Résumés
Résumé
Le Théâtre de la Renaissance d'Oullins organise depuis deux ans un cycle de débats de société, « Consonances », en partenariat avec le musée des Confluences. Ils reposent sur des thématiques traitées dans certaines de leurs productions ou coproductions. Ces rencontres répondent aussi à la vocation ancestrale du théâtre. Depuis Socrate, le théâtre est pensé comme un lieu d'expression et de confrontation d'idées centrées sur des thématiques contemporaines. Nous donnons ici la retranscription de la rencontre du 4 février 2010.
Corps de l’article
Martine Langlois (Théâtre de la Renaissance) – Le théâtre de la Renaissance organise ces rencontres et débats de société en partenariat avec le musée des Confluences. Elles reposent sur des thématiques traitées dans certaines de nos productions ou coproductions. Ces nouveaux rendez-vous répondent aussi à la vocation ancestrale du théâtre. Depuis Socrate, le théâtre est pensé comme un lieu d’expression et de confrontation d’idées centrées sur des thématiques contemporaines. On a souhaité organiser des rencontres entre les arts et les sciences et articuler en direct les styles d’intervention d’un artiste, d’un metteur en scène ou d’un scientifique, d’un philosophe, d’un anthropologue, d’un sociologue et du public.
Ce débat a pour thématique le pouvoir, la fureur du pouvoir et sa théâtralisation. Cette dernière existe notoirement depuis fort longtemps à travers différentes civilisations. En effet, l’objet de pouvoir qui va vous être présenté appartient au musée des Confluences.
Catherine Bodet (Musée des Confluences) – Le musée des Confluences inscrit son action dans les thématiques et les enjeux contemporains. Le rôle du musée aujourd’hui, un musée comme le nôtre, un musée de sciences et société, est de s’interroger, de questionner, mais aussi de vivre des expériences qui relèvent de l’émotion, de l’étonnement. La collaboration avec un théâtre est donc naturelle pour nous.
Catherine Bodet montre la photo d’une hache cérémonielle.
En 1912, Émile Guimet, de retour d’une de ses nombreuses expéditions, a donné cet objet au muséum. Cette hache cérémonielle [1] (ou ostensoir) comporte une jadéite, pierre ovale de couleur verte au bout d’une petite hampe faite de liens végétaux et de cauris. Elle est un objet de pouvoir et d’échanges.
Alban Bensa – Je travaille en Nouvelle-Calédonie. Malheureusement, ces haches ne sont plus visibles sur le terrain mais uniquement dans les musées. Elles appartenaient aux chefferies et étaient utilisées pour accompagner des discours. En effet, le chef la portait sur son épaule lorsqu’il prononçait un discours. Considérée comme bien d’échanges pour sceller les alliances entre les chefferies, elle n’était pas utilisée comme instrument de guerre. Elle est faite d’une hampe de bois entourée de cordons en poil de roussette (renard des Indes ou renard volant). En effet, des poils de roussette étaient tressés pour faire des parures, et les guerriers s’entouraient les jambes avec ces cordelettes. On accrochait également des coquillages. Pierre de rivière assez fragile et polie pour obtenir un grand disque, cette jadéite était produite seulement dans deux régions de Nouvelle-Calédonie. Il y avait donc un cycle du jade et un cycle d’échange pour avoir accès à ces biens précieux synonymes de pouvoir, d’alliance et de relation lointaine qu’il fallait entretenir. Elle est comparable aux trésors qu’échangeaient les princes du Moyen-Âge (tabernacles, reliques, etc.).
Lorsque les chefs kanaks se soumettaient aux autorités coloniales françaises ou aux missionnaires, ils remettaient cette hache, symbole de leur pouvoir, en gage de leur soumission. Par conséquent, de nombreuses haches et autres objets ont disparu. On peut certainement en trouver dans quelques greniers, notamment à Lyon (les pères maristes arrivés là-bas les premiers en 1840 ont beaucoup contribué à l’évangélisation de la Nouvelle-Calédonie), et certains dans les musées. C’est une grande richesse pour Lyon que d’avoir une hache ostensoir, rare et belle.
Gérard Wormser (Sens Public) – Les émotions sont évidemment essentiellement présentes dans Richard III. Le metteur en scène de cette pièce, David Gauchard, va nous dire ce qui justifie qu’on puisse être intéressé à travailler Richard III, à monter ce texte, à donner en représentation un texte ancien dans une perspective très contemporaine.
Directeur de Sens Public, revue en ligne internationale, je suis philosophe et travaille à l’École Normale Supérieure à Lyon sur des projets interdisciplinaires. Le dernier numéro « papier » publié par Sens Public comporte un texte de Philippe Dujardin : De quoi sommes-nous contemporains ?[2]. Sociologue et historien, ce dernier a développé des recherches pour la direction de la prospective du Grand Lyon (DPSA, devenue DPDP) : son propos s’attache aux mises en scène publiques et aux mises en spectacle de l’espace urbain et de la temporalité qui d’année en année, rythme notre vie sociale et civique.
Alban Bensa est l’auteur d’une Histoire d’une chefferie kanak. Écrire ce livre a été une entreprise particulièrement difficile : comment trouver des transpositions recevables d’une tradition orale qui ne se dit pas, comme le théâtre européen, dans des formes écrites adaptées pour la scène ? Les relations qu’il établit avec Shakespeare n’en sont que plus suggestives.
Linda Dematteo est l’auteur du livre L’idiotie en politique. Subversion et néo-populisme en Italie. Chercheuse sur l’espace publique et politique en Italie, spécialiste à la fois de ce qui s’est passé autour de la Lega Nord[3], de la Ligue du Nord et de la scène politique italienne dont Silvio Berlusconi, le grand régisseur depuis deux décennies, prépare sa sortie.
Il y a matière à réfléchir sur la spectacularisation de la violence au théâtre et une forte présence de ces questions ces dernières années dans le théâtre lyonnais. Pensons au spectacle Froid, de Lars Norèn, mis en scène par Simon Delétang au théâtre Les Ateliers de Lyon, ou à Christian Schiaretti, qui a monté Par-dessus bord de Michel Vinaver. Ces deux pièces traitent aussi de la représentation du pouvoir et des violences qui lui sont associées. Pourquoi donc Richard III, pourquoi quelqu’un d’autre qu’un auteur contemporain pour nous parler du monde présent ?
David Gauchard – Je n’ai pas la sensation de travailler avec un auteur mort. En effet, les œuvres de Shakespeare sont en librairie, et sont régulièrement retraduites. Je travaille avec André Markowicz[4] depuis dix ans. J’ai la chance de travailler une grande pièce classique mais avec un traducteur bien vivant. Certes, ses traductions sont parfois contestées. Mais, quand il traduit l’œuvre de Shakespeare, il parvient à rendre la métrique du texte quand d’autres traduisent en prose, ou en alexandrin. En effet, le vers élisabéthain est un décasyllabe. André Markowicz dit qu’il accueille l’étranger dans sa langue et il estime que la langue française est suffisamment riche pour accueillir la singularité de l’auteur (le pentamètre ïambique en ce qui concerne Shakespeare). Ce n’est pas toujours le cas puisqu’il y a des parties en prose. Donc, déjà, grâce à ce rapport au texte, je ne me sens pas éloigné de Richard III.
Pour me constituer, j’ai besoin de lire mes classiques avant de lire mes contemporains. De formation scientifique, j’ai commencé le théâtre et la littérature tardivement. En effet, quand je suis arrivé, par mon parcours, au théâtre, la littérature classique m’était inconnue. Je suis très rapidement tombé amoureux du théâtre classique. J’ai lu Hamlet à 30 ans, sans aucune formation littéraire. Mais je me suis dit qu’il ne fallait pas avoir peur de Shakespeare, que j’allais le regarder droit dans les yeux et que je n’allais pas me sentir inférieur à lui et encore bien moins supérieur.
Mais comment aborder le texte et que faire avec ? Je voulais juste essayer quelque chose et puis une mise en scène n’est qu’une proposition. Du coup, j’ai attaqué avec mes armes une mise en scène dite « Shakespeare relooké, revisité ». Je suis en colère contre cela. Je trouve que c’est de la communication. Pour moi, que je monte Racine ou Vinaver, je fais du théâtre contemporain. Il n’y a absolument aucune autre possibilité pour moi que d’être contemporain. Je n’ai pas ce rapport à la littérature, à ce cloisonnement. Cela ne m’intéresse pas. C’est hors débat pour moi : j’ai une vision artistique, humble, de labeur, de travail. J’aborde une mise en scène parce que j’ai envie de raconter quelque chose. En tant qu’artiste mégalomaniaque bien centré sur moi, j’ai envie de raconter quelque chose qui me touche à ce moment-là de ma vie.
Et à ce moment-là de ma vie, donc quelques années avant, les élections présidentielles ont été le déclencheur de cette idée de monter Richard III. J’étais jeune papa, je m’intéressais peut-être pour la première fois aux débats politiques. On n’a pas souvent une telle élection présidentielle : on a vu Jean-Marie Le Pen au second tour. Cela a donc fait réfléchir les gens. Ils s’y sont plus intéressés. En tout cas, cela a été mon cas. J’ai beaucoup suivi les débats, c’est-à-dire que j’ai regardé toutes les émissions, enregistré tous les débats, et j’ai commencé à regarder tous les courants politiques et les meneurs charismatiques. J’ai vu un reportage sur le discours politique sans son, sur le gestus, sur le comportement, la manière dont on bouge, dont on parle et pas du tout sur le fond ou sur la phrase assassine : vous coupez le son et vous regardez. J’ai trouvé cette étude très intéressante : savoir pour qui on voterait si on n’avait pas le son. Il y a quelque chose pour moi de très fort. J’ai été très déçu du résultat de l’élection mais en même temps, je ne voyais pas quelle autre issue non plus. Je suis un peu perdu. On attaque encore des élections prochainement. Je m’interroge.
Avec le travail sur Richard III, je me suis dit qu’on allait attaquer une pièce sur le pouvoir, l’ascension au pouvoir, sur les moyens d’arriver au pouvoir, etc. Je me suis aperçu en découvrant la pièce, que dans la mesure où elle était inspirée de faits réels (Richard de Gloucester), si je me mets dans la tête d’un plasticien, Shakespeare n’a-t-il pas voulu écrire une pièce sur le noir, comme Soulage ?
