en revanche il aura été attentif auparavant au « potentiel » de la situation, il aura compris et su utiliser tous les alentours et su jouer de leurs différences, de telle sorte que l’ennemi, sans même avoir à se battre, reconnaîtra sa défaite. La bataille n’est même plus nécessaire, tout aura été fomenté auparavant. La manipulation, pour être secrète, pour avoir été ourdie, n’en sera que plus certaine, et la maîtrise avec elle :
« Les vrais qualités stratégiques passent inaperçues, le meilleur général est celui dont le succès n’est pas applaudi : il ne donne à louer, aux yeux du commun, ni vaillance ni même sagacité. » (p. 22)
« Pas même sagacité », car nul besoin d’être inventif ou fin : il suffit d’avoir su jouer des facteurs de la disposition, d’avoir repéré ses lignes de forces, de les avoir laissé jouer. Ainsi se retrouve-t-on pris et défait sans même avoir vu venir l’ennemi et sans même qu’il ait montré sa face. On comprend que l’on puisse en être agacé, si l’on n’a pas compris par avance cette règle, si l’on croit que l’ennemi doit se montrer, si l’on tient pour beau et noble que l’ennemi se montre et que le combat soit vu de tous. Autrement dit, si l’on est un peu trop occidental !
Il s’ensuit une détermination de la vraie tactique.
« Elle doit tout d’abord toute son efficacité à ce qu’elle épouse parfaitement l’évolution de la situation et soumet d’autant mieux l’ennemi qu’elle réussit à s’adapter constamment à lui : ce qui, relevant de la conjoncture, semblait devoir échapper aux calculs initiaux se voit donc tout naturellement réinvesti par ceux-ci ».
Elle parvient en particulier à s’appuyer sur son adversaire et à utiliser ses mouvements pour mieux le circonvenir. Mais son but aussi est de fixer son ennemi et de lui faire croire ou penser qu’en était bien fixe il se garantit lui-même. Au contraire, en se fixant ainsi, en pensant se garantir, il est au maximum de l’illusion :
« L’art du chef de guerre est de conduire l’ennemi à adopter une disposition relativement fixe, et donc repérable, qui donne prise sur lui, en même temps que de renouveler constamment sa propre disposition tactique de façon à le dérouter systématiquement. » (p. 29)
Tout le travail du livre est d’explorer cette notion de « che » en montrant comment elle joue à différents niveaux de l’expérience de la culture chinoise : des pensées politiques et esthétiques à la conception de l’histoire autant qu’à l’ontologie. Nous ne pouvons pas ici suivre et restituer l’ensemble de ce parcours.
La conception de l’affrontement ultime
Par contraste avec cette pensée de l’efficacité, c’est à l’affrontement direct et public que l’occident s’est attaché.
Au niveau de l’art stratégique tout d’abord, F. Jullien remarque que, tandis que la pensée chinoise s’efforce de peser la situation et de l’infléchir à son profit, tandis qu’elle se préoccupe d’éviter l’affrontement, toujours incertain en fait, ou qu’elle s’efforce d’éviter « le véritable engagement », la pensée de la guerre occidentale aurait toujours valorisé, de Homère à Clausewitz, le « choc frontal », « l’affrontement direct », le « tout ou rien » de la bataille décisive. Ainsi en serait-il du choix grec de valoriser les hoplites plutôt que la cavalerie légère, ou encore du mépris dans lequel l’Occident tint généralement les armes de jets.
De là découle une opposition entre l’homme stratège et l’homme héroïque : l’affrontement serait au cœur de la pensée héroïque et tragique occidentale.
« Tandis que l’homme tragique se heurte irrévocablement à des puissances qui le dépassent et résiste pour ne pas céder (eiken, le maître mot du théâtre de Sophocle), l’homme de la stratégie se fait fort de pouvoir gérer tous les facteurs qui sont en jeu parce qu’il sait en épouser la logique et s’y adapter. L’un découvre fatalement trop tard ce qui lui échoit – comme « destinée » ; l’autre sait déceler par avance la propension des choses à l’œuvre au point de pouvoir en disposer. » (p. 31)
C’est aussi une certaine idée de « la vérité » qui conduit le héros : dans l’épreuve qu’il s’impose, on verra sa bravoure, et l’on verra ce qu’il vaut. L’héroïsme de l’affrontement est aussi épreuve de vérité du sujet lui-même, comme si au fond tout « l’appareil tragique » n’avait été construit qu’à cette fin, comme si la tragédie n’était rien d’autre que la manifestation ou une manifestation exemplaire de la subjectivité. Le stratège chinois ne considère pas que le moment de l’affrontement soit quelque chose comme le moment d’une épreuve où serait en question « la vérité du soi ou du sujet ». Le héros, dit F. Jullien, raisonne toujours selon l’idée de « force trop grande pour lui », de force qui le dépasse et il trouve précisément son honneur dans cet affrontement. La pensée chinoise n’ignore nullement cette notion de force, mais c’est comme si ce qu’elle avait à dire de ces forces ne se rassemblait nullement ni dans cette idée de « force trop grande pour soi », ni dans la dualité « force trop grande – force petite ou négligeable ». Les forces sont diverses et en jeu dans la disposition ; toutes ne sont pas référées au héros comme s’il en était la mesure ; mais l’enjeu du stratège est de faire servir ces forces diverses à son profit.
Généralisant ces deux premières occurrences (l’art stratégique, la tragédie), François Jullien pose alors que le schème de pensée distinguant les fins et les moyens, qui gouverne la conception occidentale de l’action, est lui-même solidaire d’une telle idée d’affrontement. C’est parce que nous pensons la guerre selon un ordre des finalités que nous sommes conduits à valoriser la thématique de l’affrontement. Il n’en dit guère plus, et cela n’est pas tout à fait évident. Comment pouvons-nous comprendre ? Selon cette perspective de l’affrontement décisif, l’action doit non seulement avoir une fin, se proposer une fin, mais elle doit aussi avoir un terme et une fin en ce sens de « terme ». Cette fin doit être fixe, ou doit être un aboutissement, si bien que la pensée peut se concentrer seulement sur les moyens : l’attention aux moyens seuls a pour condition que la fin soit connue et soit le terme. On peut alors s’investir entièrement, totalement, absolument dans les moyens. Plus donc que le schème fin moyen, ce qui est solidaire de la notion d’affrontement comme affrontement ultime c’est une certaine indépendance de la question des moyens, une séparation ou une neutralisation de la question du rapport fin-moyen. Cette séparation ou neutralisation permet une mobilisation maximale des personnes : ceux ou celles en effet pour qui les fins sont troubles, incertaines, ont du mal à se mobiliser. « Heureusement », pourrions nous dire, « il y en a pour qui les fins sont claires, pour qui le terme de l’action est connu, en sorte que les autres peuvent se consacrer aux moyens et seulement aux moyens ». Ainsi la fin doit-elle être fixée, nettement, pour que tout l’effort porte sur les moyens et seulement eux.
Enfin, et c’est le dernier point sur lequel F. Jullien insiste, cette valorisation de l’affrontement et de la « bataille décisive » aurait aussi pour conséquence de valoriser excessivement les facteurs moraux (courage, détermination) dans la guerre et dans l’action en général. La pensée chinoise est toute différente sur ce point, et elle conduit à relativiser fortement ce point de vue moral : « C’est la propension objective découlant logiquement de la situation, telle que celle-ci est agencée, qui est déterminante, et non la bonne volonté des individus ». Formulation plus radicale encore : « courage et lâcheté sont une affaire de che ». Le commentaire ajoute : « Si les troupes obtiennent le che (bénéficient du potentiel né de la disposition) alors les lâches sont braves ; si elles le perdent, alors les braves sont lâches » ; et encore : « courage et lâcheté sont des variations du che ».
On retrouve bien là ce que nous disions plus haut de la notion d’épreuve : l’affrontement est solidaire de la thématique de l’épreuve en tant que mesure des êtres et de leur valeur essentiel. L’importance et surtout l’isolement du point de vue moral vérifient cette idée : il est beau et noble de s’affronter, c’est dans l’affrontement que l’on mesure ce que chacun est en vérité. L’affrontement est mesure des personnes et il faut les mesurer. Pourquoi ? Les enjeux moraux sont à nouveau une pièce d’une métaphysique de la subjectivité propre à l’Occident.
La critique
Voilà donc l’essentiel des arguments. Assurément, il y aurait de multiples objections à faire.
On devrait tout d’abord rappeler la figure, si importante en Occident depuis les Grecs, de l’affrontement des hommes libres et égaux, dans sa dimension initialement militaire et surtout politique. Elle ne sera pas vraiment convoquée ou analysée. Elle est bien présente, mais furtivement, comme lorsqu’il s’agit d’analyser le modèle politique chinois et son incapacité à penser la démocratie (voir en particulier p. 67) ; mais on ne peut pas dire que cet aspect des choses soit versé au dossier et soit en mesure de rééquilibrer la balance.
De même aussi, aucun compte n’est tenu de la critique de l’héroïsme ou du souci de gloire, tel qu’il revint régulièrement dans la tradition occidentale (d’abord chez les Grecs eux-mêmes, où les valeurs du héros sont connues et critiquées, mais ensuite très régulièrement, par exemple chez Montaigne, chez Hobbes, ou chez les jansénistes). Il serait ainsi tout simplement faux de « résumer » ou de réduire la pensée occidentale à cette unique image du héros.
Enfin, l’idée même qu’en Occident dominerait le schème fin–moyen dès lors que l’on pense l’action serait à reconsidérer : les Grecs faisaient une distinction très nette entre « action » (praxis) et « production » (poiésis), et considéraient que le rapport moyen/fin concernait la production et non pas l’action. C’est seulement le fait des « modernes », d’avoir fini par soumettre l’action aux critères de la production[2]. Il s’ensuivrait que ce que F. Jullien critique, c’est non pas exactement la pensée occidentale, mais une certaine modernité de cette pensée. Cela n’annulerait en aucune façon ses critiques ; au contraire cela les renforcerait, du moment que, comme lui, nous chercherions à nous dégager de cette réduction.
Il reste que, en dépit de ces objections, le but de l’auteur est bien de nous inviter à nous défaire d’une certaine idée de l’affrontement, et c’est à cela qu’il nous faut être attentif. Dans la vie ordinaire, nous n’attendons pas que nos amis soient toujours et tout le temps dans la vérité pour entendre et, éventuellement, pour accepter leur reproche. Nous ne sommes pas comme ces petits enfants qui refusent toute critique au motif que l’autre n’est pas tout à fait net ou n’a pas raison en tout. Nous acceptons d’entendre et d’examiner. C’est ce que nous voudrions faire ici.
Qu’est-ce qui est visé et comment le reformuler pour nous-mêmes ? La critique concerne cette notion et ce goût de l’affrontement final, décisif, terminal.
À la fin de son ouvrage, François Jullien écrit que toute la pensée du che fut construite « contre la figure de l’affrontement, épuisant et stérile » (p. 260). C’est donc dire que ce motif occidental de l’affrontement ultime ou final va dans le sens d’un épuisement et d’une stérilisation. Pourquoi ?
« Ce conflit devrait être le dernier ; du moins est-ce cela qu’il faut viser ». Ici se révèle que le goût du conflit, dans la mesure où il est goût de l’ultime combat, est aussi le souci d’en finir avec le conflit lui-même, avec tout conflit. Derrière chaque conflit, derrière chaque affrontement devrait se jouer la fin des conflits, la fin des affrontements et le souci « d’en finir enfin ». Ce serait ainsi une certaine idée de l’être permanent, et trouvant sa vérité dans cette permanence, qui conduirait le héros occidental ; c’est, à l’inverse, l’idée d’une activité qui se poursuit et d’un temps mobile qui conduit le stratège chinois.
Ici, il faut dire que François Jullien croise une problématique propre à Nietzsche, qui porta exactement le même diagnostic d’épuisement sur la société occidentale. Il disait en effet ceci :
« La croyance à l’étant se révèle n’être qu’une conséquence : le primum mobile proprement dit est l’incroyance eu égard au devenant, la méfiance opposée à ce qui devient (…) Quelle espèce d’homme réfléchit de la sorte ? Une espèce souffrante improductive ; une espèce fatiguée de vivre. Si nous imaginons l’espèce d’homme opposée, celle-ci n’aurait pas besoin de croyance en l’étant. »[3]
L’épuisement tient ainsi au souci même de l’être, qui n’est rien d’autre que le souci impossible, illusoire, d’en finir avec le devenir.
