L’écriture comme recherche de l’impossible pour ne pas sombrer dans le Léthé, tel est le défi de l’ouvrage de Yannis Kiourtsakis dont la traduction française vient de paraître aux éditions Verdier. Le lecteur découvre en même temps un portrait de la Grèce du début du vingtième siècle, le rythme de vie d’une famille unie et solidaire, les douleurs de l’exil exprimées notamment par le départ du frère de Yannis, Haris. L’originalité tient au fait que nous sommes tout à la fois dans l’écriture la plus intime, avec l’usage du discours indirect libre et les interrogations soumises à ce frère qui ne reviendra plus, et dans le récit des évolutions historiques de la Grèce. C’est la Méditerranée de Fernand Braudel qui émerge lorsque le narrateur interroge en profondeur les caractéristiques de l’exil. L’exil, c’est celui du frère en Belgique qui multipliera les voyages et les quêtes amoureuses, mais c’est aussi celui de Yannis qui sera hanté par les traces de ce frère perdu. Le roman prend une dimension tragique car la relation à ce frère devient questionnée en permanence. Il y a même comme une enquête policière pour reconstituer les événements liés au destin de Haris : les lettres à la famille, la relation au travail, aux études, l’investissement familial sur Haris. L’écriture devient une forme d’introspection permettant au narrateur de revivre l’éloignement de Haris et son exil qui tourne en malédiction. Le livre est l’occasion de confessions intimes où le narrateur parle sans ambages de ses désirs et de sa relation aux autres. Haris est au centre du livre (à la fois pour le sujet et pour la topographie puisque le milieu du livre lui est totalement consacré) un peu comme la grand-mère dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Le narrateur commence peu à peu à s’identifier à son frère dans le roman d’une part par l’imitation (le grand frère sert alors de modèle, d’éclaireur au sein de la relation difficile entre le microcosme familial paisible et le monde extérieur) puis peu à peu par la réflexion qui émerge au fil des pages. Au début du roman, nous sentons les interrogations de l’auteur sur le sens des actes passés, par exemple lorsque Haris et Yannis posent des questions à leur père sur la mort avant de s’endormir. Les paroles sont transcrites dans le discours direct avant de résonner dans le discours indirect libre du passage suivant signalant ainsi la réflexion de l’auteur sur le sens de ces paroles. « Qu’avions-nous au juste à l’esprit lorsque nous prononcions ces paroles rituelles ? Si je me fie à mes souvenirs, nous cherchions l’assurance qu’il était impossible – "absolument impossible" – pour nous de mourir ce soir-là ; que nous pouvions par conséquent nous endormir avec la certitude que cette nuit-là s’écoulerait aussi paisiblement que les précédentes et que le lendemain matin nous ressortirions sains et saufs du sombre tunnel du sommeil – dont j’avais appris pour ma part quelles inquiétantes surprises il était capable de réserver ». L’auteur travaille sur ces paroles par l’intermédiaire du souvenir et leur donne une interprétation, même si le lecteur sent l’écart entre les paroles rassurantes (« l’assurance », « paisiblement », « sains et saufs ») et l’incertitude du lendemain (« sombre tunnel du sommeil »). Nous avons ainsi dans ce passage des éléments qui illustrent la demande de sécurité absolue de l’enfant qui préserve sa toute-puissance et la réalité du monde extérieur perçue par l’adulte. La première partie du roman est construite autour d’impératifs où l’auteur provoque le narrateur qui est son image ou plutôt la trace de l’enfant qu’il …