Cette pièce va évoquer des meurtres dans lesquels il existe des classifications : le fratricide, l’infanticide, pousser au suicide. Dans d’autres interdits, il va y avoir la trahison avec ses alliés, ses amis. Il va y avoir le conflit avec la mère, la religion (par exemple la scène sur la fausse dévotion). Et à la fin du spectacle, sa conscience lui apparaît. Tous les fantômes se réveillent à lui et lui annoncent une mort certaine. Ils le maudissent tandis qu’il bénit Richemont. Ce rêve l’effraie. Il repousse sa conscience. Et à la toute fin de la pièce, la tirade « un cheval, mon royaume pour un cheval » est souvent mal lue. En effet, le roi veut un cheval, un destrier pour continuer à se battre, et non pour fuir. Même si tous ses alliés au fur et à mesure que la dernière bataille se termine, se retournent contre lui, il se retrouve seul, il veut toujours continuer.
Donc, en cela, ce personnage est une allégorie du mal, du chaos. Shakespeare a voulu aller loin. Même sur le théâtre, il s’amuse avec ses codes. Bien sûr, il y a l’ascension au pouvoir, qui représente une bonne partie du spectacle, et soudainement, que fait-on ? Cette montée et cette redescente me font penser au film Barry Lyndon[5]. Au-delà de cela, Shakespeare a la volonté peut-être de dépeindre un monde noir, l’homme noir. Je ne peux pas l’associer à Adolf Hitler parce que je pense que l’auteur ne veut pas qu’on s’identifie en tant qu’être humain, c’est au-delà de cela. C’est identique à la couleur noire ! C’est plus abstrait pour moi. Et les faits réels ramènent l’auteur à la réalité, à des sentiments humains.
Gérard Wormser – Quelle est la catharsis vis-à-vis des spectateurs ? Une pièce comme celle-là, si elle va au bout du noir, si elle montre le chemin sans issue d’une trajectoire vers l’absurde, a-t-elle une fonction de repoussoir, de réflexion, de présentation, d’observation de la folie ?
David Gauchard – Je ne prétends pas répondre pour les spectateurs. Je pense qu’il y a autant de visions que de spectateurs. Je n’ai pas eu tout de suite l’intention de décider les choses. Shakespeare a écrit aussi ce rôle pour un acteur énorme, incroyable. C’est une pièce pour un grand comédien. Certains rôles nécessitent une carrure pour la porter, un souffle.
Ce qui m’a fasciné, et je reviens aux élections présidentielles, c’est que c’est la première fois où je n’éprouve aucune empathie pour le personnage principal de la pièce. Il tue des enfants. Mais en même temps, l’acteur est incroyable, la pièce est centrée sur lui. Lady Anne craque pour lui, il nous embarque quand même. On pourrait l’aimer malgré tout. Il nous annonce qu’il va tuer son frère, ses neveux. Finalement, il nous est presque sympathique.
Que raconte-t-il ? Le danger des grands charismes peut-être. Pour moi, c’est sur nous, à quel point on est capable d’accepter, à quel point on se laisse manipuler, mais on accepte. Dans le spectacle, j’essaie de manipuler le public et de lui faire dire « le roi est mort, vive le roi » avec une astuce qu’on peut commenter. Et le public le dit. C’est-à-dire qu’on se fait avoir en complicité. On est dans le jeu de la duperie du théâtre. Il y a ce plaisir aussi pour moi d’accepter ce nouveau roi, on vient de le légitimer, tous ensemble.
Gérard Wormser – On est proche d’une réflexion d’Edward Bond, qui, il y a une dizaine d’années, disait :
« Nous nous rendons fous et détruisons les autres. Dans notre société, le théâtre doit être la guerre. Mais ce n’est pas une guerre de libération. Dans toute guerre, quelqu’un doit être battu. Les gens s’enfuient d’un théâtre quand il est en feu, mais parfois, c’est ce qui est sur la scène qui semble pour certaines personnes être en feu ».
Le théâtre doit être effectivement le lieu de concentration même de l’énergie destructrice au cœur des sociétés. C’est très provoquant. Et je cite simplement le titre d’un livre de Philippe Breton, Les Refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ?[6]avec cette question. Il y a les expériences de psychologie classique, mais lui parle des textes historiques et des témoignages de personnes impliquées dans les massacres ordonnés par Hitler et « sa clique », et qui sont parvenus à refuser de transgresser une limite. La question de la complicité involontaire, du viol des spectateurs ou des citoyens fait partie des problématiques les plus contemporaines.
Linda Dematteo, vous pouvez enchaîner sur le rapport entre le spectacle et le pouvoir. Vous travaillez au LAIOS[7], laboratoire de sciences sociales. Votre thèse a été dirigée par Marc Abélès, auteur de textes importants sur la spectacularisation du pouvoir, la fonction des institutions et des représentations pour que les institutions puissent fonctionner. Pourriez-vous nous donner le point de vue de la spectatrice avant de réfléchir avec nous à toutes ces questions ?
Linda Dematteo – J’ai assisté au spectacle. Et effectivement, j’ai ressenti très fortement la violence de ce personnage. Cela ressort de cette mise en scène. Certaines tirades sont slamées, cela traduit une certaine violence. Les usages de l’éclairage et du son interviennent également dans cette mise en scène de la violence. Ce spectacle, très éprouvant pour les acteurs, l’est par moment aussi pour le spectateur. C’est très intéressant : cela nous provoque par rapport à la nature du pouvoir mis en scène dans ce spectacle.
Je vais vous parler d’un pouvoir qui est un peu différent, sans doute un peu moins violent, bien qu’il inquiète par certains aspects. La théâtralisation n’est pas une dimension annexe du pouvoir, elle y est consubstantielle. C’est sans doute pour cette raison que le théâtre est un lieu de réflexion sur le pouvoir. Et cela traverse toute l’histoire du théâtre en Europe. Nous pouvons tous noter que les hommes politiques usent de leur talent dramatique pour s’imposer. L’Italie de Silvio Berlusconi offre de ce point de vue un champ d’observation fascinant. La théâtralisation du politique est en effet exacerbée et prévaut bien souvent sur l’institution et ses routines. Ce qui est tout à fait particulier. Silvio Berlusconi est devenu le maître des divertissements avant de devenir le maître du palais.
Donc de ce point de vue-là, nous sommes ici plus proches de Falstaff, donc du bouffon que de Richard III. En jouant sciemment la démesure et l’irrespect, le pouvoir italien cherche à créer un effet de sidération. Le dérapage médiatique devient un moyen de conjurer la crise de la représentation à laquelle nous sommes confrontés. Il scandalise les bien-pensants, mais flatte les instincts les plus bas de la population et finalement rapproche le leader de ses électeurs. Il s’agit ici d’un procédé limite qui atteste en réalité d’une rupture profonde entre représentant et représentés. Les dangers inhérents à ce décalage n’inquiètent pas seulement nos voisins italiens. Les hommes politiques cherchent aujourd’hui à maîtriser de plus en plus étroitement tous les aspects de leur communication. Rien n’est laissé au hasard. La mise en représentation du pouvoir est savamment orchestrée par des spécialistes des médias, élevés au rang de conseillers du prince, comme on a pu le voir chez nous dernièrement. Mais cette sophistication des stratégies de communication saura-t-elle résoudre le malaise contemporain ? Quels éléments de compréhension un anthropologue peut-il aujourd’hui apporter ?
Mes recherches sur la Ligue du Nord m’ont conduite à réfléchir sur les formes de la bouffonnerie et ses effets sur la vie politique italienne. J’ai pu observer comment la force corrosive de la bouffonnerie est récupérée par le pouvoir pour amadouer l’électorat populaire. En 1999, le leader de la Ligue du Nord[8] s’est définitivement rallié à Silvio Berlusconi. Aujourd’hui, le gouvernement de Silvio Berlusconi compte quatre ministres de la Ligue du Nord[9]. Loin de s’opposer au pouvoir constitué, comme le prouve sa participation à ce gouvernement, Umberto Bossi aura contribué à son renouvellement. En fait, il est pour moi une figure de transition qui aura préfiguré la nouvelle droite incarnée aujourd’hui par Silvio Berlusconi en Europe. Ce dernier s’est inspiré des techniques de communication employées par la Ligue (détournement des symboles politiques des adversaires, retournement des arguments adverses, mensonges colportés par voie de presse). Il vise essentiellement à brouiller les repères des autres acteurs, mais aussi et peut-être surtout à déplacer le sens des enjeux politiques. L’anthropologue Georges Balandier a su saisir le sens de ce mode d’actions. Il n’appréhende pas seulement l’embrouille comme l’exercice de la ruse en politique, mais également comme une mentalité d’intervention dans l’ordre du symbolique. C’est donc beaucoup plus fort. Silvio Berlusconi a généralisé l’usage de ces procédés, notamment celui de l’inversion, pour mieux fausser les termes du débat qui se noue autour du conflit d’intérêt que crée sa présence à la tête du Gouvernement. En se posant comme la victime d’un complot communiste, de manière systématique, il a déjoué plus sûrement les attaques adverses et a justifié la chasse aux sorcières qu’il a conduite dans la sphère médiatique. En octobre 2005, Silvio Berlusconi a déclaré qu’il était victime de la malveillance des médias, citant nommément les responsables, sur lesquels il a directement ou indirectement le contrôle. Nous ne pouvons que constater que les contraintes du journalisme audiovisuel ont radicalement modifié l’expression politique. Le discours à la tribune a été remplacé par les petites phrases saisies dans les couloirs limitrophes, ce qui avantage ceux qui ont le talent pour capter l’attention des journalistes, au détriment de ceux qui animent réellement la vie parlementaire. La télévision n’a pas vidé la politique de ses contenus mais modifié les cadres de la mise en représentation et contraint le personnel politique à s’adapter. Nous ne sommes plus dans un régime de l’éloquence mais dans un régime de l’apparence. Les politiciens n’expriment plus des idées mais des manières d’être et de vivre. Et ça, c’est tout à fait nouveau.
Les leaders populistes semblent avoir saisi avant les autres le parti qu’ils pouvaient tirer de ces évolutions technologiques. En mobilisant l’attention à la télévision pour mieux court-circuiter les lieux traditionnels du politique, ils remettent en cause les structures démocratiques telles qu’elles se sont consolidées ces deux derniers siècles dans les pays occidentaux.