Avec la thématique de François Jullien il en va de même, et ce qui fatigue dans ce cas, si ce n’est pas le souci d’en finir avec le devenir, c’est le souci d’en finir avec le conflit, l’affrontement. Ce qui guide serait l’idée qu’il n’y aurait plus rien après, que l’on en aurait enfin fini. Dans les arguments déployés, ce sont les notions de « bataille décisive », « d’affrontement ultime », ainsi que celle « d’épreuve définitive » susceptible de révéler une fois pour toutes la subjectivité à elle-même qui expriment cette volonté lasse. Non pas lasse de tel ou tel combat, mais lasse du combat même et de l’affrontement.
Au fond, ce qu’il faudrait dire c’est que les notions de « bataille décisive », de « lutte finale », ou même encore et simplement le souci et l’exigence du face-à-face, où serait vraiment en jeu, une fois pour toutes, l’être même du sujet et sa vérité, sont pour une large part des notions imaginaires : il n’y a pas, il n’y aura jamais de bataille décisive, pas plus qu’il n’y aura de possibilité d’en finir, en sorte que c’est le souhait même d’une bataille définitive, le souhait ou le rêve d’un vrai face-à-face qui risque d’épuiser et d’épuiser sans fin. Peut-on ainsi avoir assez de recul à l’égard de toute bataille, de tout affrontement pour savoir et pour se dire que cela ne sera jamais le dernier ?
Mais peut-être aussi faut-il aller plus loin et se demander si l’ombre d’une « dernière lutte » ne plane pas toujours sur « nos luttes » et sur nos « échanges », qui en transforme le sens : que devient la notion d’affrontement dès lors qu’elle n’est plus rapportée secrètement à une fin de l’affrontement ? Dans quelle mesure cela change-t-il notre rapport même à quelque chose comme l’affrontement ? Pourquoi, comment la notion d’affrontement est-elle comme envenimée de la projection d’un affrontement qui serait enfin décisif ? Dès lors que je me dis que cet affrontement ne sera pas le dernier, et qu’en un sens « nous aurons à nous affronter » et que l’affrontement fait partie de la relation, n’est-ce pas le sens même de l’affrontement qui se modifie et devient en particulier moins dramatique, plus léger, moins propice à me mobiliser tout entier ?
Comme dit la chanson : « Bien sûr nous eûmes des orages… » ; elle le dit toutefois au passé ou c’est là une subjectivité qui regarde le passé, et veut en juger (et le sauve en disant juste ensuite : « mais vingt ans d’amour »). Mais la question serait de savoir si nous ne pouvons vivre au présent, nos affrontements présents, avec ce même regard que nous avons sur le passé. Un tel regard reviendrait à tenir les affrontements et les différends pour normaux ou plutôt à les voir comme étant proprement ni un affrontement ultime ni de simples péripéties vouées à être dépassées. Il y a des différends, il y a des affrontements et la question est de savoir comment nous nous y tenons. Le fait même que l’on n’y recherche pas une victoire définitive est une assurance pour l’autre et pour nous-mêmes. : l’autre pourra, ou nous pourrons reprendre l’avantage. L’affrontement, s’il peut être ainsi scandé, n’a pas pour autant de terme.
Il n’y aurait ainsi pas de combat ultime, enfin décisif, et même de la mort nous ne devrions pas dire qu’elle est le combat ultime. Ce sera un combat à mener, comme les autres pourrait-on dire, et sa place même n’en ferait en aucune façon une occasion de vérité.
Ces critiques nous semblent donc tout à fait fortes et importantes et l’on peut bien admettre que notre but serait bien, en Occident au moins, de chercher à en finir avec cet imaginaire d’un « affrontement ultime », peut-être très beau, très noble, mais, admettons-le, épuisant et stérilisant pour finir. Sans doute y a-t-il une grande sagesse ainsi qu’un grand calme à se dire que l’affrontement en fait va toujours, qu’il est un moment ou une étape, que notre vérité n’est pas en question là, ou là seulement, que nous pouvons par conséquent l’éviter sans déchoir, et cela car nous savons bien que la question se reposera, mais autrement, sans doute autrement.
Toutefois, et parce que cette thématique de l’affrontement nous semble avoir une certaine importance dans la pensée éducative occidentale, mais aussi pour l’éducation elle-même, nous voudrions voir si nous ne pouvons pas la prendre autrement.
Deux auteurs nous serviront pour ce faire.
Du côté de l’Occident : le goût de la joute et la résistance
Montaigne et le goût de l’affrontement
Indéniablement, Montaigne était quelqu’un qui attachait une certaine valeur à l’affrontement et qui lui donne une place assez importante dans ses écrits touchant l’éducation ; indéniablement, c’est aussi quelqu’un qui contribua à dessiner le lexique occidental, autant par le souci où il était de reprendre les lexiques grecs et romains que par les modifications et infléchissements qu’il apporta à cet héritage. C’est à ce double titre que l’on peut, légitimement au moins, partir de ce qu’il écrivit.
Deux passages me semblent bien attester de l’importance qu’il accordait à l’affrontement.
Expérience et discipline des voyages
Dans le premier, il s’agit des voyages et de leur sens dans une entreprise éducative. Pourquoi voyageons-nous et qu’est-ce que voyager ? Qu’est-ce qui est en jeu dans les voyages ? Pour lui, ce qui est en jeu, c’est une leçon de relativisme, c’est-à-dire non seulement la connaissance factuelle qu’il y a différentes cultures, normes, façons d’apprécier et de vivre, mais aussi et surtout le retour sur nous-mêmes de cette connaissance ; nous y apprenons sans doute que notre jugement est imparfait et faible, mais c’est surtout le moyen de mieux nous défendre contre notre tendance à projeter sur d’autres nos normes, c’est-à-dire à considérer qu’elles sont naturelles, spontanées, universelles. Ce qui est en question dans les voyages, ce n’est donc pas simplement la curiosité mais bien le retour sur nous-mêmes, en fonction de ce que nous découvrons. C’est là, bien sûr, un aspect tout à fait important des voyages et plus généralement de la définition d’autrui : autrui, c’est celui qui me permet un tel retour sur moi ou qui me permet de comprendre à quel point mes normes, mes façons de penser, mes modes d’engagement et d’implications dans la réalité sont singulières.
Plus concrètement, Montaigne formule les choses ainsi : l’enjeu des voyages est ceci : « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ».
Dans cette citation, l’affrontement est saisi littéralement ou selon son sens physique : tête contre tête, cervelle contre cervelle, front contre front.
Il me semble que ce retour à ce sens littéral souligne les choses suivantes. Tout d’abord que ce rapport relève du toucher ou, plus exactement, d’un toucher un peu paradoxal ou passif ; si c’est en effet un toucher du frottement et de la friction, où je sens à la fois que je touche l’autre et qu’il me touche, c’est aussi un toucher dépourvu de mains, en tant que celles-ci saisissent, s’emparent, façonnent ou même seulement palpent pour connaître. « L’affrontement » est un rapport aveugle et qui plus est sans palpation : se frotter, se limer la cervelle contre celle d’autrui suppose que je ne le vois pas, que je ne le saisisse pas, que mon intention ne soit pas de le saisir ni exactement de le connaître.
Mais, frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui, c’est aussi un registre érotique : ce sont les termes d’une certaine excitation et la fonction de l’excitation c’est bien de tendre, de mobiliser, se faire une surface sensible ou étendre sa sensibilité. Ainsi les voyages nous touchent-ils, ils nous éveillent ou réveillent nos sensibilités ; tout y semble neuf et plus vif et ce sont surtout nos organes qui semblent soudainement y prendre plus de vivacité : c’est nous-mêmes qui y devenons plus vifs au moment même où nous croyons sentir au dehors. C’est notre sensibilité qui s’éveille et se tend, comme une peau soudain consciente de sa sensibilité, une peau rendue à sa sensibilité.
Quel est alors l’enjeu de cet affrontement ? Se limer la cervelle dit Montaigne, c’est-à-dire tout d’abord « se polir », et se polir c’est aussi bien « arrondir ses angles » qu’au contraire les rendre « plus tranchants ». La forme mienne doit ainsi et s’arrondir et devenir plus tranchante. À quoi s’opposent conjointement ces deux traits du polissage ? Le brut est à la fois plein d’arêtes et peu maniable, peu à la main. Le poli est plus maniable et plus net dans son opération. Une épée a ainsi deux pôles : un pôle tranchant, et un pôle à ma main, poli, arrondi.
Il s’agit donc de soi et de sa propre forme, en sorte que les voyages ont pour fonction de nous rendre à nous-mêmes plus polis et d’un meilleur usage, de nous arrondir autant que de nous rendre plus tranchant. Le sens des voyages est ainsi celui-ci : non pas tant connaître l’autre et « s’ouvrir à lui » ; pas plus se soucier de devenir autre ou de se transformer ; il est plutôt, à l’occasion de l’autre et de l’excitation éprouvée, de revenir à soi, mieux se dessiner, se redessiner encore plus nettement, en s’efforçant de rejeter de soi ce qui, à l’occasion de cette confrontation, aura semblé de trop, inutile, redondant. Les voyages sont ainsi une variante d’un souci de sculpture de soi : pas seulement se connaître, mais se dessiner en lignes plus nettes ; laisser tomber ce qui est de trop, chercher le plus net, en finir avec les singularités dont on jouit pour les partager trop souvent avec nos proches ; en finir aussi avec les connivences, les implicites qui, s’ils sont compris dans notre milieu et s’ils font connivence, ne peuvent être entendus dès lors que nous quittons notre milieu. Ils ne demandent pas que l’on se quitte mais plutôt que l’on se ressaisisse plus fermement, que l’on se dessine en lignes plus nettes, comme le disait Montaigne de son projet d’écriture. Parler à un étranger, au sens de présentation de soi que nous analysions plus haut, c’est s’efforcer de se simplifier.
Les voyages sont ainsi les occasions d’une discipline du soi. Parler, se présenter à d’autres étrangers, suppose que l’on en vienne aux traits généraux, qu’on laisse tomber les traits qui, s’ils nous tiennent à cœur, sont pourtant peu essentiels et font écran à nos lignes majeures. En ce sens, je dirai que les voyages autant que l’adresse à l’étranger sont quelque chose comme une discipline d’abstraction ou encore d’objectivité.
Le plus souvent, et lorsque nous parlons du souci d’objectivité ou de la construction de l’abstraction, nous entendons surtout par là l’aptitude des individus à se régler sur l’objet lui-même et ses caractéristiques essentiels et, ce faisant, à s’oublier eux-mêmes. À l’école, il ne s’agit le plus souvent que de cela. Ici en revanche, il s’agit de tout à fait autre chose : le souci de se simplifier soi-même, le souci d’un apparaître plus net de ce que nous disons et sommes. C’est bien une discipline d’objectivation, mais du soi et de son jugement. Et elle n’est pas dépendante de l’objet.
Il faudrait ajouter ceci à ces premières caractéristiques : quand commence et finit l’affrontement ? On ne le sait pas et on n’a-t-on nul besoin de le savoir. C’est le mode régulier de notre rapport aux voyages et à autrui ; c’est cela qui se passe dans le rapport, c’est cela qui le définit comme rapport ; les autres cultures, par leur diversité, offre une telle possibilité ; s’il n’y avait pas d’autres cultures, ou d’autres avec qui il est loisible de se frotter et limer la cervelle, il n’y aurait pas ce double travail de polissage. Pas de but, pas de fin, mais la formulation de ce qu’est l’expérience de l’étranger pour nous. En ce sens, il n’y a pas de devoir de s’affronter, pas plus qu’il n’y a de fin dans l’affrontement. Il y a en revanche une expérience plus ou moins riche et diversifiée de l’affrontement. De la même façon, il y a des lacs, des rivières, la mer ; c’est pour pêcher, transporter, se désaltérer, trouver de l’énergie et encore évacuer ; et cela n’a pas de sens de dire qu’il faut pêcher, qu’il faut se désaltérer, qu’il faut trouver de l’énergie : c’est là la réalité de notre rapport à l’élément liquide sous des formes diverses. Cela n’a pas plus de sens de dire que cette activité est orientée vers un terme, ou veut s’achever : l’usage des eaux va continuer, se diversifier, se transformer et la seule limite, ici, est l’existence de l’eau dans tel ou tel état.
Il y a donc trois caractéristiques de l’affrontement : – un certain aveuglement : on ne cherche pas tant à saisir, comprendre, qu’à entrer dans un certain rapport d’excitation ; – polissage et discipline : on y devient à la fois plus maniable et plus tranchant, on s’y connaît mieux, plus exactement on s’y dessine mieux ; – catégorie de l’expérience : ni devoir, ni recherche du combat ultime. Ici, l’autre est un partenaire-adversaire : je m’appuie sur lui pour mieux revenir me dessiner.
