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Les élections se gagnent au centre dit-on en sciences politiques. Nous ajouterons : si les élections se gagnent au centre sur le plan politique, elles se gagnent sur les marges au niveau idéologique.
Sur le plan politique, la gauche a gagné les élections : François Hollande a été élu septième président de la cinquième République, deuxième président socialiste, en totalisant 51,62 % des votes et rassemblant 18 000 438 des voix ; le président sortant Nicolas Sarkozy a recueilli 48,38 % des votes exprimés soit 16 869 371 des voix. Mais sur le plan idéologique, ce que l’on retiendra, c’est que le score du Front de Gauche se place, au premier tour, avec 11,10 % des suffrages derrière le Front national qui effectue son meilleur score national en obtenant 17,90 %.
En acceptant par principe l’idée d’une « neutralité » du Modem (c’est-à-dire le fait que ses électeurs, répartissant leurs votes entre gauche, droite et abstention lors du second tour, ne peuvent être agrégés automatiquement ni à la droite ni à la gauche), on note que l’ensemble des voix de « gauche » du premier tour, à savoir Parti Socialiste, Europe Écologie Les Verts, Front de Gauche, Nouveau Parti Anticapitaliste (en incluant même le parti de Jacques Cheminade) ne réunit que 44 % des électeurs là où les voix de « droite », à savoir UMP, Debout la République (Nicolas Dupont-Aignan), et Front National, totalisent 46,87 %.
La victoire de François Hollande tient donc largement au fait que si les voix du Front de Gauche se sont reportées massivement sur le candidat de gauche (à 81 % selon un sondage de l’institut Ipsos-Logica), les voix du Front National ne se sont reportées qu’à moitié sur le candidat de droite (à 51 % selon le même sondage[1]). Autrement dit, François Hollande doit sa victoire, d’une part, au travail de siphonage des voix d’extrême gauche opéré par Jean-Luc Mélenchon et à la « discipline républicaine » de ses électeurs et, d’autre part, surtout, à la radicalisation des électeurs du Front National dont un tiers ne se reconnaissent plus dans aucun « parti de gouvernement ».
La victoire politique de la gauche est donc paradoxalement due à son échec idéologique, c’est-à-dire à la radicalisation droitière d’une partie de la société française.
Dès lors, la seule manière pour la gauche d’inscrire sa victoire politique dans la durée, c’est de remporter aussi la bataille sur le front idéologique. Or cela suppose, selon nous, deux choses :
Déconstruire le nationalisme.
Montrer que l’Europe et la Mondialisation peuvent être bénéfiques pour la France, ce qui signifie, tâche herculéenne, se mettre en demeure de pouvoir les changer…
On s’arrêtera ici au premier de ces deux objectifs. Déconstruire le nationalisme demande de reconsidérer le concept de Nation. Rappelons tout d’abord, avec Raphaël Cahen et Thomas Landwehrlen[2], que le concept de Nation procède d’une construction imaginaire : c’est un concept vague, malléable et sujet à toutes les projections fantasmatiques et reconstitutions idéologiques. Le vote « Front National » en est la preuve.
En effet, si l’on consulte les données Eurostat concernant les migrants et étrangers en Europe[3], un relevé de l’état des choses en France fin 2008 montre que sur une population de 64 366 900 habitant seulement 3 737 500 sont des étrangers (non nationaux), soit 5.8 % de la population totale dont 2.0 % sont issus d’autres pays européens, et seulement 3.8 %, soit 2 435 200 de personnes, du reste du monde. En termes de flux, cela signifie qu’en 2009, selon l’INSEE[4], la France a accueilli 97 736 nouveaux migrants. Pour avoir un élément de comparaison, il convient de rappeler qu’en France, en 2009 également, sont nées 793 420 personnes issues à 72,7 % de parents dont les deux géniteurs sont eux-mêmes français. Cela signifie que le nombre de nouveaux entrants allogènes est négligeable par rapport au nombre « d’entrants » autochtones : le flux des ressortissants étrangers est absorbé par le flux démographique de la natalité. La peur de l’étranger et la crainte d’une menace qui pèserait sur la « Nation » semblent donc largement fantasmées. D’autant que selon les données statistiques de la répartition territoriale des votes, on constate que la densité du vote Front National est inversement proportionnelle à celle de la présence « d’étrangers » : elle est plus faible dans les villes où la concentration est plus forte, et plus forte dans les campagnes où celle-ci est plus faible.