Silvio Berlusconi estime que le champ politique est dépassé. En pensant substituer au Parlement un forum télévisuel, il prétend offrir une solution radicale à la crise de la représentation. À plusieurs reprises, il a négligé de se présenter devant la Chambre pour s’adresser directement aux Italiens par ce biais. Son absentéisme témoigne de son mépris à l’égard des institutions. En janvier 2004, par exemple, il est resté absent pendant un mois parce qu’il était en train de subir un lifting. Dans ce nouveau contexte, la volonté affichée de s’affirmer sur la scène médiatique pour devenir l’homme autour duquel s’ordonne le spectacle de la vie politique est payante. Le nouveau leader doit toujours être en mouvement. La succession des coups médiatiques développe l’amnésie de l’opinion face à l’efficacité de son action. De ce point de vue, le second gouvernement de Silvio Berlusconi fut le plus long de l’histoire républicaine italienne mais aussi le moins productif d’un point de vue législatif. L’action du leader est essentiellement tournée vers les médias qui se laissent prendre, et le public avec, par cette succession de coups médiatiques savamment montés. Les citoyens sont étourdis par le spectacle politique. Ils deviennent incapables de juger leur leader sur le bien fondé de leurs actions et l’espace de délibération se réduit.
La loi elle-même doit se plier aux injonctions de la communication. À la limite, peu importe qu’elle soit ou non applicable. Le combat des journalistes et des satiristes italiens mis au banc des rédactions et des studios après l’élection de Silvio Berlusconi en 2001 nous en ont appris beaucoup sur les coulisses de ce nouveau pouvoir. Je vous renvoie au film très intéressant de Sabina Guzzanti[10], sorti en France en 2005, Viva Zapatero ou plus récemment Videocratie d’Érik Gandini[11].
Loin d’être des figures marginales de la télévision italienne, ces satiristes, ces hommes et ces femmes, souvent les plus brillants et les plus écoutés, ont essayé de surmonter leur éviction, ce qui a entraîné le déclin de la télévision publique italienne au profit du groupe de Silvio Berlusconi Mediaset. Ils sont directement entrés sur la scène du politique pour combattre Silvio Berlusconi. D’où une situation assez particulière où ce sont finalement les bouffons qui entrent en politique face à ce personnage qui leur a pris leur travail, littéralement.
Silvio Berlusconi n’est pas un accident, comme on a pu le penser, mais sans doute un précurseur qui aura annoncé un nouveau régime de la politique en Europe. Aujourd’hui, l’univers médiatique n’est plus un sous-système de l’univers politique et est en passe d’y être intégré. Silvio Berlusconi serait-il parvenu à prendre le pouvoir sans dissoudre l’ancien système de représentation par une habile gestion des médias ? A-t-il créé, comme le pensent certains journalistes italiens, un véritable régime ? Dans tous les pays occidentaux, les liens entre l’univers politique et les responsables des médias sont étroits. Mais en Italie, on a pu observer très tôt une prise en charge directe du politique par le pouvoir médiatique. Les journalistes italiens que j’ai interviewés moi-même en 2004, n’hésitent pas à parler de symbiose entre l’univers politique et l’univers médiatique. À partir des années 1980, le système d’informations s’est rapproché de manière directe du système de pouvoir, qu’il soit économique ou politique. Les réseaux de clientélisme qui agissaient dans l’ombre sont devenus explicites. Ils se sont transformés en réseau de cogestion de l’information politique. Les directeurs de presse sont aujourd’hui accusés d’avoir noyé la politique dans le spectacle médiatique.
Mais depuis l’effondrement des partis de la première République, le lieu de l’agitation politique s’est déplacé vers les plateaux de télévision. Ils n’ont fait que suivre le mouvement. Ce déplacement s’est traduit par une interprétation croissante des langages de la politique et de la télévision : le talk-show s’est imposé comme une forme de mise en récit de la vie politique jusque dans les pages des grands quotidiens. Les journalistes parlent régulièrement du teatrino, du petit théâtre de la vie politique. Et sous prétexte de faciliter la lecture de leurs chroniques, ils résument les propos des politiciens par des phrases cinglantes que les intéressés n’ont même pas prononcées. En rapportant uniquement des paroles, souvent contradictoires, ils obscurcissent les débats. Cette méthode qui les dispense de prendre partie accroît encore l’impression de désordre.
Aujourd’hui, le malaise des chroniqueurs fait écho à celui des hommes politiques. Leur expertise est en effet mise en cause dans un contexte où l’intérêt pour le débat d’idées est supplanté par le goût du gossip, ce qu’on appelle la « pipolisation » en France, ou ce que Jean-Marie Le Pen a défini comme du pipolisme. Cette méthode de description adoptée par la télévision avant d’être reprise par les grands quotidiens s’apparente à la chronique mondaine et définit le cercle de ceux qui comptent. Les animateurs sont très certainement les figures émergentes de ce nouveau pouvoir car leur célébrité leur permet de jouer un rôle politique. Ils sont devenus en fait des référents pour la culture populaire et ce n’est pas un hasard si le sourire inoxydable de Silvio Berlusconi évoque celui des stars du petit écran. C’est le signe d’une fusion croissante entre le personnel des sphères politiques et médiatiques.
Le populisme médiatique se distingue non seulement par l’identification directe et immédiate entre un leader et le groupe dont il incarne l’idéal social, mais également par la confusion croissante entre les lieux du politique et ceux plus triviaux des plateaux de télévision. Je dirais que les médias produisent des mediascapes, selon l’expression de l’anthropologue américain Arjun Appadurai, des paysages médiatiques qui parasitent notre réalité et sur le fond desquels se détachent des mediamasques – j’innove avec ce mot qui renvoie à ces figures stéréotypées qui modèlent des identités collectives et suscitent aussi bien l’adoration que la répulsion. À travers ces chaînes de télévision, Silvio Berlusconi promeut un imaginaire très reconnaissable qu’il incarne presque physiquement : l’optimisme, le succès, l’argent, les paillettes et les jeunes femmes dénudées. Ce surinvestissement de la sphère symbolique intervient à un moment où les hommes politiques voient leur pouvoir redéfini par la globalisation. De plus en plus, c’est en parvenant à imposer de nouveaux paradigmes qu’ils peuvent espérer avoir une action effective. Le pouvoir exécutif devient un pouvoir de réalisation, au sens cinématographique : il s’agit de mettre en scène un scénario considéré comme un enchaînement de réformes. Ce montage nécessite bien sûr un contrôle centralisé de la politique d’information (coordination des flux d’information, pouvoir d’influence direct ou indirect sur les médias, mobilisation de soutien aux initiatives politiques). Et c’est ce que fait Silvio Berlusconi. Le pouvoir devient donc proactif à l’égard des médias.
Les critères d’une bonne communication politique obéissent de plus en plus à une rhétorique performative. Les discours fabriquent la réalité. En Italie, il n’y a jamais eu de crise économique par exemple. Elle n’a plus pour objectif de transmettre des informations ou d’éclairer une décision mais d’agir sur les états d’âme et les émotions des électeurs, considérés de plus en plus comme un public.
Nous vivons une époque de transition où il existe un profond décalage entre les représentants et les représentés. La médiatisation accrue, pour ne pas dire la starisation des leaders politiques, et leurs stratégies populistes sont des tentatives parfois louables mais toujours impropres pour combler ce fossé car ce qui est en train de bouger, c’est le sens même que nous donnons aujourd’hui à l’activité politique. C’est la représentation du politique qui est en train de changer ou qui devrait changer de ce point de vue-là. Les leaders politiques sont peut-être aussi désemparés que nous, face aux bouleversements engendrés par la globalisation. Ils doivent repenser entièrement leur mise en scène. En auront-ils la force et la volonté politique ? Rien n’est moins sûr. En attendant, l’anthropologie par le regard décalé qu’elle porte sur la vie politique contemporaine nous laisse entrevoir d’autres formes de pouvoir, d’autres possibles.
Dans ses derniers travaux, Marc Abélès avance que nous sommes aujourd’hui confrontés à des enjeux transnationaux qui mettent les préoccupations du vivre et du survivre au cœur de l’agir politique, alors que les questions concernant l’organisation de la vie collective nationale, passent au second plan. C’est là que l’anthropologie politique peut se révéler utile. En conduisant des investigations sur des terrains pas uniquement circonscrits aux institutions, elle peut nous aider à mieux comprendre ces déplacements du politique que nous vivons aujourd’hui.
De la salle – Je voulais revenir à la pièce. J’étais au fond de la salle entourée de lycéens et il n’y a pas eu un bruit, ils étaient extrêmement attentifs. J’ai trouvé cela vraiment intéressant. Et les rares fois où ils ont réagi, c’était vraiment par rapport à la scène. Quelque chose est vraiment passé. Je dis cela parce que vous parliez des effets produits sur le public et il est vrai que cela m’a beaucoup touchée.
J’ai trouvé très intéressant d’utiliser du slam dans l’incarnation du diable parce que justement, ce n’est pas que cela. C’est bien plus ambigu que de n’être que le diable. Ce sont vraiment les méandres qu’il y a dans l’usage de la parole, c’est récurrent. J’ai trouvé que c’était vraiment une utilisation de la parole intéressante.
Sur la question des personnages incarnés ou non, en lien aussi avec Silvio Berlusconi puis d’autres, de notre côté de la frontière évidemment, c’est très évocateur et assez terrifiant.
De la salle – Je n’ai pas vu la pièce. J’ai vécu pendant environ vingt ans de ma vie professionnelle dans le milieu de la politique locale, dans différentes villes en France, des villes plutôt importantes.
Ce qui me semble central dans ce que vient de dire Linda Dematteo, c’est qu’aujourd’hui, le pouvoir politique est sérieusement chahuté parce qu’il n’est plus que partiellement local. Ce qui se décide au niveau international impacte directement le pouvoir local : quel est son pouvoir sur la fermeture ou la création d’emplois par exemple ? C’est pourtant quelque chose qui structure fortement notre vie sociale et économique. Donc, face à cette menace de perte de pouvoir et faute de pouvoir y répondre, ils partent sur la solution de facilité et restent dans le paraître plutôt qu’ils ne s’engagent dans la réflexion approfondie qui leur permettrait de mener des politiques qui répondent à des besoins d’aujourd’hui et surtout de demain. Un des gros problèmes de nos démocraties modernes, c’est que l’homme politique est condamné à devoir repasser devant l’électeur dans un laps de temps très court, alors que pour traiter les problèmes correctement, il faudrait vraisemblablement travailler au moins à l’échelle d’une génération. Nous avons là un vrai problème de démocratie lié à un rapport à la temporalité.