Toutes ces caractéristiques nous éloignent d’un certain aspect de l’affrontement tel qu’il a été analysé par F. Jullien. C’est ce que l’on peut confirmer par un autre passage de Montaigne qui concerne le dialogue et ce qui se joue, comme éducation, dans le dialogue.
Expérience et discipline des dialogues
Montaigne, là encore, y voyait un instrument essentiel de l’éducation. C’est net dans un passage où il se montre d’abord soucieux de dire qu’il faut éloigner les enfants de la famille, généralement trop protectrice, et qu’il est ainsi souhaitable que les enfants fassent l’expérience d’un certain affrontement à la dureté du réel. Il s’agit ici de raidir les muscles, comme il le dit. Et c’est là qu’autrui va prendre une certaine fonction dans le dialogue :
« On lui apprendra à n’entrer en discours et contestation que là où il verra un champion digne de sa lutte, et là même à ne pas employer tous les tours qui lui peuvent servir, mais ceux-là seulement qui lui peuvent le plus servir. Qu’on le rende délicat au choix et triage de ses raisons, et aimant la pertinence et par conséquent la brièveté. Qu’on l’instruise surtout à se rendre et quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra ; soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravissement »[4].
Il y a donc manifestement ici une valorisation de la joute, et plus particulièrement de la joute oratoire, que Montaigne avait connue dans sa formation. Toutefois, la joute est ici pensée, réfléchie. Pourquoi ? Parce que ce qui compte dans la joute n’est pas tout à fait le triomphe ou la victoire, mais bien la joute elle-même comme exercice de soi et, pourrait-on dire, souci de soi. Ce qui compte n’est pas tant le face-à-face comme tel, mais bien le retour sur soi et l’attention à soi dont il est l’occasion, de la même façon que plus haut nous voyions que tout le sens des voyages tenait dans se souci du soi. Deux choses, je crois, l’indiquent expressément.
Tout d’abord, la condition selon laquelle on ne doit entrer en lutte qu’avec un égal, c’est-à-dire là où la lutte nous requiert vraiment, là où elle nous met en risque nous-mêmes. Ce que l’on nomme une « bonne partie », c’est-à-dire le simple plaisir pris au jeu et à sa poursuite indépendamment du résultat a pour condition l’égalité des adversaires, tout autant que l’incertitude des résultats. De ce fait, la joute ou la lutte se réfléchit : l’attention glisse du but à atteindre (le triomphe) vers le jeu lui-même et les critères de sa qualité (subtilité, beauté, inventivité ou efficacité).
Cet aspect apparaît plus nettement dans la deuxième condition : la joute n’exclut pas non plus la culture d’une certaine réserve, au contraire elle l’appelle et la suscite : le bon combattant est celui qui en sait assez pour être un peu à distance de soi dans le combat, et demeurer stratège au moment même où il combat. Montaigne le souligne : alors même que la joute est entre égaux, alors même que la joute est bien un risque réel, il faut pouvoir garder une certaine distance à soi, ou une réserve, ne pas se précipiter, voir non pas tant l’adversaire mais le combat lui-même. Il faut pouvoir être souple, malléable et aussi, lorsqu’il le faut, tranchant, incisif. Il ne s’agit pas tant de rassembler ses forces pour un ultime combat que d’attendre, de voir, d’être ponctuellement incisif, et aussitôt reprendre la distance.
On a donc ici une image de l’affrontement qui nous porte ailleurs que vers le front contre front, le souci du choc frontal et supposé décisif. On a plutôt la valorisation d’une part d’une certaine souplesse, d’une certaine réserve où naît la réflexion, d’une certaine adaptation aux tours de l’autre, d’autre part du geste incisif et précis, et du parler pertinent.
Il est enfin important que Montaigne termine cette description de l’affrontement verbal en rappelant que ce dernier a une autre fin : l’apparaître, furtif, de la vérité. Celle-ci donc était pour lui liée au dialogue et à la confrontation des arguments, pas au sens où ceux-ci seraient supposés la produire, mais plutôt au sens où, dans ce jeu et comme à travers lui, et furtivement, la vérité pouvait « apparaître » aux protagonistes (l’argument, l’exemple, la proposition ou la formule nette, qui s’impose aux deux protagonistes, au delà du souci de la victoire de l’un ou de l’autre). Si elle s’en détache, elle ne se distingue par complètement de la confrontation ; peut-être peut-on dire qu’elle met un terme momentanée à cette confrontation.
On retrouve bien là les critères de l’affrontement dégagés plus haut. Le plus important est certainement l’enjeu de formation de soi selon la double valeur du poli et du tranchant, selon aussi cette thématique d’une réserve autant que d’une simplification de soi. Je retrouve là le thème analysé plus haut d’une discipline de l’objectivation. Ce thème est, bien sûr, très important pour penser l’école, l’éducation et la fonction du « débat » au sein de l’école : non pas tant comme cela est avancé le plus souvent aujourd’hui, le dialogue comme construction de l’objectivité, mais le dialogue comme travail à la simplification de soi autant que de son jugement. Le dialogue et la joute oratoire ne sont pas subordonnées ni n’ont pour fin la connaissance d’autrui, la saisie d’autrui ; ils ont pour fin au contraire le souci de soi, une certaine pratique de soi au travers de laquelle nous apprenons à mieux nous posséder[5].
En second lieu, l’absence d’une rhétorique du devoir comme l’absence de l’idée que le dialogue devrait avoir un terme définitif : c’est l’expérience même de la joute qu’il faut penser, comme bonne partie, comme possibilité de « partie » ou d’un rapport qui s’étend.
Enfin, de ce jeu est supposé « émerger » quelque vérité, certes indirectement ou comme s’il était simplement une condition nécessaire, pas suffisante, de cette « production ». Celle-ci est « au-delà » du jeu des arguments, elle n’est pas que le « meilleur argument », pour reprendre une expression du philosophe contemporain Habermas. Elle résulte d’un frottement, pour retrouver notre métaphore initiale[6].
Si l’on voulait maintenant tirer une conséquence un peu générale de ces lignes à propos du rapport de l’Occident à la valeur de l’affrontement, je crois que l’on pourrait dire ceci : ce qui est ou fut significatif du point de vue éducatif, c’est l’affrontement comme joute ; plutôt le spectacle de l’affrontement que l’affrontement « effectif » ou « réel » [7]. Le besoin de l’autre, comme de celui à qui on s’affronte, et dont on a besoin pour se former. Le rêve encore d’un combat qui ne connaîtrait pas de fin, dont le but ne serait pas tant la victoire que la bonne partie. « Se frotter et se limer la cervelle contre celle d’autrui », rien de plus. Non pas donc le combat tragique qui doit avoir une fin et dans lequel le héros se révèle, mais la lutte continue avec l’égal tout autant que la continuité de ce rapport. Il est certain que c’est bien ainsi que Montaigne reprenait le legs grec de l’affrontement des hommes libres, faute sans doute de ne pouvoir en entrevoir la possibilité au niveau politique.
Et peut-être faut-il dire qu’il en va de même à notre époque : qui peut croire encore que « l’affrontement médiatico-politique » « produit » quelque vérité et produit de la formation des individus au sens d’une meilleure possession de soi-même ? On continue à le feindre, tout en sachant qu’aussi bien l’invention de nouvelles vérités que la formation et l’attention à soi, passent ailleurs.
Mais qui peut aussi tout à fait croire que dans les combats et compétitions que l’on voit continuellement à la télévision, il s’agit de cultiver le goût des « bonnes parties » ? L’enjeu semble être de plus en plus ailleurs, dans l’attachement des nationaux à leurs équipes, dans la dérivation des oppositions identitaires, et non dans le déplacement de ce sentiment identitaire vers le goût même du spectacle et sa subtilité.
C’est du moins ceci que je crois pouvoir dire à mon interlocuteur chinois. Et ce dernier aura compris qu’ici j’ai voulu parler du mode de relation entre pairs, entre égaux, en tant qu’il pouvait relever de cette notion d’affrontement mais aussi du rapport de soi à soi que cet affrontement permet : le goût et la volonté d’une simplification du soi.
Kant : affrontement et résistance
Mais maintenant, c’est vers un autre auteur que je voudrais me tourner, qui fut aussi un bon « baliseur » ou concepteur du lexique occidental et qui, je crois, le fut à propos de la catégorie d’affrontement. Comme on va le voir, ce qu’il introduit est un peu différent, quoique pas sans rapport avec cette première analyse.
Affrontement d’autrui, école et mérite
Je le mentionne tout d’abord, mais pour ne pas m’y arrêter : on trouve bien chez Kant l’utilisation de cette catégorie d’affrontement pour ce qui concerne la relation entre les égaux et les pairs ; c’est même un argument central pour une école « publique », c’est-à-dire une école où les enfants rencontrent leur pairs. Le préceptorat, et surtout celui des princes, fait des adultes sauvages. En revanche, dans l’éducation publique :
« on apprend à mesurer ses forces et la limitation qui résulte du droit d’autrui. On n’y jouit d’aucun privilège parce que l’on y rencontre partout de la résistance et que l’on ne s’y rend remarquable que par son mérite. Elle donne ainsi la meilleure image du futur citoyen. »[8]
On retrouve là le fil déjà un peu tiré avec Montaigne, avec certes une variation : l’essentiel est, pour Kant, la question de l’attribution de la valeur et la fonction du mérite. Il ne s’agit plus ici de discipline du soi, mais de construire le citoyen, comme respect des droits réciproques. La joute avec autrui est ici moins présente ; le perfectionnisme de l’individu moins recherchée.
Chuter, se relever : la relation à la nature
Mais ce à quoi je voudrais m’intéresser concerne un autre aspect de la relation et de l’affrontement. Soit cet autre passage des Réflexions sur l’éducation :
« On dit ordinairement que les enfants tombent très lourdement. Outre le fait que les enfants ne peuvent tomber lourdement, il ne leur est pas mauvais de tomber quelques fois. Ils n’en apprennent que mieux à se donner de l’équilibre et à se disposer de telle manière que la chute ne soit pas dangereuse. On leur met ordinairement ce que l’on nomme des bourrelets, qui sont assez proéminents pour que l’enfant ne tombe jamais sur le visage. Mais voilà précisément une éducation négative que celle qui consiste à user d’instruments artificiels, tandis que l’enfant en possède de naturels. Les instruments naturels sont ici les mains que l’enfant tient tendues devant lui lorsqu’il tombe. […] D’une manière générale il serait préférable d’user de peu d’instruments au début et de laisser les enfants apprendre d’avantage par eux-mêmes ; ils pourraient apprendre beaucoup de choses plus solidement. Il serait par exemple très possible que l’enfant apprenne à écrire par lui-même. Il suffirait par exemple, de dire à l’enfant qui désire du pain : pourrais-tu le peindre ? L’enfant dessinerait alors une figure ovale. On pourrait lui dire alors qu’on ne saurait savoir s’il a voulu représenter du pain ou un morceau de pierre : il chercherait dès lors à figurer le P., etc., et, avec le temps, l’enfant en viendrait à trouver son propre A, B, C, qu’il pourrait par la suite échanger contre d’autres signes. »[9]
Soulignons-le tout d’abord, c’est là une idée tout à fait banale de la tradition philosophique de l’éducation occidentale, au moins semble-t-il depuis la Renaissance. On la trouve chez Montaigne, Descartes, Rousseau. On la retrouvera aussi après, par exemple chez Alain et Dewey. La notion pédagogique d’obstacle lui doit également beaucoup. Je ne m’y arrête pas.
L’idée exprimée ici est qu’il est contre-productif de vouloir trop faciliter les choses aux enfants et, prétextant d’un soin pour eux, les dispenser d’avoir par eux-mêmes à se confronter aux difficultés, en l’occurrence celles liées à l’apprentissage de la marche, mais aussi, comme on le voit, à l’apprentissage de l’alphabet. Comme le dit Kant un peu plus loin, cela irait contre « une fin que la nature a poursuivie dans un être raisonnable et organisé et selon laquelle il doit conserver la liberté d’apprendre à user de ses forces » (id., p. 99). Le principe éducatif impliqué ainsi n’est donc pas exactement « qu’il faut que » l’enfant s’affronte et se confronte à une certaine dureté du réel, mais plutôt que ces obstacles sont l’occasion de la manifestation d’une certaine liberté ou puissance, et plus exactement l’occasion d’expérimenter qu’il a en lui les ressources pour se relever d’une telle confrontation et pour la dépasser.
