VariaEssai

Patrie, exil, nostos[Notice]

  • Yannis Kiourtsakis

Commençons par la terminologie : en grec, le sens intime, existentiel que revêt en français le mot exil, lorsqu’il désigne l’éloignement, la séparation, voire la vie terrestre pour le chrétien aspirant à la vie céleste, n’est pas entièrement rendu par le mot correspondant ἐξoρία, qui signifie surtout l’exil politique en tant qu’expulsion hors des frontières, bannissement, déportation. Il est davantage lié au mot ancien ξενιτεία, devenu en grec moderne ξενιτιά, qui se réfère à l’expatriation, mais qui désigne également le pays étranger en tant que tel. C’est ce deuxième mot qui, pour un Grec moderne, est le plus fort, le plus chargé de connotations, dans la mesure où il exprime la perte de la patrie, qui peut aller jusqu’à la perte de soi, et le deuil incurable qui en découle, la ξενιτιά ayant d’emblée partie liée avec la mort. Aussi, en parlant d’exil j’aurai d’abord en tête ce dernier mot, avec toute sa charge émotionnelle nourrie par l’expérience grecque multiséculaire de l’émigration, tout en n’oubliant pas le mot ἐξoρία que nous retrouverons à la fin. Au commencement, il y a donc opposition radicale, conflit entre, d’une part la patrie (en grec πατρίς, ce substantif étant d’abord un adjectif qui se rapporte à la terre : γῆ πατρίς, terre des ancêtres) et, d’autre part, expatriation. Et, entre ces deux pôles, le νόστος, le retour à la patrie, du verbe νοστῶ, qui d’ailleurs signifiait aussi en grec ancien revenir à une terre, venir chez quelqu’un en revenant à sa patrie, ou même simplement aller, partir, faire un voyage ; ce qui donne également au nostos la signification de l’arrivée dans un pays, de chemin, de sortie. Retenons ce point pour plus tard – il est essentiel – et restons-en au retour, à première vue seule catharsis possible au drame de l’expatriation. Notre esprit va aussitôt à l’Odyssée, ce long poème épique fondateur de la civilisation grecque. Quelle épreuve ardue, quasi impossible à surmonter, que cette errance interminable d’Ulysse qui durera dix ans, après dix autres années d’une guerre impitoyable à laquelle il a participé bon gré mal gré ! Rappelons-nous : les Lotophages font goûter à quelques compagnons d’Ulysse les fruits du lotus dont le goût entraîne l’oubli du nostos ; et il en serait de même pour l’audition du chant ensorcelant et néfaste des Sirènes, si les compagnons n’avaient pas les oreilles bouchées et si Ulysse n’était pas attaché au mât de son vaisseau. Thème de l’oubli du pays natal, fondamentalement lié à l’exil, puisqu’il équivaut à l’effacement du passé personnel et collectif et, par là, à l’oubli de soi. Car qu’est-ce, pour chacun de nous, que la patrie sinon la fondation commune de notre personne singulière ? Zeus déchaîne la tempête, alors que les navires des errants viennent de franchir le cap Malée et s’approchent de la patrie désirée. Et subitement tout s’en va : les navires luttent pendant dix jours contre les vents et leur équipage se retrouve, entre vie et mort, dans l’inconnu. Souvenons-nous encore : les compagnons envieux défont pendant le sommeil d’Ulysse le sac que lui avait offert Éole et tous les vents qui y étaient enfermés sont lâchés, provoquant un tourbillon qui fait disparaître Ithaque dont les voyageurs apercevaient il y a un instant les côtes. Souvenons-nous de Calypso, de Circé : toujours l’éloignement, le goût amer de l’étranger, l’attrait et la peur de l’inconnu, l’abandon aux plaisirs des sens, l’oubli ; et toujours le désir du nostos qui renaît encore et encore, si irrépressible qu’il vous conduit jusqu’au royaume des morts. Et, bien entendu, …