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Après les élections à Taiwanchoses pensées et vécues des deux côtés du détroit[Notice]

  • Jean-Yves Heurtebise

Les élections présidentielles et législatives de la République de Chine à Taiwan ont inauguré le 14 janvier 2012 une année riche en élections importantes (France, Russie, Etats-Unis) et en changements politiques majeurs (renouvellement des dirigeants du Parti Communiste Chinois). En lice, à Taiwan, trois principaux candidats : Ma Ying-jeou (KMT, Parti nationaliste 國民黨), Tsai Ing-wen (DPP, Parti Démocratique Progressiste 民主進步黨), Soong Chu-yu (FPP, Parti du peuple en premier 親民黨). Ma Ying-jeou et Soong Chu-yu d’un côté et Tsai Ing-wen de l’autre sont situés sur les deux bords opposés d’un échiquier politique caractérisé le plus souvent par la question géopolitique du rapport à la Chine : entre rapprochement accéléré, distance conservée ou éloignement consenti. Le président sortant Ma Ying-jeou a remporté les élections avec 51.6 % des votes (6,891,139 voix) devant Tsai Ing-wen qui a totalisé 45.63% des votes (6,093,578 voix). Par rapport aux élections précédentes de 2008, le KMT a perdu 767,000 voix et le DPP en a gagné 648,000. Les résultats sont conformes à la distribution statistique des forces politiques dans le pays, fondée sur une différenciation géographique et « ethnique » avec au Sud (et à l’Ouest) les taïwanais dits de souche (benshengren), parlant Minan (ou bien Hakka), votant pour le DDP et au Nord (et à l’Est) les taïwanais arrivés avec Tchang Kaï-chek (waishengren) après la défaite des nationalistes contre les communistes, et parlant Mandarin, votant pour le KMT. Vivant depuis quelques années entre l’île et le continent, vécu de l’intérieur, malgré les signes d’activités réelles des militants du DPP dont me faisaient part certaines personnes autour du moi, le résultat des élections ne m’a guère surpris pour des raisons qui tiennent largement à ce que Foucault nommait « l’ordre du discours » et Bourdieu « domination symbolique ». Au terme d’une conférence, un collègue de l’Université Nationale de Taiwan avait cette remarque très intéressante : « il faut que l’on se demande si nous Taïwanais nous voulons toujours suivre le modèle occidental de la Démocratie et se sentir obligé de parler anglais ». Autrement dit, d’un point de vue culturaliste et conservateur, la Démocratie à Taiwan serait non pas une réussite dans l’accomplissement du modèle libéral mais ce qui empêche le rapprochement avec la Chine, elle est une excroissance occidentale qui empêche la valorisation de soi comme chinois. Bien entendu, il faut se garder de toute généralisation hâtive. Mais il faut aussi se souvenir que le monde académique n’est pas en dehors du monde réel ; il est soumis aux stratégies communes de recherche du pouvoir : les positions plus hautes dans les enceintes les plus prestigieuses correspondent à des décisions qui sont aussi de nature politique. Comme le disait Bourdieu : « la distribution des œuvres selon leur degré de conformité aux normes académiques répond très visiblement à la distribution des auteurs selon la possession de pouvoirs proprement universitaires. » Dans ce contexte, et plus encore dans un contexte sinisant où les rapports consanguins entre pensée et pouvoir pèsent comme l’impensé le plus lourd de la tradition confucéenne, la pensée d’un universitaire de haut rang pourrait manifester plus que l’opinion d’un individu ; elle pourrait traduire la voix de ce que l’institution veut dire. Comme disait Foucault, la vérité est une qualité qui dépend de la situation sociale de celui qui parle : l’énoncé selon lequel « la crise économique en Europe traduit le déclin de l’homme blanc et atteste de la revanche de l’homme chinois après les 100 ans d’humiliation subies (百年國恥) » – selon une rhétorique toujours présente au niveau officiel – n’a pas la même valeur s’il émane …

Parties annexes