Bien évidemment, Kant n’entendait pas pour autant que l’enfant pouvait, à n’importe quel moment, se confronter à tout type de risque : selon son âge, donc à nouveau selon la nature, ces risques devaient être mesurés par les adultes et il n’est pas impossible que la mesure de ces risques varie selon les époques autant que les objets et les situations porteuses de risque. Si le cas de la marche est paradigmatique en ce qu’il semble universel, il n’en est plus de même dès que l’on va à d’autres types de situation, et même la situation d’apprentissage de la lecture. Mais comme on le voit avec l’exemple de l’apprentissage de l’alphabet, Kant ne répugne pas à employer des instruments dont le but n’est pas tant de « faciliter la tâche » aux enfants que de leur permettre d’entrer dans la difficulté d’apprendre à lire (on notera que, sur ce point, Kant semble vouloir dépasser l’opposition dans laquelle Rousseau avait situé cet apprentissage : il critiquait en effet tous les artifices proposées par Locke, pour dire que le seul moyen de faire entrer l’enfant dans la lecture était de construite un courant de communication autour de lui ; selon toute apparence, Kant pense que l’on peut utiliser les deux stratégies conjointement.) Il n’y a donc pas chez lui de « mystique » de l’affrontement, entendue ici comme l’exigence d’affronter seul, sans détour, la difficulté[10].
Si le principe comme tel, qui demande aux éducateurs de croire à la capacité de chacun d’apprendre et de se relever des chutes, semble ainsi assez peu problématique en lui-même, en revanche ce qui est difficile, c’est sa mesure exacte ainsi que son extension à d’autres situations éducatives. Cela relève d’un travail de description et d’invention important. Même dans l’apprentissage de la marche, on attend que l’adulte soit là, qu’il rassure verbalement, qu’il souligne l’absence de gravité de la chute ; qu’il souligne aussi les moments intermédiaires, qu’il s’en amuse et même y reviennent : ramper, cela s’apprend aussi et de même se tenir à quatre pattes, rouler, etc. Par là, nous ne pensons pas qu’il se substitue à l’initiative de l’enfant, mais bien qu’il la rende possible
C’est aussi en fonction de cette problématique que peut prendre sens « la démonstration » de l’action à faire, soit qu’elle soit faite par un pair, soit même qu’elle soit faite par le professeur : on donne à voir, ou on laisse voir, afin de rendre possible non pas le faire adéquat, mais bien l’initiative. À nouveau, donner à voir, laisser voir ne se substitue pas à l’initiative mais tend à la rendre possible. Et certes, on peut vite basculer de l’autre côté et empiéter sur la liberté en prétendant l’assurer.
On l’aura compris, ici est en question un motif essentiel de la pédagogie : savoir mesurer la part d’aide qui ne se substitue pas à l’initiative de l’enfant mais au contraire la rend possible. Ce n’est pas qu’une question d’appréciation individuelle ou casuelle ; c’est aussi, comme nous l’avons suggéré, une attention à certaines formes de rapports (une parole qui soutient, la démonstration). La pédagogie pratique n’est rien d’autre que l’étude des conditions qui permettent qu’en effet, on puisse laisser celui qui apprend s’apprendre seul, par ses chutes et par l’usage concomitant de ses propres organes, tant physiques qu’intellectuels.
Selon cette direction d’analyse, ces notions de confrontation et d’affrontement prennent un sens précis : ce qui y est en jeu est la capacité des humains à se relever, à se redresser. S’il est naturel, au sens de fréquent et normal, que nous tombions, que nous trébuchions, il est tout aussi naturel, non pas certes qu’on nous laisse nous débrouiller seuls et nous abandonne à notre sort (en dépit de la critique qu’il fait des instruments, Kant ne dit nullement une telle chose), mais plutôt que nous trouvions en nous, moyennant certaines conditions, les moyens de nous redresser ; plus encore, que nous fassions l’expérience qu’il y a en nous ces ressources, et que par là une certaine confiance en nous-mêmes se construise : « je sais qu’il n’est pas impossible que je puisse, alors même que présentement je ne peux pas ». Ce qui vaut ici, en effet, n’est pas tant que l’enfant se redresse ou apprenne à user de ses mains dans sa chute, mais bien qu’il comprenne qu’il puisse le faire, ou qu’il comprenne qu’il a en lui certaines ressources à découvrir, qui puissent le servir.
C’est là une disposition de la nature et, comme telle, quelque chose qui peut plus ou moins avoir lieu selon les circonstances et les causes ; mais c’est là aussi quelque chose qui dépend de notre liberté : ainsi les adultes sont-ils souvent soucieux des conditions, et des conditions seulement, qui vont permettre à tel ou tel de se reprendre, de rebondir, d’être résiliant comme on dit aujourd’hui.
Nous nous relevons, nous avons les moyens de nous relever, et s’il est normal que nous tombions, il ne faut pas dire pour autant que c’est « pour mieux nous relever », ou que cela « prouverait » notre capacité à nous relever et donc notre liberté. Il faut plutôt dire que s’il est normal que nous tombions, que nous chutions, il est tout aussi normal (fréquent, attendu, habituel, et donc aussi pas toujours possible) que nous nous relevions. De même aussi « est-il normal que nous tombions malade », comme il est aussi normal, habituel, fréquent, que nous nous relevions de nos maladies. Il n’y a aucun devoir là, il y a la réalité d’une disposition qui peut être plus ou moins là, qui peut s’estomper longtemps et revenir, qui peut aussi disparaître et n’avoir plus lieu, qui peut enfin ou qui doit être cultivée, instruite et plus exactement exercée. Et s’il n’y a pas de devoir là, c’est aussi que la capacité à se relever dépend de l’entourage et des conditions externes : je ne peux me relever seul des conséquences d’un tremblement de terre, ou ma capacité à le faire est dépendante et du collectif et des conditions matérielles.
Au total, que signifie cet usage de la notion d’affrontement ? D’abord il met en jeu notre rapport à la nature : celle-ci s’identifie aux obstacles rencontrés. Ensuite ces obstacles sont comme l’occasion de notre liberté ou initiative, et dans l’affrontement se prouve notre liberté ou notre possibilité de venir à bout, par nos seuls efforts, de la difficulté. Enfin, et j’ai voulu y insister tout particulièrement, cette aptitude à dépasser l’obstacle est solidaire de certaines conditions qui la rendent possible et que l’on peut étudier. C’est le sens de la pédagogie de les étudier et de les connaître.
Cela dit, en cette affaire, une chose n’aura pas été pensée : l’affrontement à la difficulté comme telle. Le but est de se relever, non de considérer et de penser. On ne pense pas l’être debout, on ne pense pas le « se relever » en sa nécessité ; on ne pense pas ce que, la plupart du temps, on atteint ; on ne tient pas particulièrement à se demander ce que cela fait de nous « être debout » : cela est posé comme une finalité naturelle et non quelque chose sur quoi nous aurions à nous pencher, sur quoi nous aurions à réfléchir. Par suite, tous les sens qui peuvent se glisser dans ce sens premier et « évident » ne sont pas interrogés. (Quel est le rapport avec « l’être dressé, redressé ? » ; faut-il, toujours et tout le temps, être dressé et redressé ? Entre le mouvement du vieillard qui se relève de son fauteuil pour tout de même saluer son visiteur et le souci d’être dressé ou encore érigé, y a-t-il identité ou simple homonymie ?). Qu’est-ce donc être debout ? Est-ce d’abord se relever ? N’y a-t-il quelque humanité à « se pencher vers », « se rabaisser » même ?
Nous notions déjà plus haut qu’il n’y aurait guère de sens à dire que la nature est telle qu’elle est (fournisseur d’obstacle) pour prouver notre liberté. Dès lors que l’on abandonne cette dernière perspective, la fin (se relever) n’est plus inscrite dans la nature : les hommes se relèvent souvent, le plus souvent, pas toujours, pas n’importe comment. Peut-être également y a-t-il d’autres mouvements qui sont aussi importants. L’homme n’est pas l’être d’un seul mouvement, de bas en haut ; il est aussi capable d’autres sortes de mouvements qui sont à chaque fois d’autres modes de mise en rapport.
Résister plutôt qu’affronter : la relation adulte enfant
Mais je crois qu’il est tout à fait important qu’à un autre niveau de l’expérience, ou selon une autre direction de l’expérience, ce n’est pas tout à fait cette notion de l’affrontement qu’utilise Kant.
En effet, lorsqu’il s’agit du rapport non pas tant à la nature et sa dureté qu’à autrui, ou à la personne d’autrui, c’est d’un autre terme que se sert Kant, celui de résistance. Cela apparaît à plusieurs reprises dans ses Réflexions sur l’éducation, et je soulignerai ce passage :
« En ce qui concerne la formation de l’esprit, il faut essentiellement prêter attention à ce que la discipline ne soit pas un esclavage et qu’au contraire l’enfant sente toujours sa liberté, mais de telle sorte qu’il ne s’oppose pas à la liberté d’autrui ; l’enfant devra donc rencontrer de la résistance. » (p. 101)
Il y a donc d’abord la position d’un problème (la discipline ne doit pas « briser la volonté ; la contrainte en éducation doit être distingué d’un esclavage) ; puis l’énoncé de la solution de ce problème : la notion et l’expérience de la résistance.
Qu’est-ce à dire ? Kant s’explique aussitôt au travers d’un exemple :
« Beaucoup de parents refusent tout à leurs enfants, afin de les exercer ce faisant à la patience et ils exigent ainsi de l’enfant plus de patience qu’ils n’en ont eux-mêmes. Ceci est cruel cependant. Que l’on donne à l’enfant ce dont il a besoin et qu’on lui dise ensuite ; tu en as assez ! Et il est absolument nécessaire que ceci soit irrévocable. On ne prêtera pas attention aux cris des enfants et on ne devra pas leur céder s’ils tentent d’obtenir quelque chose en criant. En revanche, si cela leur est utile, on leur donnera ce qu’ils demandent gentiment. Ce faisant, l’enfant sera habitué à être sincère. » (id., p. 101-102)
On n’a donc pas à être dur avec les enfants, on doit plutôt leur résister ; il ne s’agit pas tant de s’affronter à eux, ou de susciter un rapport d’affrontement, que de résister. Ce qui fait la différence ici entre dureté et résistance, c’est le fait que, comme le dit Kant, l’autorité peut s’ouvrir à la demande de l’enfant si celle-ci est « formulée gentiment », s’il y a, autrement dit, ce que l’on peut nommer une demande, par distinction d’un caprice. Un caprice, c’est deux choses : d’une part un désir dont l’objet est accessoire, d’autre part un mode de rapport au langage et à autrui tel que l’on veut influencer autrui (pleurs, cajoleries, etc.). Et ces deux aspects sont solidaires : si je pense moi-même que mon désir est illégitime, je fais un caprice ; si je me dis qu’il pourrait bien être légitime, je demande et j’accède à une parole articulée, nette, indépendante des signes d’influence. La thèse de Kant semble être alors la suivante : c’est parce qu’il y a résistance chez l’adulte (et non dureté, refus de tout) que la distinction entre caprice et demande se construit chez l’enfant lui-même. « Oui, à cela, je veux bien céder ; parce que je sens bien que c’est important pour toi ; parce que j’admets aussi qu’il y a des raisons non futiles ». Et alors l’enfant entre lui-même dans l’apprentissage de cette distinction tout à fait centrale : celle de l’important et du pas important.
Résister, ce n’est donc pas « tout refuser », c’est aussi parfois s’incliner, c’est aussi sentir le poids de l’exigence d’autrui et l’endurer. La dureté comme telle n’est pas sensible, n’a pas le « temps de la sensibilité ». La résistance est bien quant à elle une affaire de durée et de patience, où l’on sent le poids et la force du désir de l’autre et où l’on s’efforce de la sentir le plus loin possible. Résister à l’autre, c’est ainsi s’étendre, le laisser se déplacer autour, cherchant toujours comme on dit la faille ; c’est risquer l’épuisement et l’impatience aussi bien jusqu’au moment où effectivement la demande et le désir s’affirme.
C’est aussi, en certaines circonstances et pour certaines raisons, céder, et Kant est donc très net sur ce point lorsqu’il dit que parfois, et si les enfants le demandent poliment, on pourra céder. Il y a ici cette idée que la résistance est ce qui transforme le caprice en demande faite à l’autre et respect de son vouloir propre. Grand optimiste, jugera-t-on, mais réalité aussi du langage, du rapport de langage en tant qu’il est adresse à l’autre et pas seulement souci d’influencer ou de forcer l’autre. Et sans doute que, pour que l’enfant s’inscrive lui-même dans ce rapport d’adresse, faut-il lui avoir parlé selon cette perspective d’une adresse à lui-même.
