Le livre que publient les Éditions du Bruit du Temps, une maison toute neuve inventée par Antoine Jacottet, sont l’occasion de rétablir une injustice étrange. Aux États-Unis où il fut toujours défendu par les écrivains immigrés juifs russes ou ukrainiens, mais aussi par Raymond Carver par exemple, il est encensé, étudié, adulé et chéri. Chez nous, rien ou si peu. Voici donc 1300 pages d’œuvres incomplètes. Une partie de l’ œuvre de Isaac Babel a disparu dans les caves du NKVD, le 15 Mai 1939. Il fut arrêté ce jour-là, envoyé à la Loubianka, pour y être torturé. Ses derniers mots, quittant Antonina Pirojkova qu’il aimait, furent : ils ne m’ont pas laissé finir. Entre les mains de ses bourreaux, il avoue tout ce qu’on veut, il est un trotskiste, un espion, il a critiqué Staline, préparé des attentats. Il écrit des lettres de repentir à Béria. Puis il se rétracte et est fusillé à 45 ans, le 27 Janvier 1940. Qui était Babel ? Certainement l’un des plus grands écrivains du 20 siècle. Il est né en 1894 dans le quartier de la Moldavanka à Odessa, d’un père petit courtier de rien du tout, dont il a dit souvent qu’il avait le défaut de faire confiance à tout le monde. Pour ses parents, pour sa grand-mère surtout, seule compte l’étude, il faut tout savoir et ne faire confiance à personne, lui explique-t-elle, pas d’autre chemin. Il étudie le français, qu’il aime plus que tout, Maupassant, et Flaubert, il étudie l’allemand, l’anglais, l’hébreu, la géographie, et la torah, il n’y a que le violon qu’il déteste. Il lit sans cesse. A la manière de Kafka, à qui il ressemble par bien des traits, il scrute les mots, il leur fait rendre gorge. Il faut tout connaître, et ne faire confiance à rien, surtout pas à la langue. 1905. Il a dix ans. Le 14 Juin, c’est la révolte des marins du Potemkine. Le tsar s’engage à accorder certaines libertés dont le droit de vote pour les Juifs. Isaac Babel, lui, a obtenu le droit d’étudier. Personne n’est plus sensible aux objets neufs que les enfants. Cette odeur les fait frémir comme un chien flairant la trace d’un renard et ils éprouvent cette forme de folie que plus tard nous appelons l’inspiration. Mais ces lois nouvelles sont l’occasion d’un pogrom dans les rues d’Odessa. Isaac Babel est parti acheter des pigeons. Il veut un pigeonnier plus que tout au monde. Plus même qu’un cartable neuf, qu’une trousse. Quelques lignes plus tard, tandis qu’il s’apprête à emporter enfin un pigeon à la robe cerise fourré sous sa chemise, le pogrom se déclenche. Les moujiks tapent, les pigeons explosent, l’oncle Schoil, le poissonnier, est assassiné, un sandre enfoncé dans la bouche et un autre dans la fente de son pantalon. A la fin, quelqu’un le prend par la main. Ton père avait peur que tu sois mort. La violence n’empêche pas les enfants de rêver. J’étais un petit garçon menteur dit-il. C’est la première phrase d’une nouvelle où il réinvente la mort de Baruch Spinoza, avec les ombres d’Amsterdam, un Sanhédrin hérissé et un masque mortuaire dessiné par Rubens, pour épater ses copains de classe et séduire le riche fils d’un consul. Mon imagination donnait de l’intensité aux scènes, transformait les dénouements, mettait du mystère dans les entrées en matière. Quelle meilleure définition du travail d’un écrivain ? Borgman, le garçon riche et brillant est bluffé. Il l’invite. Et le héros s’invente une généalogie en gesticulant sous les étoiles. Vient le moment terrible d’inviter Borgman à manger un strudel chez la tante …
VariaChronique
Isaac Babel, le poète juif assassiné[Notice]
- Geneviève Brisac
Diffusion numérique : 3 octobre 2012
Un document de la revue Sens public
2012
Repenser le numérique au 21ème siècle
Conférences Consonances
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