Pour comprendre le vote Front National et la poussée nationaliste en général, commune à toute l’Europe, il convient de préciser le sens du concept de Nation. Sans vouloir remonter aux sources philosophiques du problème, en nous appuyant sur le document n° 10762 tiré de la discussion du 13 décembre 2005 ayant eu lieu à l’Assemblée du Parlement Européen, nous rappellerons qu’il existe historiquement deux définitions distinctes, et dans une certaine mesure concurrentes, du concept de nation : une conception « française » qui définit la nation comme une entité abstraite gouvernée par des principes rationnels fondamentaux qui doivent être appliqués à tous et, de l’autre, une conception « germanique » qui définit la nation comme un regroupement d’individus partageant des valeurs communes fondée sur une communauté linguistique et culturelle[5]. D’un côté, une conception rationaliste et, de l’autre, une conception culturaliste de la nation.
Au regard des récentes élections, il semblerait que mutatis mutandis la gauche ait épousé le modèle « français » de la Nation définie par l’unité Républicaine des lois et devoirs à respecter par l’ensemble des citoyens et que la droite ait fait sien le modèle « germanique » d’une nation qu’elle entend définir par l’appartenance à une culture commune « européenne » et « chrétienne ».
Bien entendu, dans les deux cas, les référents convoqués (« République » et « culture européenne ») sont plus mythiques et symboliques que réels. La notion de « culture européenne » suppose une unité fictive et une continuité imaginaire entre trois composantes historiques distinctes et, à bien des égards, contraires : la civilisation gréco-romaine, la religion chrétienne et la modernisation scientifico-technique. La notion d’unité Républicaine est tout aussi mythique : la conception idéale de l’État du modèle français n’est valable que si elle est parfaitement appliquée, que si les mêmes droits et lois s’appliquent à tous qu’ils soient français ou étrangers, hommes ou femmes, homosexuels ou hétérosexuels, chrétiens ou musulmans. Ce qui n’est pas tout à fait le cas. Plus encore, même dans le cas idéal d’une loi vraiment identique pour tous, les limites du modèle juridique centralisé viennent de ce qu’il est dans l’incapacité de corriger l’aléa moral de la différence sociologique. Le modèle jacobin est in fine un modèle élitiste : les concours recrutant les grands corps de l’État ont beau être les mêmes pour « tous », tout le monde n’est pas en mesure de recevoir la même formation pour les réussir et le résultat dépend dès lors en grande partie des conditions initiales, sociologiquement définies. L’application d’un cadre juridique commun ne suffit pas, il faut encore garantir l’accès identique de tous aux ressources : l’égalité juridique sans équité sociale menace toujours de déboucher sur la reconstitution d’une société de castes.
Entre ces deux conceptions de la Nation, il n’y a pas à trancher quant à savoir laquelle serait bonne et laquelle mauvaise : si l’on pousse à son terme la logique « française » de la conception de la Nation, on débouche sur une vision centralisatrice et autoritaire du pouvoir ; si l’on pousse jusqu’au bout la logique « germanique », on arrive à un résultat, pas plus enviable : une conception ethniciste et ségrégationniste de la société. Le fait est que, si l’on examine l’histoire des deux siècles passés, ces deux conceptions ne cessent de se croiser. Dit grossièrement, à une première période de formation des États-nations semble s’opposer une seconde période de reconnaissance des identités et, dès lors, une remise en question du modèle étatique centralisé.
L’effondrement des empires coloniaux français et anglais et l’émergence des États-Unis (État au lourd passif ségrégationniste) ont précipité la mise en avant d’une géopolitique des identités. Un bon exemple en est la manière dont l’OTAN a « résolu » le conflit yougoslave, lui-même issu de la montée des irrédentismes ethnicistes : en créant un État pour les orthodoxes, un État pour les musulmans et un État pour les catholiques. De même encore au Soudan, avec la constitution d’un Sud Soudan chrétien. A la différence du modèle impérial romain de la colonisation européenne et française, le modèle néo-impérial américain passe, non pas par l’imposition du moule continental aux colonies, mais par la promotion de l’identité des peuples… pour autant qu’elle sert un dessein géopolitique mûrement pensé : ainsi, pour les États-Unis, la balkanisation de l’Europe centrale (achevée) comme celle de l’Asie centrale (en cours) sont des moyens au service d’une politique étrangère qui vise à créer des ensembles disparates, et donc moins faciles à mobiliser par les puissances riveraines (Russie et Chine), dans les endroits stratégiques de l’Eurasie[6].