Ainsi, à ce niveau, il y a un autre rapport de la subjectivité à elle-même au monde et à autrui. Il ne s’agit plus, comme précédemment, de « se cultiver », de « se développer », de cultiver nos pouvoirs et de s’apercevoir de nos ressources. Il s’agit d’autrui, non pas donc dans son absolue volonté, mais dans cette volonté distincte et égale qui ne se montre cependant que selon une certaine résistance. Le respect de la liberté de l’autre se construit non dans l’affrontement à l’autre mais dans sa résistance.
Pas plus qu’il n’y a de sens à dire que l’enfant doit « se confronter à la loi » : la loi résiste, elle résiste du fait même qu’elle est portée par des humains qui résistent et sans doute n’est-elle jamais mieux manifeste que dans cette résistance, c’est-à-dire dans cette capacité à lâcher, quand il faut, là où il faut.
Corrélativement, la nature pour Kant n’est pas quelque chose qui résiste, mais plutôt quelque chose de dur à quoi nous devons nous confronter et qui est là simplement pour que, toujours, nous redécouvrions de nouvelles capacités. Elle n’est rien d’autre que l’occasion de notre inventivité, comme le disent ceux qui, aujourd’hui, pensent que l’on va surmonter les « obstacles » qu’elles nous opposent, les limites à notre action qu’elles nous signifient, par un surcroît d’inventivité technologique.
Elle ne nous résiste pas, c’est-à-dire que nous ne sommes pas avec elle dans un rapport d’accompagnement mutuel, s’appuyant ici, résistant là, cédant encore ici. La résistance, la catégorie de résistance est strictement limitée aux autres humains, en tant qu’ils sont des personnes et parlent, lorsque du moins ils parlent et s’adressent. La nature, dans ce cadre-là, qui définit certains traits décisifs de l’Occident, ne fut jamais cet adversaire-partenaire, au sens que nous avons vu chez Montaigne.
Autrement que l’affrontement
Le conformisme ou l’humilité ?
Normalement, un professeur occidental va être choqué s’il enseigne dans une classe asiatique, surtout dans une classe dont les membres ont grandi dans la culture chinoise. Pourquoi est-ce toujours le professeur qui parle et fait un discours ? Pourquoi les étudiants sont-ils souvent en silence pendant la séance ? Pourquoi notent-ils toujours sur leur papier ce que le professeur dit? Pourquoi sont-ils silencieux quand le professeur leur demande s’il y a des questions ? Pourquoi ne posent-ils pas des questions ? Pourquoi l’atmosphère de classe est-elle si silencieuse ?
En général, la réponse et la conclusion sont orientées facilement sur « le conformisme » : les gens ne disputent pas, les gens ne protestent pas, les étudiants ne confrontent pas leur point de vue, parce qu’ils sont habitués à écouter et à suivre l’autorité. Noter toujours et ne pas poser de question au professeur, cela signifie que les étudiants suivent les paroles de l’autorité, imitent la logique de l’autorité. Il n’y a pas beaucoup d’affrontement.
Mais prenons l’exemple du cas taïwanais. Même si les Taïwanais baignent dans le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme, les pensées de l’aborigène[11], les pensées pédagogiques occidentales les influencent énormément depuis 1980. L’affrontement, la discussion, le débat en tant que moyen de l’apprentissage et de l’enseignement sont entrés déjà dans la classe. Prendre la distance par rapport à un texte ou par rapport aux paroles des professeurs, présenter son avis dans la classe lorsque l’on travaille un texte, raconter l’opinion de soi-même si l’on rencontre la confrontation, travailler des rapports pour justifier le point de vue. Dans la classe taïwanaise, même si ces activités à propos de l’affrontement ne sont pas nombreuses, même si inciter les étudiants à se confronter au texte, ou au savoir enseigné, ou aux paroles des professeurs est une chose difficile, on les trouve cependant un peu. Si c’est difficile, c’est parce qu’en baignant dans la culture du confucianisme, « l’habitus » chez les Chinois, surtout chez les Taïwanais, est d’abord « un attitude d’humilité ». La pensée du confucianisme privilégie l’éthos modeste et humble. Étant une livre de la pensée éducative, les Entretiens de Confucius parle de l’ « homme de Souverain Bien » (仁德之君子) qui est modeste et humble. Ainsi, quand les Taïwanais rencontrent l’affrontement, ils reculent, se retiennent d’abord. Autrement dit, ils n’attaquent pas mais attendent. Ils délibèrent sur la propension des choses : le texte, les paroles, le caractère de l’autorité de l’enseignant, l’idée de soi-même, la relation entre les hommes, l’atmosphère, l’harmonie, le paix, le respect... Et, le plus important, avant toute action, ils s’introspectent. C’est peut-être qu’étant dans une situation défavorable, ils s’introspectent d’abord pour éviter l’affrontement directe, parce que n’importe quelle action brute peut causer un résultat désavantageux. La pédagogie, dans la culture chinoise, cherche la voie pour éviter, ou plutôt dépasser l’affrontement.
La force minimale
Il est sûr que, dans la culture occidentale, et comme le souligne François Jullien, l’affrontement ne peut pas se résumer à l’hommage de la bataille définitive, décisive, héroïque et tragique. Montaigne leur est plus proche et, comme lui, les Chinois diraient qu’il ne s’agit pas de rassembler toutes ses forces pour un coup décisif, mais de garder une certaine distance, attendre, regarder, voir. Dans l’art de la guerre, Sunzi dit : « si l’occasion d’aller contre l’ennemi n’était pas favorable, ils attendaient des temps plus heureux » (Article IV)[12]. L’affrontement est donc évité, et il faut ne pas se précipiter et se consacrer immédiatement, il faut attendre « la propension des choses » plus favorable et mobiliser ses forces pour l’action suivante. Dans ce retrait et cette économie des forces, on retrouve un concept propre à cette tradition, celui de « force minimale ».
Si, dans la pensée occidentale, « le véritable engagement », le « tout ou rien » de la bataille décisive ou « l’affrontement direct et ultime » est ce qui compte et vaut, cela signifie que la force « maximale » a toujours été valorisée. Dans la culture chinoise, c’est le « che », l’attention à la disposition, la retenue, au prix de la moindre dépense à atteindre un effet maximal, qui compte et vaut. Ce qui est en jeu, dans la pensée chinoise, est l’éducation à « la force minimale ». La calligraphie est la bonne expression pour ce genre de force et montre comment on doit l’entendre.
Au contraire de la force maximale, la calligraphie montre un autre genre de la force : la force minimum. L’entraînement à la calligraphie est une éducation à la pratique de la force minimale. La force minimum demande tout d’abord du calme. Quand on va calligraphier, on rencontre le tohu-bohu intérieur de soi. Si on veut se plonger dans la pratique de la calligraphie, ou bien faire la calligraphie, il faut d’abord du calme. Il faut d’abord, sans doute, une atmosphère du calme, c’est-à-dire, un calme « extérieur ». Un calme « extérieur », par exemple le calme dans la salle de classe, est une condition nécessaire pour la pratique de la calligraphie. Pourtant, ce qui empêche les élèves de bien faire la calligraphie, c’est le tohu-bohu intérieur. Ainsi, toute la pratique de la calligraphie commence par la pratique de l’« encre ». Chaque fois, avant l’écriture, l’enseignant et les élèves doivent commencer ensemble par la pratique de l’« encre » : à partir de l’encre « brute », on produit l’encre « raffinée ». Billeter présente bien ce processus dans son livre Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements:
« Pour produire de l’encre liquide (raffinée), on tenait le bâton verticalement entre trois doigts et on le frottait d’un mouvement circulaire, lent et régulier, en exerçant une pression légère sur la surface d’une pierre où l’on avait préalablement déposé un peu d’eau. Cette technique permet de donner à l’encre le degré de fluidité souhaitable… les marchands, les fonctionnaires, les lettrés faisaient broyer leur encre par un aide, mais les calligraphes préféraient souvent remplir cette tâche eux-mêmes, à la fois pour se calmer l’esprit avant d’écrire, pour s’assouplir le bras par le lent mouvement circulaire du broyage et pour régler eux-mêmes la qualité de l’encre. »[13]
Cette production est aussi bien une opération matérielle obéissant à des règles que le début d’un rapport à soi-même constitutif d’un certain rapport à l’usage de ses forces. Plus précisément, c’est un processus de la pratique de la force « minimale » car s’il y a trop de force violente, la production de l’encre raffinée échouera. Le mouvement « extérieur » de la « fabrication » de l’encre est apparemment rapide, mais il demande que le cœur des gens soit tout calme et leur mouvement « intérieur » lent et concentré. C’est ainsi un processus pour se calmer, se retirer en soi et régulariser son « chi » (souffle). Ainsi, l’enseignant aide les élèves qui n’arrivent pas à être calmes, non pas par le blâme ou le châtiment corporel, mais par une sorte de pédagogie de l’accompagnement : tenir la main des enfant pour faire la pratique de l’encre. Ils bougent et soufflent ensemble, et se calment ensemble. Ils ne sont pas pressés pour faire quelque action, pour atteindre quelque but, pour se dépêcher de faire ce qu’ils veulent vraiment faire, c’est-à-dire, la calligraphie. Ainsi, c’est un processus de l’extérieur vers l’intérieur.
De plus, la façon et le style de la pratique de l’« encre » s’effectuent dans un « cercle ». La direction est soit dans le sens horaire, soit dans le sens opposé. Ça dépend du rythme des gens, ou de leur souffle : cent fois dans un sens, cent fois dans l’autre, puis deux-cents fois. Le but est de réguler le souffle. Le cercle est parfois grand, parfois petit. Ce n’est pas possible de fabriquer l’encre raffinée qui s’adapte magnifiquement avec le papier si l’on ne travaille pas l’encre selon la direction du « cercle ». Avec le « cercle », il s’agit du Tai Ji ou diagramme du « faîte suprême » parce que le cercle symbolise la force créatrice, dynamique, sans rupture, lente mais efficace, immense à la fois pure et raffinée[14]. Ce n’est pas possible de calligraphier si l’on ne fait pas la pratique de l’encre raffinée selon le mouvement « intérieur » et spirituel lent et doux. Le mouvement « extérieur », c’est-à-dire la fabrication de l’encre, suppose pour sa part de la vitesse, mais il faut que le cœur des élèves se calme, que leur mouvement « intérieur » soit lent ; sinon l’encre se disperse hors de la pierre à encre et toute la table et le papier sont mouillés. C’est une pratique difficile, parce qu’il n’est pas facile d’obtenir ce calme, pour les enfants, aussi bien que pour les adultes. C’est la pédagogie de la patience, du calme, de la régularisation de « chi » (souffle). François Cheng nous montre un très bon exemple dans son livre Et le souffle devient signe : Portrait d’une âme à l’encre de Chine :
« Mon père ne m’a pas légué des meubles ou des bijoux, mais des bâtons d’encre. Depuis trois ou quatre générations, ces bâtons sont un trésor de famille plus précieux que l’or. Tous les matins, je calligraphie pour me calmer, pour chasser les restes de cauchemars et entrer dans le rythme de la vie. La pratique quotidienne de cette discipline m’est devenue indispensable, comme une prière intérieure. Chaque jour, il faut repartir de la feuille blanche, plonger en soi, se mettre en quête du vrai et du beau. Fruits de longues maturations, ces créations d’encre révèlent sans doute le portrait de mon âme. »[15]
Le bâton d’encre est une clé pour ouvrir la porte de la calligraphie. La pratique de l’encre avec le bâton signifie la rétention de l’action, c’est-à-dire se reculer, se retenir, ne pas se dépêcher de faire quelque chose, être attentif à ce moment (ou ce temps-ci, ne penser pas trop l’avenir, ne viser pas trop loin, mais se concentrer sur le maintenant), se calmer pour nourrir l’énergie. Et l’énergie à partir du calme facilite aux élèves l’entrée dans le rythme de l’apprentissage de chaque jour. Le cours de la calligraphie à l’école commence toujours soit au début du matin, soit au début de l’après-midi, avant le cours principal (maths, langue, science, etc.). La pédagogie de la pratique de l’encre calme l’esprit des élèves et facilite leur entrée dans le rythme de l’apprentissage. Ainsi, l’apprentissage de la calligraphie est une pratique de soi, un rapport de soi. De plus, c’est aussi une pédagogie qui n’est pas seulement contre la chaleur et les passions dangereuses dans la salle de classe qui se trouve dans une atmosphère très tohu-bohu, mais contre aussi le tohu-bohu intérieur de soi. Ici, on peut trouver un parallèle avec les Propos sur l’ é ducation d’Alain :
« Il (le travail) ne souffre point que l’esprit considère des fins lointaines ; il veut toute l’attention... J’aime que les bruits extérieurs n’y (à l’école) entrent point... je n’approuve point qu’on y (au mur) accroche des choses à regarder, même belles, car il faut que l’attention soit ramenée au travail » (Alain, 1932 : VI).