Linda Dematteo – Je ne pense pas que l’élection soit un obstacle, dans la mesure où les partis sont là aussi pour incarner une continuité. À mon sens, lorsqu’un député n’est pas réélu, il peut être remplacé par un autre représentant du même parti dans une autre région et porter les mêmes revendications au sein de l’Assemblée par exemple. Donc, je ne pense pas que remettre en cause le processus de l’élection soit dans ce cas-là une solution. Par contre, il faut effectivement s’interroger sur le changement d’échelle. Cela nous pousse à réfléchir sur des modes de représentation différents. Il faut prendre en compte des processus transnationaux, ce que ne font pas suffisamment les leaders nationaux à mon sens. L’Europe n’est pas en mesure encore de le faire, elle est souvent absente, on ne peut que le déplorer. Nous travaillons d’ailleurs sur ces questions.
Marc Abélès travaille sur le global politique. Nous essayons de voir comment peuvent s’élaborer des politiques du transnational, en faisant des enquêtes dans les organisations internationales. Même pour les acteurs, pour les gens qui travaillent dans ces organisations, c’est très problématique puisqu’ils doivent sans cesse arbitrer entre des pays rivaux. C’est très difficile en fait de s’entendre sur des éléments essentiels dont l’urgence croît. Souvenons-nous de la Conférence de Copenhague. Et je ne sais pas si les structures actuelles nous permettent de répondre aux enjeux pressants auxquels nous sommes confrontés. Nous avons besoin d’une vraie réflexion sur ces questions.
Gérard Wormser – Finalement, vous êtes d’accord avec Monsieur. Malgré tout, dans la partie plus formalisée de votre propos, j’ai entendu un point de divergence avec le sien. C’est une question pour nous tous : le spectacle de la démocratie à l’italienne aujourd’hui, démocratie populiste, télévisuelle, de l’instantané, du bon mot, de l’hélicoptère qui arrive dans les Pouilles après le tremblement de terre, ou de la descente à Palerme pour expliquer ce que l’on va faire contre la mafia, ou des déclarations de la Reppublica, les dix questions quotidiennes à Silvio Berlusconi à propos des faits plus ou moins allégués en Sardaigne. Donc, il y a à la fois une géographie de l’Italie rebattue en permanence, ce qui flatte évidemment l’orgueil local particulièrement fort en Italie, caractéristique du système italien. Et d’autre part, cette idée du caractère de sidération qui fait que le moment instantané où le talk-show a lieu, le moment où une déclaration, un bon mot, un spectacle se présente, efface toute profondeur temporelle, et fait que le spectacle de l’écran abolit toute mise en récit et a une dimension d’effacement des catégories politiques. Sur ce point, Monsieur, vous avez certainement raison de signaler que les élus locaux ont le plus grand mal à présenter des dossiers prospectifs, réfléchis, fondés. Mais, dans ce type de temporalité politique, on ne voit vraiment pas comment ils pourraient le faire.
Plaidant pour notre corporation, d’une certaine façon, quand on est chercheur, la difficulté est réelle de s’adresser au pouvoir politique, aux instances de médiation publique, et de tenir un discours un peu élaboré, qui puisse innerver un peu le débat public et les institutions qui nous représentent. C’est un des thèmes d’Alban Bensa et de Philippe Dujardin. J’aimerais citer une phrase prise dans l’Histoire d’une chefferie kanak d’Alban Bensa, revenir à Richard III et lui présenter ce qu’il a lui-même écrit, qui est tout à fait sidérant :
« Il entendait en effet fonder son pouvoir sur sa seule efficacité de stratège et de combattant, au mépris des règles établies et des équilibres patiemment construits entre maître du sol et détenteur du titre de chef. Ainsi, n’hésita-t-il pas à tuer un enfant issu du clan des maîtres du sol et à pousser ses frères à quitter la région, bafouant par là, le respect dû aux aînés. Les conditions de sa chute illustrent en revanche ce dont Goodu avait ignoré le prestige et l’autorité. Ses oncles utérins arrachent la perche votive qui le protégeait. Ses aînés s’allient aux blancs pour le perdre. Le clan des maîtres du sol lui retire sa confiance, l’un de ses membres dérobent ses armes au moment où il doit affronter ses ennemis venus le surprendre. »[12]
Nous sommes à la fois dans la théâtralisation et dans la guerre, dans la mimétique et dans l’action, et on est pourtant extrêmement éloigné du cadre télévisuel que vous nous avez décrit. Je ne sais pas si le contre-point kanak est opérant.
Alban Bensa – Merci de citer ces histoires peu connues du monde kanak du 19e siècle. Justement, je voulais revenir à Richard III puis proposer d’orienter la discussion vers d’autres pistes.
Juste un mot sur Silvio Berlusconi. Effectivement, il y a toute cette mise en scène, cette spectacularisation de la politique. Et dans le même moment, il y aussi des choses terribles. Silvio Berlusconi a abandonné la lutte anti-mafia par exemple, depuis que le maire de Palerme a changé, parce qu’on le soupçonne d’avoir lui-même des liens avec la mafia. Il muselle la justice pour se protéger, etc. C’est-à-dire qu’il y a évidemment cette mise en spectacle, ainsi que des rapports de force masqués par cette mise en scène.
J’ai pris un très vif plaisir à relire Richard III dans la perspective des pratiques politiques kanakes anciennes sur lesquelles j’ai travaillées, étant ethnographe et anthropologue. En tant qu’ethnolinguiste, j’ai recueilli des traditions orales relatives à la mise en place des chefferies, la mémoire que les gens ont de la mise en place des chefferies au 19e siècle, au moment où la colonisation française s’installe.
Pour rester proche de Richard III, j’ai trouvé qu’il y a une sorte de mise à nu des conditions d’exercice du pouvoir qui dépassent la seule Angleterre des années 1450-1480, et que visiblement, il y a quelque chose qui pouvait être comparé effectivement à ce monde kanak s’effondrant au 19e siècle. Je voudrais maintenir en permanence le rapport à Richard III, aussi parce qu’on a la chance d’avoir le metteur en scène. Et il a dit tout à l’heure des choses assez fortes, avec lesquelles je suis un petit peu d’accord – il est encore un peu idéaliste je crois.
Ce qui frappe dans les deux situations, celle que j’ai pu observer, reconstituer en Nouvelle-Calédonie et celle qui sous-tend le drame shakespearien, c’est que dans les deux cas, nous sommes dans une situation de décomposition sociale. On est à la fin du système féodal, les liens d’allégeance des suzerains et des vassaux, etc., s’effondrent. En Nouvelle-Calédonie au 19e siècle, les Français prennent la possession de l’archipel en 1853, les pères maristes arrivent en 1840, et la vie sociale, politique et économique est profondément bouleversée. Les gens sont chassés de leurs terres, des populations sont massacrées, d’autres affamées. Il y a énormément de désordre et les gens s’engagent dans des actions de résistance désespérées. Il y a beaucoup de suicides, de petits attentats, on dirait aujourd’hui d’exactions, etc. Les militaires français ne mènent pas vraiment des guerres coloniales. C’est une guerre du point de vue des victimes, mais pas du point de vue des vainqueurs parce qu’ils ont des armes très puissantes par rapport aux haches, aux casse-tête, aux frondes, aux lances, aux sagaies des Kanaks. Dans ce contexte, on voit émerger des chefs guerriers.
C’est un peu la même situation dans cette fin de Moyen-Âge, où on voit des gens s’affronter pour essayer de reconstruire autour d’eux le pouvoir, dans un moment où une bourgeoisie marchande émerge, et où les liens d’allégeance ne sont plus reconnus. Toutes les cartes sont redistribuées. L’un des historiens de cette période, Kendall, dit que les gens se lancent alors dans une âpre lutte pour établir une puissante autorité centrale. C’est le cas d’Édouard IV, prédécesseur de Richard III, qui réussit pendant un certain temps à pacifier le pays et à avoir une image de chef positive, une image de chef non guerrier, jouisseur, fêtard, etc., et en même temps s’intéressant aux lettres, un chef un peu ouvert. En effet, c’est le début de Renaissance en Italie. Il va donc apparaître comme un chef positif. Mais, dans la douleur, la tourmente et la violence, son frère Richard III va lui succéder. En effet, il lui avait confié la protection du royaume, en attendant que le plus jeune roi âgé de 15 ans, l’autre Édouard, puisse prendre le pouvoir.
Ces difficultés, cette instabilité se retrouvent tout à fait dans le pays kanak du 19e siècle où on voit émerger de nouveaux pouvoirs, des nouveaux personnages. Et comme les chefferies institutionnalisées s’effondrent, les pouvoirs militaires et guerriers kanaks sont favorisés. La France va essayer d’anéantir ces guerriers ou du moins d’en prendre un ou deux par région, et de les installer dans une chefferie administrative, dans l’intention de pacifier le pays en nommant des chefs, en leur donnant des képis, des galons, des médailles, etc., et en les rétribuant, en leur demandant ensuite d’être des agents de la communication pour recruter des gens pour les corvées, pour les colons, ou pour la construction des routes, en prélevant un impôt... On avait volé toutes leurs terres et en plus, ils devaient payer un impôt foncier (prélevé par les chefs administratifs) sur le peu de terre qu’il leur restait. À ce moment-là, le monde kanak va complètement exploser : les uns essayent de capter le pouvoir des blancs, de leurs armées et de leurs militaires pour réduire leurs ennemis et devenir les chefs administratifs. Les autres résistent farouchement. D’autres encore profitent du désordre pour essayer de fédérer les réfugiés, les personnages errants, les populations misérables, et de les installer dans des espaces fortifiés et de là, de résister au nouveau pouvoir qui est en train de se mettre en place.
