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Pendant la nuit du 13 janvier le Costa Concordia, un gros bateau de croisière, a fait naufrage sur les côtes de l’Île du Giglio en Toscane. L’événement fit rapidement la une de toutes les éditions électroniques des quotidiens italiens et d’une grande partie de journaux européens.
C’est avec le double intérêt d’italien et de marin que j’ai suivi les publications à ce sujet. Je voudrais mettre ici l’accent sur certaines caractéristiques de ce phénomène médiatique.
Très rapidement, les faits : le bateau Costa Concordia naviguait entre Civitavecchia et Savona et vers 20 heures se rapprochait de l’île du Giglio, semble-t-il pour rendre hommage aux habitants de l’île et aux touristes frisant la côte. En proximité du port, le bateau touchait violemment un rocher (à quelques mètres de la côte) endommageant sa coque. Peu de minutes après il commençait à embarquer de l’eau et n’était plus en condition de naviguer. Le capitaine ordonna donc une inversion de la route pour se rapprocher de la côte et faire poser le bateau au plus près du rivage, semble-t-il pour rendre plus facile l’intervention des secours. Le bateau s’est échoué à peu de mètres de la côte, se posant sur le fond.
Je pense que l’on peut relever trois éléments remarquables dans la résonance publique de cet événement : en premier lieu, la rapidité de la publication et de la diffusion des informations – à laquelle nous sommes désormais plus qu’habitués –, en deuxième lieu, le rôle du web dans le développement d’une analyse technique des évènements et, en troisième lieu, le rapport entre l’accessibilité des informations et la formation d’une opinion publique plus ou moins homogène.
Reprenons du début. Bien évidemment, toutes les informations et les données sur le naufrage ont été publiées au fur et à mesure de leur disponibilité. En temps réel, on pouvait suivre l’évolution de la situation, le nombre de rescapés, de morts, les données sur les raisons de l’accident. Très rapidement des vidéos ont été publiées, et surtout une série de documents concernant la dynamique du naufrage et le comportement du capitaine. Un des documents publiés est l’enregistrement des conversations téléphoniques entre le capitaine du bateau Schettino et le commandant de la Capitainerie du Port de Livourne, De Falco, dans lequel celui-ci ordonne à Schettino, qui a déjà abandonné le bateau, de remonter à bord pour diriger les secours. En tant que lecteurs, nous sommes rapidement en mesure d’accéder à toutes les informations disponibles, ou du moins c’est ce que nous sommes amenés à croire. En ce sens, ce qui est intéressant n’est pas seulement la disponibilité des informations sur les faits données par des journalistes ou par des personnes sur place (vidéos des passagers, par exemple), mais celle des documents techniques concernant l’événement.
Très peu de temps après l’accident on a pu trouver sur Internet les vidéos et les photos du naufrage, les conversations téléphoniques entre Schettino et De Falco, mais aussi, grâce entre autre au service marinetraffic.com la route exacte du bateau, les cartes nautiques du périmètre de navigation, et encore les actes du tribunal de Grosseto concernant l’enquête ou la lettre avec laquelle le maire de l’île remerciait la compagnie du bateau pour les spectaculaires passages des bateaux à proximité de la côte.
Immédiatement, plusieurs bloggeurs ayant des compétences nautiques proposent une analyse technique précise de l’accident (exemple 1, exemple 2). Toutes les déclarations du capitaine, de l’équipage, des autorités et des journalistes peuvent être vérifiées et mises en question de façon immédiate par les internautes, sans besoin d’attendre les analyses des autorités.
L’accessibilité des informations et la rapidité de leur diffusion ont déterminé le fait qu’une opinion publique sur l’événement s’est formée en temps réel. À peu d’heures de l’accident les réseaux sociaux et les journaux régurgitaient de prises de positions contre le capitaine Schettino. La quasi-totalité des internautes a attaqué le capitaine pour sa manœuvre risquée, pour son incompétence et pour sa lâcheté – il aurait abandonné le bateau avant les passagers.
Très rapidement, dans les commentaires aux articles et aux vidéos, comme dans les posts Facebook ou Twitter, le capitaine Schettino est devenu le symbole d’une Italie des lâches et des incompétents, tandis que le commandant De Falco a été défini comme un héros national pour son professionnalisme et son efficacité.
Un méchant et un gentil, un bouc émissaire et un héros qui représenteraient les deux pôles de la personnalité italienne. Cette interprétation semble s’appuyer sur des faits indéniables, sur des documents objectifs : bref, ce n’est pas une interprétation, mais la vérité des faits. Et comment le nier ? Comment donner une version différente ? Comment mettre entre parenthèses ou renvoyer le jugement ? Les documents sont là pour témoigner objectivement de la lâcheté et de l’incompétence, comme de l’incontestable héroïsme.
Certes, quelqu’un a essayé d’interroger cette vérité (c’est Francesco Merlo), mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan.
Je crois que cet événement devrait nous faire réfléchir sur la notion de réalité et d’objectivité qui dérive des pratiques du web. On a souvent souligné l’immatérialité du monde numérique, son côté déréalisant. Ici c’est une caractéristique opposée du web qui ressort : le fait qu’il impose une réalité unique, homogène et difficilement interprétable. Or c’est aussi cette réalité, et non seulement la rapidité du « temps réel », qui réduit la possibilité de suivre des analyses à long termes, de construire des interprétations complexes et de mener des réflexions à froid.