De plus, pour la culture chinoise, faire la calligraphie peut « régler la conduite, nourrir l’esprit, tremper la caractère »[16], qui est la phrase inscrite souvent au mur de la salle de classe de calligraphie ou dans la séance de l’école.
Après la pratique de l’encre vient le temps de calligraphier. La pratique de la calligraphie n’est pas seulement une apprentissage du savoir-faire de l’écriture, mais un processus de l’intégration du corps, de l’esprit et du souffle (chi). En fait, les dispositions d’esprit jouent un grand rôle dans l’apprentissage (Billeter, 2010 : 145). La calligraphie transforme le corps, l’esprit et le souffle (chi) des enfants par le pinceau. Et l’autre signification du « chi » dans la culture chinoise est « l’énergie ». Ainsi, la pratique de la calligraphie est aussi une démonstration de la force de l’énergie ». Billeter décrit le mouvement de la calligraphie chinoise comme la « mobilisation des énergies (chi) du corps propre »[17]. Pourtant, cette « mobilisation des énergies (chi) du corps propre » ne se présente pas comme la force maximale, mais la force minimale. En effet, dans la technique de la calligraphie, le critère du jugement est : la force maximale de la « manifestation » des caractères chinois par l’utilisation de la force minimale du geste. Le geste, le mouvement du pinceau doit être lent et doux parce que le papier pour calligraphier est mince, fragile et si facile à mouiller, et ainsi si facile à casser. La force « maximale » du geste mouillera et donc détruira le papier fragile. Ainsi, pour faire la calligraphie, il faut la force « minimale ». Cette notion ne signifie pas une absence de force, mais plutôt « un petit peu » de force. « Un petit peu de force » est demandée dès que le mouvement du pinceau arrive, par exemple à une « pointe », ou avant le moment où une « cuisse » va être exécutée. Ainsi, le grand « crochet » situé dans le prolongement de l’élément, si l’on veut qu’il ne forme pas simplement un angle aigu, ne peut être exécuté que très lentement et doucement. Et aussi, le mouvement du pinceau, c’est-à-dire, « le faire aller le pinceau » ne signifie pourtant pas que le mouvement « extérieur », rapide et vif, n’existe pas : quand on fait la calligraphie du genre de la cursive (草書), le mouvement du pinceau est souvent rapide, mais, si le cœur des gens n’est pas tout calme et si le mouvement « intérieur » dans son esprit ne va pas lentement, le beau caractère de la cursive n’arrive jamais.
De plus, on peut trouver la vraie force « maximale » de la calligraphe à travers l’observation des caractères chinois sur le papier. Ceux-ci montrent et expriment une esthétique de la puissance et de l’énergie forte, émouvante et vive, en sorte que l’on sent la « force maximale » à travers eux. On peut trouver aussi, au verso du papier, la force maximale qui ne détruit pas le papier fragile. La pédagogie de la calligraphie ne porte pas sur la puissance ou la force maximale, ni sur la mobilisation la plus forte possible du corps, mais sur une rétention ou un recul de la force maximale.
De plus, si on analyse la pratique du mouvement du pinceau, c’est-à-dire « faire aller le pinceau », la pédagogie de la calligraphie concerne un « che des mains » (Jullien, 1992 : 107). Ici, il s’agit des « Neuf che » (九勢), théorie pédagogique de la calligraphie, qui représente le che de la pédagogie de la calligraphie. Voici quelques exemple : faire tourner en un moment arrondi la pointe du pinceau pour éviter les angles saillants (轉筆) ; aller dans le sens inverse de celui auquel on tend, au début comme à la fin de l’élément à calligraphier, selon la technique de la « pointe cachée », de façon à dissimuler la pointe du pinceau au sein du trait (藏鋒) ; ce qui correspond aussi bien au fait de « pointe cachée » quand on fait en sorte que la pointe du pinceau, entrant en contact avec le papier, se maintienne constamment au centre du tracé (藏頭), qu’à celui de « protéger la queue » lorsque, parvenant à la terminaison de l’élément, on achève celui-ci par un retour empreint de force (護尾). Plus qu’une méthode ou une technique d’écriture, il s’agit, avec ces « che des mains », aussi bien d’une pratique pédagogique que d’une technique de la vie. À partir de la pratique de l’encre et le che des mains, à l’école ou à la maison, les enfants apprennent le mouvement « intérieur » lent, doux, le calme du cœur, la rétention, le recul, la régularisation du « chi », l’intégration du corps, de l’esprit, et du souffle (chi), la force maximale de la « manifestation » des caractères chinois par l’utilisation de la force minimale. Les enfants baignent dans l’atmosphère de ce « che de vie » grâce à l’apprentissage de la calligraphie depuis leur enfance.
Mais, que se passe-t-il aujourd’hui avec l’apprentissage et l’enseignement de la calligraphie à Taïwan ? En fait, avant les années 1990, le cours de la calligraphie était un cours important ; on pratiquait la calligraphie plusieurs heures par semaine. Commençant par la pratique de l’encre, l’enseignant et les élèves « font aller le pinceau » ensemble. Il n’y a pas de note, pas d’examen, mais la formation par soi-même. Pour progresser, il faut que les élèves soient constants. Il faut travailler chaque jour son écriture. Il faut que les élèves soient patients car le progrès n’est pas continu, il s’accomplit par paliers et se fait parfois attendre, il s’accompagne même de phases de régression qu’il faut savoir accepter. C’est aussi un apprentissage pour l’émergence de la personnalité, car aucun enseignant, ni manuel, ni modèle ne pouvant résoudre pour l’enfant toutes les difficultés qui se présentent, il faut qu’il expérimente et observe le plus possible par lui-même. Il faut que l’enfant se donne la voie pour se présenter ses arts des caractères chinois ainsi que sa personnalité. C’est une transformation de soi. C’est aussi bien un apprentissage pour l’étude qu’une formation pour la vie.
Mais aujourd’hui, la calligraphie s’éloigne. Tout le monde savait pratiquer et apprécier une belle écriture, qui témoignait d’un degré de culture et d’accomplissement personnel. C’est un exercice qui est plus important que le parler, un art qui est partagé dans la famille, l’école et la société. C’est une belle atmosphère commune dans la vie. Pourtant, Billeter décrit très bien :
« En Chine, aujourd’hui, les notes et affiches manuscrites qu’on voit dans les rues, les boutiques et les restaurants sont le plus souvent navrantes. On les remplace, quand on peut, par des textes composés sur ordinateur… Ce sont maintenant des alignements de caractères en plastique achetés dans les supermarchés de la décoration. À Hong Kong et Taïwan, l’évolution s’est faite dans un plus grand respect de la tradition, mais l’aboutissement est à peu près le même. »[18].
Malheureusement, l’enseignement de la calligraphie rencontre de grandes difficultés à Taïwan : l’apparition de l’ordinateur et la logique de la vitesse du monde capitaliste. « À quoi ça sert la calligraphie ? » Les enseignants rencontrent souvent cette critique. Malheureusement, le cours nommé calligraphie dans l’école, le collège et le lycée sont supprimés au nom de l’évolution pédagogique moderne. Les heures de la calligraphie sont réduites. Elles sont placées dans le cours de la langue sinophone ou le cours nommé « optionnel ». C’est-à-dire qu’il n’y a plus qu’une ou deux heures de cours de calligraphie par mois, ou tous les deux mois (ça dépend de l’enseignant). Les jeunes taïwanais perdent de plus en plus cette bonne occasion d’apprendre ce genre de la pédagogie.
On voudrait maintenant aller plus loin pour rencontrer la notion de la force minimale. En fait, dans la culture chinoise, la force minimale n’est pas mieux que « la fadeur ». C’est- à-dire que, dans la pratique de soi et la technique de vie propre à la culture chinoise, la force minimale est la situation de la base, tandis que la fadeur est la situation plus haute, sage ou idéale. Ainsi, la pédagogie de la calligraphie concernant la force minimale se révèle par une notion très importante dans la culture chinoise : la fadeur.
La fadeur
Pour les lecteurs occidentaux, la fadeur est une notion négative ou péjorative : banalité, manque de goût, lâcheté. Les Orientaux regardent ce mot sous un autre angle : la fadeur est une pensée et une pratique de l’esthétique. Mais, comment l’éloge de la fadeur est-il rendu possible dans la culture chinoise ? Pourquoi la fadeur est-elle une pratique plus haute que la force minimale ? Pour quel but ?
Il y a un exemple chez Qi Kan. Un article s’intitule « Le courage de la fadeur : Qi Kan et Critique en l’esthétique lettré chinois »[19], notre discussion va aborder le livre Nourrir sa vie : à l’écart du bonheur de François Jullien[20]. Il critique un intellectuel chinois, Qi Kan, qui, face au châtiment injuste de la mort, se contenta de jouer du luth pour appeler la paix et l’harmonie. Jullien conclut que c’est à cause du conformisme chinois : quand il affronte une puissance plus forte que lui, Qi Kan n’a pas de courage de l’affrontement. Jullien dit qu’il n’a pas de courage de la critique, que Qi Kan n’a pas la capacité de la critique (Jullien, 2005 : 158).
Pourtant, ici, il y a l’aspect de l’éthique et de l’esthétique chez Qi Kan. On pourrait retrouver l’« éthique de soi » et la « pratique de soi ». À travers cette esthétique de l’existence, il peut résister à la technique du pouvoir et à la violence de la discipline (si l’on utilise le concept de Foucault). Jullien oublie la notion centrale de l’esthétique orientale. L’esthétique orientale se mélange aussi à l’éthique.
Qi Kan est un musicien et un auteur (223-262), un penseur élégant, qui a une attitude fière, anticonformiste et de l’indépendance d’esprit[21].
Quand il va être puni de mort, il joue une chanson, avec le guqin (un instrument de musique traditionnel chinois à cordes pincées de la famille des cithares) très léger. Et puis, il marche sur le lieu des exécutions, dans une attitude décontractée.
Mais ce geste de « conformisme » ne peut pas résister à la décision injuste d’un pouvoir lui-même injuste. Signifie-t-il le refus oriental du débat, de la confrontation et de la critique ? Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de conscience et de capacité critique dans la pensée orientale ?
L’époque de Qi Kan est celle « des dynasties » de la période de désunion », qui est la période la plus désordonnée et la plus chaotique en politique, et la plus éprouvante pour le peuple. Beaucoup de guerres, les dynasties changent très vite, la famine, la maladie pestilentielle, la mort partout. Comment les gens peuvent-ils « se confronter eux-mêmes à la difficulté si puissante, i.e., la mort » ? Est-ce que ces gens doivent être comme l’homme tragique, qui se heurte irrévocablement à des puissances qui le dépassent et résiste pour ne pas céder ? Qi Kan et les autres auteurs à l’époque font face aussi à cette puissance si forte, mais d’une autre façon. Ils acceptent la mort comme la vie, ou plutôt ils se vivent dans le milieu de la transformation entre la vie et la mort. Ici, Qi Kan montre une philosophie ou une esthétique de la vie, à propos de la « relation entre l’homme et soi ».
Au premier plan, il s’agit de se « comprendre soi » (tseu chue, 自覺). On dit que c’est la « signification »[22]. Socrate dit « Connais-toi toi-même ». Qi Kan interroge ce thème sous l’angle de l’univers. Puisque la vie, l’homme, l’être humain, naît et meurt dans la terre, ainsi la vie est-elle plutôt considérée comme la « récurrence » de l’apparence et de la disparition de l’énergie de l’univers, dès lors que l’on regarde toute la vie, la terre ou la mort du point de vue plus haut plus de l’univers. Pour la pensée taoïste, personne ne naît et ne meurt réellement, mais l’homme apparaît et disparaît dans le courant de l’énergie de l’univers parce que l’univers nourrit tous les êtres du monde (TTC, chapitre 51)[23]. Ainsi, l’interpénétration-relation entre l’homme et l’univers est la relation la plus importante et la plus décisive concernant la « compréhension de soi-même ». Ce qui, en revanche, cause la mort, c’est précisément l’affrontement ou la rébellion, ou que l’homme pense et réfléchisse comme un sujet unique, éloigné de l’univers. Il s’oublie et s’éloigne de l’interpénétration-relation (Fong, 2003 : 87).