C’est exactement le cas de Goodu, notre personnage, assassiné en 1869. On a exactement la même configuration : Goodu va résister. Il va être une sorte de Richard III qui refuse le pouvoir proposé par les blancs. Ils essayent de le contacter, lui envoient un émissaire. Ses frères lui conseillent fortement d’accepter la chefferie administrative proposée par les blancs. Goodu leur répond : « je ne veux pas parce que vous n’êtes pas libres de votre pensée, vous pensez sous la contrainte, et moi je veux rester quelqu’un de libre. » Il va se lancer dans une action guerrière terrible contre ses frères et finalement, un de ses frères va gagner avec l’appui des blancs, la chefferie administrative (un des frères fait penser à Édouard IV et Goodu à Richard III). Ces situations sont tout à fait comparables, d’autant que ce guerrier Goodu va bafouer toutes les règles politiques qui établissaient un ordre social dans les chefferies en Nouvelle-Calédonie.
Gérard Wormser l’a justement évoqué dans l’extrait qu’il a lu : dans le système traditionnel, le chef est un étranger, il vient de loin. Il est appelé pour venir pacifier les luttes entre les clans. On lui donne le pouvoir ou plutôt la représentation du pouvoir. Le pouvoir reste au maître du sol, aux anciens de la chefferie. Le chef est comme un drapeau, un poteau. Il figure une alliance entre les maîtres du terrain et cet étranger, pour constituer une chefferie paisible. Et à ce moment-là, le chef est présenté comme un faiseur de paix, c’est le go between, celui qu’on fait venir quand tout le monde se dispute. Et l’autre image du chef qui existait aussi même avant Goodu est celle du chef guerrier qui se fabrique en créant des rapports de dépendance par la force, en soumettant ses adversaires. Goodu va se lancer dans cette opération parce que justement, beaucoup de gens sont affaiblis par la décolonisation, chassés, destitués. Elle rend impossible la pérennité de ces petites chefferies stables. Goodu va donc essayer de fédérer ces gens-là et tous les gens qui s’opposent à lui vont être tués, voire mangés (il s’agit en effet d’une société anthropophage). Et on reproche à Goodu de tuer des gens dans tous les clans, d’en manger, y compris dans sa propre parenté (on peut manger les gens mais pas ses parents maternels, c’est un interdit). Donc, il s’en prend à tout le monde, il tue des enfants, des femmes, ses propres oncles maternels, des parents maternels. Et finalement, ses frères finissent par s’allier aux blancs, par demander à ses oncles maternels de faire une magie pour qu’il s’effondre, et il est tué. Là est la différence avec Richard III.
Chez Richard III, on voit une espèce d’intensité dramatique, comme cela. En fait, il n’y a pas d’histoire dans la pièce de Richard III. La progression dramatique est la montée de ce pouvoir, une succession de scènes. Du point de vue de l’écriture littéraire, théâtrale, il n’y a pas tout à fait véritablement de récit, c’est plutôt une montée en intensité. Et il faut noter cet épisode où les spectres des personnes tuées lui apparaissent et lui annoncent sa propre mort. Il y a alors un débat avec sa conscience.
Dans le dispositif shakespearien, il y a le monothéisme, Dieu, le christianisme. C’est ce qui me frappe beaucoup en tant qu’ethnographe de sociétés. Certes elles ont été christianisées, ou se sont soumises au christianisme par la loi du plus fort. Il fallait se soumettre au pouvoir dominant. Mais dans certaines sociétés, ce problème de la culpabilité ne se pose pas. Ce qui compte, c’est la réussite. Si Goodu avait gagné, on aurait continué à chanter, à en faire l’éloge. D’ailleurs lorsqu’il est tué, après avoir été trahi par un des maîtres du terrain qui gardait et qui lui volait ses armes, il ne peut pas se défendre. Le pays va alors se mettre dans une situation de deuil pendant deux ans, et suivre certains rites (ils ne vont plus manger de nourriture cuite pendant toute cette période). Le chef est donc tué pour qu’advienne la paix. Mais en même temps, il n’est pas culpabilisé pour ce qu’il a fait : il en faisait trop donc il fallait l’éliminer.
En revanche, chez Richard III, il y a un effet de culpabilité et un rapport à un dieu extérieur qui juge. Du côté kanak, le rapport aux ancêtres, entretenu avec les ancêtres (les grands-parents, les arrière-grands-parents des clans plus ou moins ancestralisés) compte. En effet, les corps des défunts sont déposés dans des rochers, et avec les pierres et les plantes proches de ces roches, sont fabriqués des paquets magiques qui donnent de la force pour se défendre et pour tuer. Même aujourd’hui, tout le monde a son paquet magique, y compris dans les luttes politiques qui se développent actuellement ou qui se sont développées et qu’on a pu observer il y a une vingtaine d’années : c’était amusant de voir dans les bars de Nouméa, les leaders kanaks sortir de leurs chaussures des paquets magiques en disant « avec ça, personne ne pourra me tuer ». Eloi Machoro[13] était ainsi persuadé qu’il ne serait pas tué et il a été tué malgré son paquet magique. Donc, chez les kanaks, il y a cette idée que la force est le fondement du pouvoir. Alors que chez Shakespeare, il y a l’idée que certes la force est le fondement du pouvoir mais que cela ne peut pas durer. Il y a un moment où la légitimité doit être sacralisée (Shakespeare utilise d’ailleurs le terme du sacre, et avec les Carolingiens, le système du sacre, la Sainte Ampoule[14] à Reims, etc., vont être introduits).
En revanche, dans le système kanak où la force des ancêtres est immanente, l’intervention du divin n’existe pas, il n’y a pas de transcendance. On réussit ou on échoue et on n’aime pas les vaincus. On n’aime que les vainqueurs, alors que le système chrétien a introduit finalement le Christ vaincu. Et d’ailleurs, cela apparaît dans le texte, et dans Richard II encore davantage. Et on aime le Christ vaincu, parce que le vaincu est du côté du droit, alors que le vainqueur est du côté du pur pouvoir. Cette dualité n’existait pas dans les systèmes kanaks anciens.
Dans le monde kanak, on retrouve les ingrédients de la dramaturgie shakespearienne : le traître, la parole double, les combats successifs et l’intervention du miraculeux (très importante chez Shakespeare). Et lorsque Goodu est tué, deux oiseaux sortent de sa poitrine. La symbolique des oiseaux est très forte chez les kanaks. Ainsi, il est en relation très forte avec les oiseaux et avec le monde naturel. On retrouve également chez Shakespeare ce rapport avec le naturel. Et on retrouve évidemment le côté tragique dans Richard III, comme dans l’histoire kanak de Goodu. Ce qui est tragique, c’est que finalement, Richard III nous séduit. Et c’est là que se pose un problème de fond gravissime : on a l’impression que chez Shakespeare, c’est noir et c’est vrai. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de rapport politique qui ne soit pas un rapport de force. De ce point de vue-là, les représentations, la mise en spectacle, etc., viennent justifier des rapports de force qui s’instaurent d’abord.
Silvio Berlusconi ou Nicolas Sarkozy certes font du spectacle, mais en même temps, ils nous parlent de l’identité nationale. Et en même temps, voyez ce qu’il se passe dans les banques, le chômage, etc. C’est toujours pour masquer une coercition exercée par le pouvoir. Ce qui est intéressant dans Shakespeare, c’est cette espèce de lucidité sur les pratiques du pouvoir, et de montrer que les idéologies viennent appuyer des rapports de force constitués.
Shakespeare était plutôt du côté de Hobbes que du côté de Rousseau. Dans l’imaginaire et chez les anthropologues, l’idée d’une société fondée sur un contrat est très forte. C’est-à-dire qu’on se dispute et on se met d’accord, etc. En fait, c’est une fiction, un mythe. Il y a des rapports de force. Et une fois ces rapports de force équilibrés, si vous vous révoltez contre le tyran, si vous n’acceptez pas d’être entièrement soumis, un compromis se met en place. Shakespeare montre bien ces rapports de force et comment ensuite les idéologies viennent les appuyer, réussissant ou non à atteindre ces compromis.
Cette œuvre de Shakespeare et ces textes dits politiques, ces histoires de roi (il y a cinq ou six pièces dites historiques) nous mettent face à l’humain en tant qu’horrible bête. Et cette horrible bête est beaucoup dans la littérature. Elle nous fascine parce qu’on sent en soi l’horrible bête. Je pense sans arrêt à mes parents, mes grands-parents, etc., ces gens qui ont vécu la guerre. Et de plus en plus, je me rends compte combien ces situations devaient être difficiles parce qu’ils devaient être en face de l’horrible bête du nazisme, de Vichy, etc., et en même temps face à l’horrible bête qu’il pouvait y avoir en eux-mêmes, se soumettre, trahir… et combien tout cela devait être profondément tragique. Shakespeare met vraiment le doigt là où ça fait mal, c’est-à-dire là où l’on voit qu’il n’y a pas de pouvoir sans exercice de la force et que pour arriver à refonder des règles, il faut établir des compromis sans jamais oublier ces rapports de force structurants, fondamentaux.
Gérard Wormser – Tout cela me fait penser au spectacle La Pierre, texte de Marius von Mayenburg, mis en scène par Bernard Sobel, qui traite exactement de cette question. Il s’agit d’une famille dont la malédiction première est de s’être installée au lieu même que des voisins juifs ont dû quitter : on leur a racheté la maison pour trois fois rien, et ils sont partis en Hollande avec une valise. Trois générations après, le secret de famille court toujours. Le mythe est que les premiers installés dans cette maison avaient sauvé une famille juive et le père aurait été massacré par des Russes, etc. Trois générations plus tard, la petite-fille se demande si elle ne va pas partir aux États-Unis pour trouver l’histoire de sa famille chez des amis de la famille qui se seraient exilés là-bas une fois qu’on les aurait aidés. Nous sommes ici dans une histoire du mensonge comme catégorie politique encore plus forte que la violence et la trahison.
