VariaLecture

Un livre d’aujourd’huiLecture de Petit journal de bord des frontières de Gazmend Kapllani, Éditions Intervalles, 2012.[Notice]

  • Anne-Laure Brisac

Le 15 janvier 1991, nous entendons tous, à peine réveillés, l’annonce des premières frappes de la coalition occidentale contre l’Irak – la première guerre du Golfe. Pour Gazmend Kapllani, un Albanais, le 15 janvier 1991 marque un autre bouleversement décisif dans sa vie : après une marche éreintante dans la montagne, franchir la frontière qui sépare l’Albanie de la Grèce pour fuir le système communiste, sous la menace des kalachnikovs des gardes frontaliers. « C’était la première fois que je voyais la frontière d’un autre pays. C’était aussi la première fois que je voyais la frontière de mon propre pays. » Ceux qui, comme lui, ont réussi avaient dû s’y reprendre également à plusieurs fois et compter sur beaucoup de chance : certains y avaient laissé leur vie, d’autant plus que les soldats bénéficiaient à l’époque d’une permission quand ils abattaient un fuyard. La joie est donc profonde pour la petite troupe improvisée de réfugiés : ils pensent enfin pouvoir fuir la violence politique quotidienne imposée par le régime d’un pays hermétiquement fermé, qui veut faire croire à ses habitants que « le bien absolu » se trouve ici, à l’intérieur des frontières, et le « mal absolu » de l’autre côté – la Grèce, « le-monde-au-delà-des-frontières », qu’ils ont idéalisé. Mais la joie de ces hommes est vite ternie par les difficultés : « Personne ne t’a demandé de venir », leur rappelle-t-on sans cesse. Si de vieilles dames, dans le premier village grec dans lequel ils arrivent, leur offrent à boire – premier contact avec la population de leur nouveau pays, premier mot grec appris : « Merci » –, son statut d’immigré lui impose désormais, et à vie, le « diktat des il faut » : « Il faut que tu trouves du travail… Il faut que tu évites les cars de police. Il faut que tu réapprennes à marcher ». Il n’est pas toujours le bienvenu dans ce pays : l’auteur raconte par exemple que sur la porte du bordel où il vient chercher un peu de réconfort, il est écrit que l’endroit est « réservé aux Grecs » – on frémit… Il doit changer de nom pour trouver du travail. Dans un passage poignant, il avoue : « Tu ne comprends pas toujours ton fils [qui est né en Grèce], et lui non plus ne te comprend pas. » Et l’ultime joie qu’il pourrait éprouver, devenir l’égal des Grecs, lui est refusée : « Les véritables ennuis de l’immigré commencent quand les autres ne parviennent plus à discerner sur son visage les traces de la misère et du malheur, quand il commence à se comporter familièrement, comme s’il était chez lui quand il revendique l’égalité. » Vingt ans après ce 15 janvier 1991, Gazmend Kapllani a passé un doctorat de philo, obtenu un poste à l’université (supprimé depuis la crise). Il est journaliste et écrivain en grec. Il sait l’obligation qu’il y a désormais pour lui de « dialoguer avec sa mémoire », de « régler les comptes avec ses origines » et d’apprendre à vivre avec cette fragilité qu’il diagnostique comme « le syndrome des frontières ». Son livre, qui retrace les péripéties de ce parcours, entrecoupées de récits d’épisodes sur la vie en Albanie encore totalitaire, balance entre les deux lieux et les deux moments de sa vie, le passé et le présent, en faisant alterner les anecdotes, souvent pathétiques, sur son pays d’origine, et une méditation sur sa vie en Grèce et son évolution depuis vingt ans. Les récits, souvent hallucinants à nos yeux, sont parfois drôles, souvent tendres. Les pages sur …