Au deuxième plan, c’est « être à l’aise dans soi » (tseu tsai, 自在) : on dit que c’est l’« harmonie » (Fong, 2003 : 88). Mais ceci concerne deux aspects : qu’est-ce qu’« être à l’aise dans soi » ? Comment « être à l’aise dans soi » ? Il faut que nous nous interrogions sur la signification de « l’aisance dans soi ». Pour Qi Kan, la division de l’homme et de l’univers cause l’aliénation de l’homme lui-même. L’homme n’est pas dans soi, c’est-à-dire dans le processus dynamique de l’interpénétration-relation entre l’homme et l’univers ; ainsi, il n’est pas à l’aise. Mais comment atteindre l’état d’« être à l’aise dans soi » ? Étant un poète et musicien, Qi Kan nous montre un processus de la pratique de soi au travers du poème, de la méditation et du zen, surtout de l’instrument, parce que l’action de jouer de son instrument permet de recueillir les trois premiers. Pour Qi Kan, jouer le guqin permet le repos de l’esprit, le calme, la détente, et l’ouverture sur l’univers. Telle est la fadeur. La fadeur est une expérience de la conscience et un processus de l’inconscient qui montre et exprime notre être-au-monde, c’est-à-dire, l’interpénétration-relation avec l’univers. « Être à l’aise dans soi », ça ne signifie pas seulement la coexistence avec les autres, mais l’interpénétration-relation avec l’univers. Ainsi la fadeur est-elle le mode le plus « radical » pour traiter l’affrontement (Jullien, 1993 : 140) .
Au troisième plan, c’est « la liberté » (tseu iu, 自由). La vraie liberté n’existe pas dans la réussite de l’affrontement ou de la « bataille décisive », à travers l’action héroïque et la tragédie, en utilisant la plus grande puissance pour dépasser la puissance qui nous dépasse. Chez Qi Kan, la liberté n’existe que dans l’interpénétration-relation. Comme Zhuangzi dit : « le voyage du fade, c’est-à-dire de l’esprit, est de se promener à l’aise dans l’interpénétration-relation, c’est la beauté et le bonheur du printemps ». Ceci est la vraie liberté. La liberté pour l’« In-der-Welt-Sein » est juste l’interpénétration-relation.
Les trois plans montrent l’interpénétration-relation de l’homme et de la nature. Et c’est l’esprit de la pratique de soi dans la pensée chinoise. Dans l’Essai sur l’art de nourrir le principe vital de Qi Kan, ce livre montre aussi cet esprit comme pratique de soi.
Mais pour les lecteurs occidentaux, le cas de Qi Kan est peut-être très curieux et difficile à comprendre. On peut se demander : est-il exact que Qi Kan ne soit pas un « héros » ? Autrement dit, est-ce que Qi Kan ne fait rien lorsqu’il rencontre l’affrontement ? Est-ce que Qi Kan est un homme lâche qui n’a pas le courage de la résistance ?
Il faut le rappeler, Qi Kan, de son vivant, était un intellectuel critique. D’une part, quand San Tauo lui proposa un poste de fonctionnaire, il refusa et écrivit un livre qui s’intitule A letter to split up with Shan Ju-Yuan (San Tauo) où il qui critique l’autorité et l’habitude des richesses liées au poste de fonctionnaire et montre, par opposition, son « ambition légère » de retour à la nature. Quand l’ami de Qi Kan est accusé faussement, il critiqua aussi le pouvoir. Ce sont les raisons probables de sa condamnation. F. Jullien ne mentionne pas ces faits. Qi Kan avait le courage de la critique (Fabian, 2010 : 150).
De plus, l’art de nourrir (de suivre ?) le principe vital est la source de la capacité de la critique. Selon Jean Lévi[24] : « l’art d’entretenir le principe vital contenait une critique du pouvoir et de l’organisation sociale », et même il « présente une alternative au régime monarchique ou impérial » (Lévi, 2004 : 8, Fabian, 2010 : 150). Ici, il s’agit de l’« éthos lettré de l’esthétique » qui est admirable dans la civilisation chinoise.
Ce qui est méritant pour les Chinois, c’est d’adopter l’attitude de la fadeur quand Qi Kan rencontre la mort. Ce n’est pas le cas s’il s’oppose au pourvoir par le moyen de la mort. Certes, on peut dire que Qi Kan n’a pas peur de la mort. Ou plutôt, il regarde la vie et la mort avec un attitude très légère. C’est un courage sans doute. Pourtant, la source de ce courage découle de l’interpénétration-relation autant qu’elle la manifeste et la nourrit à travers sa pratique de soi. Puisque Qi Kan « est à l’aise dans l’interpénétration-relation, se comprend et se libère dans l’interpénétration-relation », son corps et son esprit transformés dans le « chi » s’intègrent dans l’interpénétration-relation. L’é thos de Qi Kan est plus méritant, honoré, respecté, vénéré que le courage par lequel les lettrés braves ou les héros chinois affrontent directement le pouvoir. C’est son « éthos lettré de l’esthétique » qui est admirable, et Qi Kan réalise une image idéale de l’homme de la culture chinoise.
L’exemple de Qi Kan signifie une pratique douce, légère et enfin esthétique, qui dépasse l’affrontement. Le but de Qi Kan n’est pas d’affronter directement l’ennemi ou la mort, mais d’entrer dans un statut esthétique de la fadeur, un statut qui a déjà dissous l’affrontement par un moyen de détour. Avec le guqin, il se détend sur la guillotine, son esprit entre dans l’univers. Qi Kan montre une éthique de paix, fadeur, une harmonie avec la nature. Ne pas tomber dans le piège de la confrontation « artificielle » entre la vie et la mort, mais rentrer dans l’interpénétration-relation. Qi Kan nous montre un « éthos lettré de l’esthétique » de l’Extrême-Orient : « la grande Régulation naturelle » (Fabian, 2010: 142) et une éthique transformative. Avec lui, la vie rentre dans sa viabilité, dans le ch i (souffle), dans le Seng Seng (生生), qui illustre la créativité permanente et le renouvellement de la nature et célèbre l’infini processus créatif de nos vies. Ce qu’il nous laisse, c’est la transformation en l’air (chi).
Mais est-ce que Qi Kan montre quelque idée pédagogique ? Plus précisément, est-ce qu’il s’agit de pédagogie ou de pratique pédagogique ? Ce qu’il montre, ce n’est pas une "pédagogie" concrète, claire, organisée, structurée, mais une pédagogie indirecte et détournée. Ainsi, c’est la pédagogie qui se porte sur « la pédagogie de la co-propriation ».
La pédagogie de la co-propriation
Plus que l’affrontement, la pensée chinoise apprécie la fadeur qui peut dépasser l’affrontement direct et dissoudre la confrontation. Mais pourquoi la dépasser ou la dissoudre ?
Toute théorie pédagogique a son image de l’homme. Et cette image de l’homme est orientée par son image du monde. Dans la pédagogie néo-humaniste d’Allemagne, la « vision du monde organique » (organische Weltbild) regarde l’homme comme en « autopoïèse » avec la nature. L’ « entéléchie » de Goethe représente la pédagogie du « monde des esprits » (Weltgeist). Dans la pédagogie chinoise, c’est la co-propriation qui conduit : la pédagogie ne se porte pas seulement sur l’apprentissage de l’« homme », mais sur l’harmonie, l’intégration et la co-propriation avec la nature et l’univers; le but est de s’intégrer dans l’interpénétration-relation (緣起相即). Le dualisme de Descartes a divisé les êtres humains et la nature. La nature, pour Kant, est quelque chose de dur à laquelle nous devons nous confronter. Par rapport à Descartes et à Kant, la pensée chinoise est guidée par l’idée d’anthropocentrisme. C’est le sens du confucianisme. Ce dernier est une approche holistique de l’univers dans laquelle toute chose – les êtres humains et les autres, y compris la nature –, est en harmonie avec l’autre. Tel un philosophe néo-confucianiste, Kaibara Ekken dit :
« Le confucianisme chinois est l’holisme organique et le vitalisme dynamique, la référence est le fait que l’univers est considéré comme une unité intégrée et non pas comme des pièces discrètes mécanistes. L’univers est considéré comme unifié, interconnecté, et interpénétrant. Tout interagit et affecte tout le reste. »[25].
Le confucianisme voit toute chose comme une matière organique et holistique, l’univers comme un grand homme et l’homme comme un petit univers. Dans l’ajustement des controverses, Zhuangzi dit que « Ciel, terre, et moi co-évoluons, tous et moi sont un »[26], il montre la synergie et la synesthésie du corps, de l’esprit, des autres et du monde, à savoir, la co-propriation. Ainsi, le but de l’éducation ne vise pas seulement à l’accomplissement de l’homme soi-même, mais à la co-propriation entre l’homme et l’univers.
Il y a un élément très important dans la co-propriation : la fadeur. Heidegger parle de la « co-propriation » pour interroger la relation entre Da-sein et Sein. Mais la « co-propriation », chez Heidegger, manque cet élément : la fadeur. La pédagogie chinoise est plutôt une pédagogie de la « co-propriation » concernant « la pratique de la fadeur » qui vise l’interpénétration-relation avec tout le monde, y compris la Terre. Cette co-propriation, qui permet de co-évoluer et de co-créer avec l’univers, se base sur la quiétude et la fadeur.
Éduquer, c’est former un é thos de fadeur. À travers lui, l’homme s’intègre dans le processus de la co-propriation. Éduquer, c’est pour former un homme qui entre dans le rythme de l’univers. Qui est cet homme ? On peut prendre un poème de Sikong Tu[27], dans lequel F. Jullien apprécie bien l’image de l’homme.
Foncièrement et doucement porté au silence, il s’unit au secret des choses. Il boit à l’harmonie suprême ; seul, avec l’oie, il prend son envol. Semblable à la brise printanière qui effleure les vêtements ; qui traverse des bambous et engendre le merveilleux son, le cœur appréhende la beauté et l’esprit s’en intègre. Comme on rencontre le vent. On le touche mais il est de plus en plus ténu. Si, enfin, il prend quelque forme, à peine on lui serre la main : il a fui.
Un homme, pour être un vrai homme, doit s’intégrer dans l’univers. Et la fadeur, le silence, le « non-agir » sont le moyen « transformatif » pour entrer dans le processus d’intégration. Ici, la fadeur, la silence, ou le non-agir, sont les puissance les plus « fortes » qui permettent à l’homme d’entrer dans l’interpénétration-relation avec l’univers. L’interpénétration-relation est une signification très importante dans la pédagogie chinoise : c’est « la pédagogie de la co-propriation » qui inclut un processus et une pratique de « l’esthétique ».
Entretiens de Confucius : un exemple pédagogique
On peut prendre un exemple qui montre bien aussi « la pédagogie de la co-propriation » à travers l’attitude de la fadeur, de l’humilité et de l’esthétique. C’est dans les Entretiens de Confucius [28] :
Un jour que Zilu, Zeng Xi, Ran Qiu et Zihua sont assis auprès du Maître, celui-ci leur dit : oubliez un instant que je suis plus âgé que vous. Vous êtes à présent sans emploi et vous dites : personne ne reconnaît nos mérites. Et si quelqu’un les reconnaissait, que feriez-vous ?
Zilu, sans hésiter : donnez-moi un État de mille chars de guerre, coincé entre de grandes puissances, ou même envahi par des troupes ennemis ou miné par la faim et la disette, eh bien, je vous garantis qu’en l’espace de trois ans, je dresse le peuple entier à la bravoure et à la connaissance du bien !
Le Maître sourit et se tourne vers Ran Qiu : et toi, que ferais-tu ?
Ran Qiu : Donnez-moi un territoire qui ne dépasse pas les soixante ou soixante-dix, ou plutôt les cinquante ou soixante li carrés et, en trois ans, je peux faire que le peuple ne manque de rien. Mais pour ce qui est des rites et de la musique, je m’en remets à un véritable homme de bien.
Le Maître : Et toi, Zihua ?
Zihua : je ne dis pas que j’en serais capable, mais je veux bien qu’on me l’enseigne. Ma seule ambition est de figurer, dans les cérémonies au Grand Temple ou dans les rassemblements de vassaux, comme petit officiant en unique droite et coiffe noire.
Enfin le Maître se tourne vers Zeng Xi. Celui-ci, pendant tout ce temps, a joué doucement sur sa cithare dont les notes s’éteignent peu à peu. Il la pose et se lève : j’ai bien peur que mon choix soit très différent.