Ces réflexions font aussi référence au travail de Philippe Breton. En effet, dans Les Refusants, il fait de la vengeance la catégorie fondamentale sans laquelle il n’y aurait pas l’acquiescement public à une politique meurtrière. C’est parce que ceux qu’on est train de massacrer sont présentés comme des agresseurs qu’on peut presque impunément en faire des victimes. Et il y a aussi le travail de stylisation : est-ce d’abord les rapports de force ou est-ce d’abord les stylisations idéologiques ? De même, dans le livre de Johann Chapoutot Le National-Socialisme et l’Antiquité, récent prix Rhône-Alpes du livre pour les essais, l’historien raconte à quel point dès 1920, dans les discours de Hitler, on a la fascination pour la stylisation politique de l’Antiquité. Il raconte également comment avec son architecte officiel Albert Speer et des idéologues, le spectacle du pouvoir a pratiquement précédé l’établissement du rapport de force et comment la fascination pour la reconfiguration d’une Rome nouvelle dans un lieu qui serait Berlin, serait un fantasme politique plus originel encore que l’établissement du rapport de force.
Alban Bensa – Ce n’est peut-être pas seulement l’histoire de l’œuf et de la poule. Il y a quelque chose à penser dans les usages politiques des représentations et dans les actes politiques qui quelquefois précèdent les représentations, qui elles-mêmes peuvent précéder les actes politiques. Les mises en scène de toutes les atrocités et des massacres, etc., étaient-elles accrochées à des sortes de mythes politiques qui leur préexistaient ou bien ces choses sont-elles apparues après-coup, dans le même moment ? Je pense que c’est difficile à décider. On ne peut pas traiter de cela d’une manière générale. Il faut regarder les choses dans le détail. Il est vrai que les humains ne font jamais rien sans commenter ce qu’ils font, et ce commentaire quelquefois précède ce qu’ils préparent.
Gérard Wormser – Dans De quoi sommes-nous contemporains ?, Philippe Dujardin explique, à propos du champ lexical latin correspondant, le verbe participare et son substantif dérivé, particeps :
« Il en rapporte le sens premier, non à une opération guerrière de partage du butin, mais à une opération civique rituelle, celle du banquet sacrificiel. Le particeps en vient à désigner celui qui est admis à un tel banquet ; le princeps, celui qui a droit à la première part. »
Ces quelques lignes, nous introduisent dans l’univers théorique de Philippe Dujardin, pour qui la ritualisation de la politique est au cœur de la constitution même de son sens symbolique d’union et de structuration d’un espace public.
Philippe Dujardin – Je vais faire écho à ce qui a été dit précédemment de la situation italienne en remontant dans le temps, puisque je suis à la fois politologue et par nécessité historien.
Je devais relire ces jours-ci des textes d’Alexis de Tocqueville, ce génie de la science politique français. Dans les années 1840, il fait une longue mission aux États-Unis pour examiner le système pénitentiaire américain, éventuellement réformer le système français. Il en revient avec une matière extraordinaire qu’il va exposer dans De la Démocratie en Amérique [15]. Pour lui, la démocratie est là, c’est sûr, il l’a vérifié, il est allé voir ce qu’il en était de la démocratie en Amérique, en attendant qu’elle vienne en France. Il va faire quelques réflexions sur les formes de despotisme et de tyrannie qu’appelle le système démocratique.
On est en 1840. Pour lui, le despotisme (et la tyrannie) que le système démocratique appelle est le suivant : il va directement à l’âme, il ne saisit pas les corps. Pourquoi saisit-il l’âme ? Parce qu’elle est le système de l’opinion. Donc en 1840, quelque chose est pensé du rapport non pas entre l’acte électoral auquel nous rapportons toujours nos édifices politiques mais l’opinion, et la possible tyrannie de l’opinion sur ceux qui vont en être à la fois les acteurs et les victimes. Donc, on est à un stade de bouffonnerie avancé, via les sondages d’opinion, comme machine à production de quelque chose d’inepte qui est un régime de l’opinion et non pas un régime démocratique ni représentatif. C’est le régime de l’opinion en tant qu’elle est fabriquée télévisuellement ou fabriquée tous les jours par les dix baromètres et thermomètres qui nous sondent quotidiennement. C’est la première réflexion. Donc, il y a un rapport à établir entre ce despotisme qui saisit l’âme et la pensée démocratique elle-même.
Deuxième remarque, sur le noir et ce que vient de dire Alban Bensa. Le noir nous fascine. Le noir a fasciné en tout cas le metteur en scène. Si le noir nous fascine, c’est que le fou c’est nous, le meurtrier, c’est moi.
Tout démocrate ou séculier que nous sommes, tout renonçant à la transcendance que nous sommes, nous sommes là dans quelque chose qui nous déborde complètement, qui a rapport aux premières attestations des rituels funéraires dans l’humanité au moins 100 000 ans avant l’ère dite chrétienne. Nous ne sommes pas tout à fait contemporains nous-mêmes de ce point de vue, démocrates ou non démocrates.
Deuxième étonnement : nous reconduisons le geste de la pompe monarchique. La pompe monarchique, évidemment condensée à l’extrême dans le Versailles du 17e siècle (architecture, sculpture, peinture, musique, danse, théâtre, art des jardins) mise au service de la gloire du prince. Tradition perpétuée sous le régiment républicain à mon avis. Si on regarde le décor de l’Hôtel de la République du Conseil Général de Lyon aujourd’hui, l’Hôtel de la Préfecture de Lyon, directement inspiré des plafonds vénitiens du 16e-17e siècle. La République reconduit donc sans vergogne, sans scrupule. De même, on peut également observer dans les décors de la Mairie de Lyon, le faste qui s’affiche sous les ors de la République. Donc, la pompe monarchique est reconduite sous un régime démocratique républicain. Et ce régime a été particulièrement bien entretenu aussi avec les deux mandats de François Mitterrand. Vous avez sans doute tous en mémoire les conditions d’actualisation du principe monarchique républicain qui ne relève pas du sarkozysme mais qui est lié à la Ve République elle-même.
C’est Maurice Duverger, grand juriste de droit constitutionnel, droit administratif, qui nomme « monarchie républicaine » le système de la Ve République. La « monarchie républicaine » appelle ces pompes et ces fastes à elle, ce sont les grands travaux présidentiels, la pyramide du Louvre, l’Arche de la Défense et l’Opéra Bastille.
Nous perpétuons et reconduisons des gestes séculaires, voire immémoriaux. Alors, ce serait désolant de s’en tenir là. Sommes-nous des inventeurs ? Sans doute. Mais de quelle manière ? Pendant le premier septennat de François Mitterrand, Jack Lang a contribué non pas à inventer mais à réinventer. L’invention n’est souvent que la reprise d’un thème ancien : réinventer le principe des liturgies civiques de la Révolution. Jack Lang a inventé la Fête de la Musique : elle se déroule au solstice d’été (coïncidence avec les anciens rites païens ?). Jack Lang transforme le solstice d’été et la Fête de la Musique avec un « Faites » de la Musique, comme injonction de faire, et pas seulement une Fête de la Musique. Il est également le créateur des journées portes ouvertes dans les monuments historiques, aujourd’hui Journées Européennes du Patrimoine, qui attirent chaque année des millions de personnes dans les différents sites. Donc quelque chose se reprend de l’idée d’un service public. C’est le sens étymologique de « liturgie » en grec[16], service public dû à ses concitoyens. Jack Lang offre à ses concitoyens la possibilité d’un accès à l’art, le patrimoine, à la musique, sur un mode qui est à la fois ancien, celui de la Révolution française, et nouveau. Il n’y a plus de distinction entre le professionnel et l’amateur.
La Fête de la Musique montre qu’il n’y a plus de distinction entre le grand art et l’art mineur, entre l’expert et l’amateur. Donc, de ce point de vue, quelque chose s’est inventé, s’est produit. Si cela mérite attention, c’est que cela s’est exporté. En effet, la Fête de la Musique s’organise aujourd’hui à l’échelle du monde entier, ce qui ne peut pas laisser indifférent, tout comme les Journées Européennes du Patrimoine devenues européennes par définition, et qui mobilisent des millions de personnes dans des dizaines de pays. Que se passe-t-il là qui nous fasse entrer dans ce mécanisme de ce que j’appelle la liturgie civique ? Donc, là, effectivement, il y a quelque chose qui bouge, qui change, qui se reprend, qui se retravaille. Donc, on peut dire qu’il y a quelque chose d’inventif, que l’apparat symbolique du pouvoir est en train de changer. Dans le « Faites » de la Musique, vous les amateurs, quelque chose se dit de distinct de la cour princière royale avec ses musiciens professionnels.
Quelque chose est en train de changer profondément. Je le vois du poste d’observation qui est une des directions de la Communauté Urbaine de Lyon. C’est l’appropriation de l’exigence symbolique, de l’appareil symbolique par des collectivités de niveau non national, non étatique. Quel est le village ou la petite ville aujourd’hui qui ne cherche pas à fixer chez elle un festival ? Quelle est la ville moyenne ou grande qui n’a pas créé son musée ou restaurer, réaménager profondément son musée ? Quelle est la ville moyenne ou autre qui ne cherche pas à être labellisée « ville d’art et d’histoire » ? Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le paradoxe démocratique dans lequel nous sommes engagés et l’exigence d’égalité, le même facteur à la même heure à Dunkerque et à Mende, et en même temps, la distinction permanente, c’est-à-dire l’aristocratisation permanente d’une société prétendument démocratique. C’est le premier paradoxe : la combinaison entre la nécessité de la distinction et le principe d’égalité qui voudrait qu’il n’y ait pas de distinction qui s’affiche trop.
Le deuxième grand paradoxe est le suivant : les sociétés dites séculaires, dites laïcisées lorsqu’elles patrimonialisent, lorsqu’elles muséifient, lorsqu’elles commémorent, comme aujourd’hui, ne font que créer de la sacralité. Elles mettent hors du commun, hors de l’ordinaire, certains sites, certains personnages, certaines dates qu’elles vont tenir pour mémorables ou dignes d’attention.
David Gauchard – Nous sommes dans ce processus décrit précédemment, et après ? Sait-on où va-t-il aller ? Cela enclenche-t-il qu’on reproduit les guerres, comme cela on va refaire des nouveaux monuments ? C’est la question que je pose. C’est une analyse, je me pose juste cette question-là. La question qui me vient après est pourquoi reproduit-on cela ? Faut-il lire les lettres de Guy Môquet ? Faut-il faire tout cela ? Toutes ces questions sont bonnes.