Si l’impensé de la tradition Républicaine est ce que Bourdieu nommait la logique de la reproduction symbolique, à savoir la circulation du pouvoir au sein des élites cultivées empêchant le bon fonctionnement de l’ascenseur social et freinant l’inventivité individuelle, c’est la mixité qui est l’impensé le plus flagrant de la (géo)politique identitaire. Celle-ci ne veut prendre en compte la différence que pour autant qu’elle est fondée sur l’impossibilité du mélange. Il y a au fond de cette conception ségrégationniste de la société une sorte de hantise puritaine du mixte : tout, même le communautarisme, même la déviance paranoïde du tueur isolé, plutôt que le mélange des corps, des sexes, des classes et des races. La géopolitique identitaire ne sait résoudre les conflits qu’en séparant : au lieu de créer un terrain d’entente et de dialogue, elle divise ; pour finir une guerre, elle empêche la paix. Son programme politique intérieur : « Donnons à chacun de quoi vivre séparé et que chaque groupe minoritaire ensuite se batte pour l’allocation des ressources. » Ainsi, plutôt que de résoudre le problème de la distribution des richesses, on va donner aux différentes minorités un peu de pouvoir particulier : un peu de discrimination positive pour les noirs, d’empowerment pour les femmes, de PACS pour les homosexuels et quelques mosquées pour les musulmans. C’est ainsi que se met en place une politique des identités qui empêche l’émergence d’une société du devenir. Définissant chacun en fonction de ce qu’il « est », en fonction de son identité, on oublie que le caractère fondamental de la culture humaine est de permettre à chacun de changer. On le sait : ce n’est pas sur des identités pures mais sur des croisements féconds que l’on fonde une société.
Or c’est sur ce terrain et à ce niveau qu’il faut se placer pour comprendre l’émergence d’un néo-nationalisme global contemporain.
Soit la définition que donnait Gilles Deleuze de la « majorité » dans un article de la revue Critique :
« Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante idéale, comme un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue, se comptabilise. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme – blanc – occidental – mâle – adulte raisonnable – hétérosexuel – habitant des villes – parlant une langue standard… La majorité suppose un état de droit et de domination, et non l’inverse. Elle suppose le mètre-étalon, et non l’inverse. Une autre détermination que la constante sera donc considérée comme minoritaire, par nature et quel que soit son nombre, c’est-à-dire comme un sous-système ou comme hors-système (suivant le cas). »[7]
Gilles Deleuze, « Philosophie et minorité », in Critique, février 1978, p. 154-155.
Qu’est-ce que le vote Front National signifie ? Le vote Front National signifie que la majorité se perçoit comme étant en situation minoritaire, comme menacée par une minorité qu’elle domine objectivement. Pourquoi la majorité se sent-elle en situation d’insécurité et pourquoi désigne-t-elle la minorité comme la raison de cette insécurité ? Car la majorité dont parle Deleuze est symbolique, Gramscienne. La majorité réelle comporte un trait dont Deleuze, bizarrement, fait l’économie, à savoir bien entendu la domination sociologique des appareils de production (capital) et reproduction (rente). Ce que la majorité symbolique découvre avec effroi, c’est que celle-ci ne suffit pas pour assurer sa domination : autrement dit, être Homme – blanc – occidental – mâle – adulte raisonnable – hétérosexuel, cela ne suffit pas pour être riche, faire des études et habiter dans la capitale. Or le racisme étant généralement à proportion inverse de la conscience de classe, la blessure narcissique qui en résulte est causalement attribuée à la minorité symbolique qui n’en peut mais.
Dès lors, on comprend que ce n’est ni par un retour conservateur au paternalisme autoritaire du centralisme républicain du modèle français ni par une échappée vers une politique multiculturelle des identités du modèle germanique que l’on va résoudre le problème. Car l’émergence du racisme dans les sociétés développées provient de l’incapacité de la majorité à accepter la politique des minorités : les mesures de discrimination positive pour les femmes, homosexuels, minorités ethniques, etc. ont créé dans la psyché de la majorité blanche, adulte et hétérosexuelle un sentiment de panique parfaitement irrationnel. De ce point de vue, on notera l’incohérence de la politique de la droite française : définir la nation sur un modèle culturaliste ne peut avoir pour résultat que de favoriser le communautarisme par ailleurs dénoncé. Plus on dit que la France a des racines chrétiennes, plus on favorise chez les musulmans de France le besoin protecteur de repli sur leurs propres croyances.
Dès lors, ne faudrait-il pas aller plus loin ? Si ni le modèle français ni le modèle germanique du concept de Nation ne sont valables, n’est-ce pas le concept de nationalité lui-même qu’il faudrait dépasser ? D’où la nécessité pour la France de regarder vers l’Europe et le Monde (à suivre).