Le Maître : quel mal y a-t-il à cela ? Nous sommes ici pour dire chacun nos projets.
Zeng Xi : mon plus grand désir est d’aller, à la fin du printemps, lorsque les vêtements sont prêts, en compagnie de cinq ou six jeunes gens en âge de porter la coiffe et de six ou sept jeunes garçons, me purifier dans les eaux de la Yi, jouir de la brise aux Autels de la Pluie, puis rentrer en chantant.
Le Maître dit avec une aptitude de fadeur : je suis comme Zeng Xi.
Confucius ne fait pas un grand discours, ne professe pas, mais enseigne quand même de quelque façon la fadeur ; de façon détournée, mais profondément, elle concerne la pédagogie de la co-propriation. En effet, ce n’est pas le Maître, le grand auteur du confucianisme, Confucius, qui nous enseigne. C’est plutôt Zeng Xi qui nous « enseigne », par un moyen indirect, la fadeur. Mais qu’est-ce qu’il enseigne ? On peut aussi penser l’action de Zeng Xi sous l’angle du « che » : la pédagogie orientale, sinon chinoise ou taïwanaise se retient devant l’affrontement. L’affrontement direct est transformée en attente, calme et délibération sur « la propension des choses ». On peut trouver les aspects pédagogiques qui concernent l’humilité, la force minimale et la co-propriation dans l’action que Zeng Xi nous montre.
Tout d’abord, Zeng Xi rencontre un affrontement. Son idée est très différente et même s’oppose à celles de ses devanciers. Sans affrontement direct, sans la mobilisation de toute sa force, Zeng Xi montre un exemple d’humilité parce qu’il est le dernier à parler. Il ne se dépêche pas de présenter son avis mais il se retient et attend. Il écoute les autres. Il voudrait bien savoir les idées des autres. Il s’agit d’une pédagogie de l’humilité : bien écouter avant de parler parce que c’est possible que je me trompe, que mon avis ou idée ne soit pas meilleure que celle des autres. C’est là un concept très important dans la pédagogie de la culture chinoise. Ce concept pédagogique exige une attitude humble, de la retenue, du recul et de l’attente. En fait, Zeng Xi est aussi une grande figure dans l’histoire de la pensée chinoise. Sa proposition pédagogique à propos de l’humilité : « l’homme doit s’introspecter trois fois par jour » est une des propositions les plus connues dans l’histoire de la pensée chinoise.
De Lao Tseu, Confucius, Mozi, Dong Zhongshu, les grands auteurs comme Liu Shao, Fu Xuan et Yan Zhitui à l’époque de Qi Kan, Han Yu et Li Auo à l’époque des Tang, l’École du Principe (理學) et l’École de l’Esprit (心學) du Néoconfucianisme à l’époque des Song et Ming, jusqu’aux grandes pédagogues chinoises et taïwanaises comme Cai Yuanpei, Hu Shi, Huang Wu Suang et Fong Tsao Lin à l’époque des 20e et 21e siècles, ce concept pédagogique joue un rôle très important dans le domaine de l’idée et de la pratique pédagogique dans la culture chinoise, sinon taïwanaise.
Jusqu’à présent la pédagogie de l’humilité, qui commence par le confucianisme, est le centre de la pédagogie à Taïwan. Dans le champ de l’éducation de Taïwan, « le courage, l’intrépidité commence par la connaissance de la honte de soi, et l’humilité » ; c’est l’idée de Confucius, ainsi que la proposition pédagogique à propos de l’humilité de Zeng Xi, qui sont les idées principales pédagogiques à Taïwan, parce que l’humilité est une chose importante si l’on veut aller dans la voie vers « être un vrai homme ». Comme Michel Serres dit : « l’humanité devient humaine quand elle invente la faiblesse. »[29]
Zhu Xi (朱子), l’un des plus importants néo-confucianistes, analyse que l’enseignement détourné de Zeng Xi présente « un vrai homme qui s’intègre dans le principe de l’univers, se jouit et se suffit où qu’il se trouve, et quoi qu’il soit. Ainsi son calme et son mouvement sont-ils si à l’aise dans soi. Quant à l’ambition, c’est l’ambition de fadeur ; il ne s’agit en rien de courage définitif pour se sacrifier pour autrui. Détaché, délié, la co-propriation avec le ciel et la terre, tout est merveilleux dans interpénétration-relation »[30]. Est-ce qu’on peut dire que Zeng Xi n’a pas de courage de la morale ? En fait, dans la pensée chinoise, l’éthique et l’esthétique sont imbriquées. L’éthique, son équivalent chinois, confucéen, le ren [31], combine à la fois le concept de « bon » et le « caractère intrinsèque de l’interpénétration affective »[32], qui concerne le domaine esthétique. Chez Confucius, le ren ne concerne pas seulement la connaissance et la pratique de la morale, et cette interprétation limite le ren au domaine de « l’homme ». Pour Zhu Xi, Zeng Xi incarne la corrélation imbriquée de l’éthique et l’esthétique chinoise et la co-propriation entre l’action de l’homme et le mouvement de l’univers[33]. Au printemps, avec les jeunes gens, se baigner dans les eaux de la Yi, jouir de la brise aux Autels de la Pluie, rentrer en chantant. Est-ce une éducation « paresseuse », « négative » ou « lâche » ? Dans la culture chinoise, c’est une pratique de soi et une pédagogie de la co-propriation. De plus, Zeng Xi nous montre aussi une esthétique de l’éducation. Il joue de sa cithare pendant la discussion. Ça nous montre une image d’un enseignant / enseignement de la fadeur : Zeng Xi aide, construit, permet une atmosphère très agréable, mais il paraît comme quelqu’un qui n’est pas important, qui est là sans être là. Sa musique est si légère, et montre la force minimale. Pourtant, loin de prétendre donner des leçons ou d’imposer ses ordres, de façon insigne, loin de vouloir frapper l’attention des autres par des miracles ou des exploits, mais seulement par la fadeur, il transforme les mœurs, l’existence et la pratique de la vie, en la co-propriation. Ici, Zeng Xi nous montre un très bon exemple concernant le rôle d’un enseignant. Il enseigne donc il n’est pas ; il enseigne, donc il n’est pas là.
Nous avons abordé quelques concepts philosophiques et pédagogiques chinois liés à la notion d’affrontement. La réflexion et l’action, selon la disposition d’intégration dans l’interpénétration-relation, constituent l’esprit essentiel de l’éducation et de la pédagogie de la culture chinoise, sinon taïwanaise.
Parties annexes
Notes
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[1]
François Jullien, La propension des choses, Paris, Seuil, 2003.
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[2]
Sur toutes ces questions, je m’appuie sur l’œuvre de H. Arendt, et tout particulièrement sur La Crise de la culture.
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[3]
Nietzsche, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, XIII, p. 39.
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[4]
Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 26, « De l’institution des enfants ».
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[5]
Ce sont à ce point les travaux de M. Foucault sur le souci de soi romain, en tant que tout à fait distinct de la « connaissance des soi », qu’il faudrait mentionner ici (voir l’Herméneutique du sujet, NRF).
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[6]
Pour faire signe aussi vers certains textes de Platon (la Lettre VII) qui, précisément, définissent la méthode comme frottement (des images, des concepts, des noms, des exemples, des définitions).
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[7]
Comme on le sait, Montaigne joua un grand rôle dans les guerres de religion entre protestants et catholiques en France ; ce n’est jamais l’affrontement qui le conduisit dans ce rôle, mais plutôt le souci constant d’une médiation entre les partis opposés.
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[8]
Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 2002, p. 88.
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[9]
Id., p. 98-99.
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[10]
Pour mémoire ici, je souligne ce point : on trouve ce que j’appelle « mystique » de l’affrontement sous la plume de certains pédagogues contemporains, et tout particulièrement à propos de l’écriture et de la lecture : il faut s’affronter au texte, disent-ils ; il faut s’affronter à la lettre, en regard de quoi tout détour est tenu pour fuite devant l’obstacle. Ainsi J.P. Terrail, De l’inégalité scolaire, Paris, La dispute, 2002. Selon certains, la lettre est quelque chose à quoi l’on doit s’affronter, une quasi épreuve de vérité où se décident non seulement la valeur des sujets mais aussi leur santé mentale souvent. Ainsi certains psychanalystes font-ils de cette confrontation à « la lettre comme telle » une épreuve de vérité.
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[11]
En effet, les habitants de Taïwan sont divisés en deux grands groupes ethniques : des populations austronésiennes (malayo-polynésiennes) dont les ancêtres sont arrivés à Taïwan il y a plusieurs milliers d’années ; et des populations Han, dont une grande partie descend d’immigrants venus du continent chinois à partir du 17e siècle. Plusieurs siècles de mariages intercommunautaires font que de nombreux Taïwanais, se considérant comme Han, ont en réalité aussi du sang aborigène (L’office d’Information du gouvernement de Taïwan, 2008).
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[12]
Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Flammarion, traduit de l’anglais par Francis Wang, 2001. Le texte original est écrit entre 515 av. J.-C. et 512 av. J.-C.
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[13]
Jean François Billeter, Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Paris, Allia, 2010, p. 72.
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[14]
Le mouvement dynamique dans lequel le Tai Ji est montré révèle la cohérence de sa force interne, immense à la fois pure et raffinée, et son profondément. Il s’agit de la corrélation holistique et dynamique du yin et yang. Mais ce n’est pas le but de la discussion de cet article, donc, nous ne comptons pas en discuter ici.
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[15]
Cheng, F., Et le souffle devient signe : Portrait d’une âme à l’encre de Chine, Paris, Iconoclaste, 2010. Extrait repris en quatrième de couverture.
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[16]
修身養性,陶冶性情
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[17]
Billeter, J. F., Essaie sur l’art chinois de l’ é criture et ses fondements, Paris, Allia, 2010, p. 174.
-
[18]
Billeter, J. F., Essai sur l’art chinois de l’ é criture et ses fondements. Paris, Allia, 2010, p. 373.
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[19]
Fabian, H., « Le courage de la fadeur : Qi Kan et Critique en l’esthétique lettré chinois », in Philosophie et culture, 37(9), Academia Sinica, Taïwan, 2010, p. 141-154.
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[20]
François Jullien, Nourrir sa vie : à l’écart du bonheur, Paris, Seuil, 2005.
-
[21]
Jean Lévi, Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois, Paris, Édition de l’encyclopédie des nuisances, 2004, p. 8.
-
[22]
Fong, T. L., 教育哲學專論。主體、情性與創化(jiaoyu zhexue zhuanlun. Zhuti, qingxing yu chuanghua)[Étude de la philosophie de l’éducation. Sujet, Émotion et autopoïèse], Taipei, Gaodeng Jiaoyu, 2003, p. 88.
-
[23]
Lao Tseu, « Livre de la voie (Tao) et de la vertu (Tao Te King) », dans Fu Pei-Lung (傅佩榮), De la réalité. Étude sur Lao Tseu ( 究竟真實。傅佩榮談老子 ), Taipei, Tiang Sha (台北:天下), 2006.
-
[24]
Jean Lévi, Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois, Paris, Édition de l’encyclopédie des nuisances, 2004, p. 28.
-
[25]
Kaibara E., The Philosophy of Qi: The Record of Great Doubts, Mary Evelyn Tucker (translation), New York : Columbia University Press, 2007, p. 58.
-
[26]
天地與我並生,萬物與我為一
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[27]
Vingt-quatre Modes po é tiques. Dans Jullien, F., É loge de la fadeur. À partir de la pens é e et de l’esth é tique de la Chine, Paris, Philippe Picquier, 1991, p. 86. F. Jullien le traduit bien, mais je modifie un peu sa traduction.
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[28]
J’utilise la version : Entretiens de Confucius, traduit par Anne Cheng, Paris, Seuil, 1981, p. 92-93. Mais je modifie quelques phrases.
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[29]
Serres, M., Le Tiers-Instruit, Paris, Francois Bourin, 1991, p. 185.
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[30]
Zhu Xi, Les quatre livres: explication sur Entretiens. (朱熹《四書章句集注論語》), Kaohsiung, Fuweng (ouvrage original écrit entre 1130-1200), 1985, p. 113.
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[31]
仁
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[32]
仁以感通為性. Mou Tseng-San (牟宗三), Philosophie de l’histoire (歷史哲學), Taipei, She-Seng (台北:學生), 1955, p. 178.
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[33]
Hsu Fu-Guang (徐復觀), L’esprit de l’art chinois (中國藝術精神), Taipei, She-Seng (台北:學生), 1966, p. 19.