De la salle – Dans une société où l’on est utopiste, où le bonheur serait absolu, à ce compte-là, quel serait le pouvoir ? Percerait-il ? Ne percerait-il pas ? Admettons que la société soit dans le bonheur absolu, que devient le pouvoir ?
Philippe Dujardin – La réponse est donnée par les auteurs, les publicistes de l’époque, les gens qui travaillaient au moment où se déroulait la guerre d’indépendance américaine et tout de suite après la Révolution française. Ce sont donc les mêmes qui sont en situation d’observer ce qu’est une société qui se libère du joug d’une monarchie honnie et une société qui est en train de se réformer, plus que réformer, puisqu’il semble qu’elle se révolutionne radicalement. Quand on regarde certains textes, par exemple ceux de Thomas Paine, l’idée est qu’on va pouvoir se passer du pouvoir. Les puritains anglais fuyant l’Angleterre, le principe hiérarchique, ecclésial, etc., l’autorité monarchique qui les persécute, ont en tête qu’ils vont pouvoir vivre autrement, sans pouvoir, sans commandement du prince sur soi ou de l’évêque, etc. Il y a là quelque chose de l’idée d’une anarchie pensable, non pas au 19e siècle chez Proudhon et à sa suite, mais dès le 18e siècle. Quelle réponse donnent-ils au problème qu’ils sont en train de poser ? S’il n’y a plus de pouvoir, comment va-t-on réguler la société ? La réponse est terrible : ce sont les sorcières de Salem[17], chacun sous l’œil de tous. Là où je supprime le pouvoir en tant que commandement, je vais mettre la morale au maximum d’elle-même comme tyrannie ordinaire. Donc cela a été pensé, réfléchi, et effectué. Il n’y a pas pire tyrannie que celle où je dépends de l’idée que l’autre se fait de ma moralité.
Alban Bensa – Une société sans pouvoir privilégie une sorte d’égalité abstraite, informelle, imaginant que tout peut se gérer sans que personne ne donne d’ordre à personne, ce qui suppose effectivement un contrôle de chacun sur tous, etc. Par contre, dans la discussion ou dans la présentation de la façon dont sont mis en scène les objets du pouvoir, ces commémorations ont quelque chose de fabriqué, de cynique, que chacun reprend des attributs anciens de la monarchie pour les faire fonctionner dans la république. En même temps, la commémoration produit un peu de la fraternité, c’est-à-dire que d’une certaine manière, cela produit du bonheur, du bonheur de reconnaissance de soi à travers le passé, même si c’est réinventé. Vous voyez bien l’importance en France, et dans toute l’Europe, des monuments historiques, du moindre mur de pierres, etc. On n’a pas seulement le sentiment d’être berné par des administrateurs du patrimoine national, on a aussi une certaine jouissance, un certain plaisir à voir ces vieilles pierres, ces vieux monastères, ces châteaux, etc. Et donc on pourrait analyser ce plaisir comme un plaisir politique de fraternité. C’est-à-dire qu’on se rassemble autour peut-être d’un peuple imaginaire.
Dans la devise française « liberté, égalité, fraternité », dans la notion de fraternité, il y a une notion d’acceptation du pouvoir à travers ces œuvres les plus frappantes ou les plus belles, même si elles sont remanipulées par les acteurs contemporains. Il y a quelque chose comme une fabrication de fraternité. Ce qui est important dans le politique, c’est sa capacité à subjuguer, à faire taire nos récriminations pour accepter un ordre social. Et chez Shakespeare, dans Richard III, et surtout dans Richard II, il y a cette idée du « double corps du roi ». Selon Kantorowicz, dans l’expression « le roi est mort, vive le roi ! » pointe le fait anthropologique selon lequel la royauté existe indépendamment des personnes qui l’incarnent. De même, la République existe-t-elle indépendamment des personnes qui l’incarnent temporairement ? Certains symboles de la république jouent un rôle fondamental dans la pérennité de la démocratie. C’est pour cela que certains d’entre nous sont un peu désolés de la situation actuelle en Italie, en France, etc. Mais cela va passer. Il y a des choses plus profondes qui nous organisent et auxquelles nous sommes collectivement attachés, et qui font fraternité, en France, en Europe ou ailleurs, et il faut les entretenir. Je plaide pour la muséographie, pour la patrimonialisation, etc., dans ces vertus pacificatrices et qui peuvent nous rassembler.
David Gauchard – J’ai travaillé en Tunisie qui est une démocratie en apparence. J’ai assisté aux dernières élections. Ce n’était pas un travail sur Richard III à ce moment-là, mais j’étais encore habité par Richard III. J’ai été frappé par cette pléthore de festivals de tout et de n’importe quoi, il fallait remettre des prix pour rien, pour la plus belle jolie bouteille d’eau par exemple. Le nombre de portraits du Président présents à de nombreux endroits est impressionnant.
Dès que je voyage, je comprends mieux mon pays, je l’observe mieux à chaque fois. Et en Tunisie, je voyais quelque chose de très fort, comme si on mettait du sucre sur du miel, un côté too much. Je voyais encore plus ce qu’on vit en France.
Gérard Wormser – Olivier Ihl a écrit un livre important sur les décorations, les distinctions républicaines. En effet, tout ce décorum, depuis le Second Empire, a pris de l’importance dans la vie sociale en France, jusqu’à rejoindre ce dont parlait Philippe Dujardin.
De la salle – Il y a des hommes au pouvoir. S’il y a des hommes au pouvoir, c’est parce que certains sont gouvernés par ces hommes au pouvoir. À un moment donné, quand on est comme on l’est aujourd’hui en France ou en Italie, face à des pouvoirs qui peuvent nous faire violence, à titre vraiment personnel, comment en sommes-nous arrivés là ? Que faisons-nous ? J’ai une hypothèse : l’abêtissement dans laquelle on nous met. Les médias sont peut-être un peu responsables, mais peut-être aussi contraints et forcés. Je trouve inquiétant qu’un ministre de l’Éducation nationale dise « il ne faudrait quand même pas que les enfants soient trop intelligents parce qu’ils pourraient se mettre à réfléchir ».
Linda Dematteo – Effectivement, cet aspect est très inquiétant. Mon livre ne s’appelle pas L’Idiotie en politique par hasard. Et il y a effectivement à travers les procédés que je décrivais précédemment, que je résume sous le concept d’embrouille, repris à Georges Balandier[18], une volonté de nous empêcher de penser. C’est très clair dans la droite italienne. Alban Bensa parlait des rapports de force. En Italie où on ne voit plus les rapports de force, la situation est tellement embrouillée qu’on ne sait même plus où situer le débat. Et la situation de ce point de vue-là est vraiment dramatique. Dans ce cadre complètement brouillé, comment le citoyen italien peut-il réagir ? Il a des difficultés à se positionner. Les antagonismes sont tellement forts que les gens ne peuvent se situer que dans un camp contre l’autre. C’est tout à fait frappant. À chaque fois que Silvio Berlusconi est attaqué par les médias espagnols ou anglais, ses partisans, et pas seulement eux, réagissent vigoureusement parce qu’ils se sentent personnellement attaqués, parce que ce sont des logiques vraiment antagonistes. Ils ne sont plus capables de saisir les véritables enjeux. C’est Silvio Berlusconi contre les juges. Donc, on est pour Silvio Berlusconi, victime des juges, ou pour les juges qui défendent une certaine moralité. Il devient très difficile de sortir de ce dualisme voulu sciemment par Silvio Berlusconi. Et on n’échappe que très difficilement à ce cercle.
Gérard Wormser – Dans une société qui de toute façon et de tout temps a toujours été très complexe, la simplification du terrain du débat est un des meilleurs arguments de ceux qui veulent instaurer un pouvoir, quel qu’il soit.
Philippe Dujardin – Sans le vouloir, peut-être que Silvio Berlusconi est en train de fournir les conditions mêmes du combat politique. Le clivage est tellement abrupt, profond, binaire, simple et bête, que quelque chose ne peut pas ne pas naître de ce qu’il a créé lui-même. Ce qui a été fait peut être défait, historiquement nous le savons, et il réintroduit lui-même quelque chose qui a trait au fondement même du politique. Je clive 0 1 0 1 0 1 et plus de possibilité de penser sinon la guerre. La guerre civile est aussi une façon de construire le politique.
Guillaume Gauchard – Juste en réponse directe à cela et dans Richard III, pourquoi Richard continue-t-il ? À un moment, il est roi et il continue quand même. Il dit « le sang appelle le sang », etc. Je veux dire que s’il s’arrête, il est roi, il ne va pas être roi deux ans. Mais il continue à massacrer ceux qui l’ont aidé à arriver au pouvoir. Quand il dit « reste-t-il encore un York ici sinon moi ? », il veut absolument continuer. S’il s’arrête, il va régner plus longtemps.
De la salle – Pouvait-il y avoir un pouvoir sans idéologie derrière ? C’est-à-dire que le pouvoir est sur deux têtes, le tyran Richard III ou sous l’idéologie comme on en a parlé un peu dans le cas du IIIe Reich, c’est-à-dire qu’il y a un substrat, une théorisation.
Dans le cas de Richard III, la pièce n’en parle pas. Je ne sais pas ce qu’il pouvait y avoir derrière sa propre folie, s’il y avait autre chose. La discussion a progressé et Philippe Dujardin a quasiment démontré que l’idéologie est diffuse, que les gesticulations de nos différents présidents de la République viennent dans une certaine continuité comme si, en particulier par le phénomène des commémorations et de l’architecture, ils font oublier les limites de leur action dans un ensemble de choses qui relèvent de l’habitude, on pourrait appeler cela démocratique. La démocratie est un réel pouvoir et les soubresauts et les variantes qu’on peut avoir dans les gouvernements politiques sont très peu de choses par rapport au cours de l’Histoire. L’idéologie est-elle systématique dans le pouvoir ?
Alban Bensa – Je pense que pour les anthropologues que nous sommes, Linda Dematteo et moi-même, les deux choses sont indissociables. Comment imaginer l’exercice d’un pouvoir qui ne soit ou précédé ou suivi d’un discours idéologique ? Le monde social fonctionne à travers le partage d’un certain nombre d’idées, de valeurs, d’images, qui changent évidemment au cours du temps, qui peuvent évoluer, qu’on peut comparer d’une société à une autre, etc. Mais il y a véritablement une totalité sociale qui lie très étroitement le pouvoir au discours. Lorsque l’idéologie est monopolisée, matraquée par un seul, lorsqu’il n’y a plus, peut-être comme en Tunisie, en partie, de possibilité d’avoir des contre-idéologies, lorsqu’il n’y a plus de débat, elle devient complètement monopoliste d’État, comme on disait autrefois, elle s’empare absolument de toutes les consciences, du moins elle s’impose. Les espaces de liberté deviennent des espaces de jeu.
Certes il y a une connivence entre l’idéologie et la forme de pouvoir que la société subit ou s’est choisi, mais il y aussi, c’est ce que dit très bien Marc Augé[19] : les sociétés travaillent comme du bois vert. Je crois qu’il dit quelque chose comme cela. C’est-à-dire qu’il y a quand même des espaces de jeu. La preuve, on est train de débattre, on ne va pas tous se faire arrêter en sortant… Dans d’autres conditions, on ne pourrait peut-être pas le faire, etc. Et l’entretien du débat, c’est quelque chose d’essentiel. Linda Dematteo a raison. Le débat public en Italie s’est complètement affaibli, en France aussi. Et en même temps, c’est dans des espaces citoyens qu’on arrive à rétablir ou à repenser autrement, à penser d’autres choses, d’autres utopies, d’autres idéologies et qui fonctionnent comme des contre-pouvoirs.
Les sociétés ont un mouvement. Et l’absence de mouvement est un problème. En effet, quand il n’y a plus de mouvement, les dictateurs qui font voter – on voit cela en Afrique – par leurs assemblées nationales, se pérennisent de décennie en décennie. Nous savons tout de même que probablement nous aurons quand même des élections présidentielles dans deux ans et demi. Des choses se sont installées. Et ce sont ces espaces qu’il faut absolument conserver mais qui supposent effectivement, à un certain moment, quand il y a un glacis qui s’abat sur le débat public, de défendre le débat public, qui est quand même l’essentiel de la démocratie. La démocratie, c’est le débat public.
Les pièces de Shakespeare, notamment Richard II, Richard III, ont été interdites sous Élisabeth parce que l’auteur instaurait du débat, une inquiétude sur le pouvoir. Il délégitimait, il dénaturalisait le pouvoir. Donc il était critiqué pour cela, et c’était son rôle. Et les metteurs en scène, les écrivains, tous les créateurs, tout le monde a cette capacité à se mettre en retrait des discours dominants. C’est quelque chose d’extrêmement fort. Ce n’est sûrement pas un hasard si nous débattons aujourd’hui, en février 2010, de Richard III, et si nous débattons de cette façon, avec une situation politique singulière que nous essayons de penser tous ensemble. Heureusement, nous arrivons à la penser encore librement. Et c’est cela qu’il faut défendre.
David Gauchard – J’ai une anecdote à raconter. On était à la Souterraine (Creuse), en résidence de Richard III. France 3 vint faire une interview où nous présentions à ce moment-là le chantier d’un spectacle en cours, celui de Richard III. France 3 fit une interview de vingt minutes, tout en sachant que ce serait diffusé le soir, et que cela allait durer trois minutes. On prend le temps de parler du fond, de la forme, du pourquoi, du comment, etc. Et, quand on travaille, on fait l’interview, on ne regarde pas la diffusion, faute de temps. On ne se rend alors pas compte du montage réalisé. Le lendemain, je reçois un coup de téléphone de la journaliste qui me dit : « Écoute David, je ne sais pas si tu as vu l’interview qui est passée hier midi, et surtout celle qui est passée hier soir, on t’a coupé ta parole. Ce que tu as dit a été coupé ». Or je ne savais pas réellement ce qui avait été diffusé. Lors de l’interview, j’avais parlé de Richard III arrivant au pouvoir et j’avais fait allusion à sa séparation d’avec certaines personnes et la mise en place d’autres… J’avais dit « un peu comme en France ». Sans citer Nicolas Sarkozy, j’avais dit « comme notre Président, et comme tant d’autres » puisqu’en même temps, je travaillais en parallèle en Tunisie. Et ces mots ont été coupés au montage. Le journaliste, et non Nicolas Sarkozy, m’a sanctionné. C’est cela qui m’a effrayé. C’est-à-dire que le journaliste a eu peur. Journaliste local, il vote UMP, et comme l’interview était dans la rubrique « spectacle », il n’est pas allé voir au bout, il n’a pas vu le reportage avant son émission. C’était « spectacle », sans danger. Et du coup, cela l’a énervé. C’était à Limoges. Et La Souterraine, c’est Guéret, c’est France 3 Guéret. Donc, il a fait en sorte que le montage soit refait pour le soir, en plein conflit avec France 3 à ce moment-là, qui était aussi avec notre Président. Il y a eu toute une espèce de conflit. Bref. La journaliste me dit qu’il faut aller au Canard Enchaîné, ce à quoi j’ai répondu qu’il fallait se calmer. Je ne retire rien, la preuve, je vous le redis. Je n’ai pas peur de dire ce que j’ai dit en public. Mais voilà. Après, il y a eu le montage, le pentamètre ïambique a au moins été évoqué parce que peut-être moins glamour à la télévision que ces propos. J’ai ensuite écrit une lettre à la Direction de France 3 pour les remercier d’abonder dans mon sens tout de suite, vu que je parlais de cela, de censure. Et cela n’a pas été beaucoup plus loin. Après, je suis parti en Tunisie. Et là, le syndicat de France 3 s’est servi de cela et c’est passé sur internet. Il y a les sites des rappeurs, parce que je travaille avec un rappeur, qui commence à dire « ouais, t’es dans le spectacle ». Et je me suis dit que c’était la catastrophe, qu’il ne fallait plus bouger. J’étais en Tunisie, cela s’est tassé.
Philippe Dujardin – Un point sur l’irrésistibilité du phénomène Berlusconi. C’est dans ces termes aussi que Tocqueville parle du phénomène irrésistible, providentiel de la démocratisation en cours. On sait que cela a résisté quand même puissamment et cela résiste encore, aux phénomènes autoritaires, etc. Donc, tout ce qui est force appelle sa contre-force. Croyez-en le kayakiste, là où le courant est le plus fort, il y a toujours un contre-courant, même sur quelques centimètres de large, que vous pouvez utiliser. À force contre force, c’est obligé, mécanique, physique.
Maintenant, y a-t-il une société sans idéologie ou avec idéologie ? Alban Bensa a répondu. Il y a toujours de la représentation : qui parle au nom de qui et de quoi ? C’est le côté juridique. Il n’y a pas d’ordre social sans dramaturgie, c’est-à-dire les rituels, l’initiation, les commémorations, etc. Puis aussi, un ordre cosmique doit se dire d’où on vient, où on va. Donc, on est toujours pris dans des modalités différentes de la représentation. L’idéologie est une façon de nommer cela. Il est impossible d’échapper au principe multipolaire de représentation.
Parties annexes
Notes
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[1]
Dans la langue ajie des Kanak de Nouvelle-Calédonie, cet objet s’appelle Gi Okono, casse-tête vert. La lame ronde, fine et bien tranchante est en serpentine, appelée aussi jade, pierre verte taillée puis polie au sable fin. Le manche est en bois et les liens sont tressés en fibre de coco et poils de roussette. Des coquillages décorent le manche. Dans la demi-noix de coco qui constitue son socle, on a enfermé des coquillages avec des cailloux et des noix ; ils émettent des sons de grelot quand la hache est agitée au rythme de la parole du chef.
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[2]
Cahiers Sens Public n°11/12 : Malaise dans le capitalisme/De quoi sommes-nous contemporains ? Octobre 2009, 296 p.
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[3]
Nom complet : la Lega Nord per l’indipendenza della Padania, la Ligue du Nord pour l’indépendance de la Padanie.
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[4]
Traducteur et poète français né à Prague. Il s’est fait connaître en 2002 par sa traduction des Frères Karamazov de Dostoïevski. Il a également traduit les pièces de théâtre de Tchekov.
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[5]
Film historique anglo-américain réalisé par Stanley Kubrick en 1975, d’après le roman picaresque de William Makepeace Thackeray, Les Mémoires de Barry Lyndon.
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[6]
Livre paru en 2009 aux Éditions La Découverte.
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[7]
Laboratoire d’Anthropologie des Institutions et des Organisations Sociales (LAIOS-IIAC, CNRS, Paris).
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[8]
Umberto Bossi.
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[9]
Roberto Maroni (ministre de l’Intérieur), Umberto Bossi (ministre des Réformes), Luca Zaia (ministre de l’Agriculture), Roberto Calderoli (ministre de la Simplification législative).
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[10]
Actrice italienne et personnalité de la télévision italienne, comique. Depuis 2003, elle se définit comme une victime de l’absence de liberté d’expression en Italie.
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[11]
Réalisateur et scénariste italien.
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[12]
p. 95.
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[13]
Cet homme politique indépendantiste kanak du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et socialiste) a été abattu par un tueur d’élite en 1985, pendant l’assaut des gendarmes d’une maison habitée par un Européen, occupée par des militants indépendantistes, emmenés notamment par Eloi Macharo, près de Canala (Nouvelle-Calédonie).
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[14]
La Sainte Ampoule était une fiole contenant une huile sacrée qui aurait servi lors du baptême de Clovis en décembre 498. Elle a été brisée solennellement pendant la Révolution française, le 7 octobre 1793 à Reims.
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[15]
De la Démocratie en Amérique a été publié en deux livres, le premier en 1835, le deuxième en 1840.
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[16]
λειτουργία ou λῃτουργία/leitourgía, de λαός/laós, « le peuple » et de la racine ἐργο/ergo, « faire, accomplir ».
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[17]
Le procès des sorcières de Salem est un épisode fameux de l’histoire coloniale des États-Unis qui entraîna la condamnation et l’exécution de personnes accusées de sorcellerie en 1692 dans le Massachusetts. Généralement analysé comme découlant d’une période de luttes intestines et de paranoïa puritaine, ce procès se solde par l’exécution de vingt-cinq personnes et l’emprisonnement d’un bien plus grand nombre.
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[18]
Ethnologue et sociologue français. Il est actuellement professeur émérite de la Sorbonne (Université Paris Descartes), Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et collaborateur au Centre d’études africaines.
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[19]
Ethnologue français. Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) à Paris.