Résumés
Résumé
Naoki Inose a été élu gouverneur de Tokyo le 16 décembre 2012. Connu au Japon pour être un auteur prolifique touchant à de nombreux domaines, de la littérature à l’investigation en passant par l’économie ou la politique, Naoki Inose a structuré ses travaux autour d’un thème majeur : la modernité nippone, décrochant le prestigieux Prix Ôya en 1987 pour son œuvre Le Portrait du Mikado. En 1996, il se voit décerner le Prix des lecteurs du mensuel Bungei Shunju pour son essai Recherches sur le pays de Japon. Devenu conseiller du premier ministre Junichirō Koizumi en matière de réformes structurelles, il a été membre du Comité de privatisation des autoroutes nippones de 2002 jusqu’à la mise en œuvre de la réforme, à l’automne 2005. En 2006, il participe à la rédaction d’un rapport qui a servi pour la mise en œuvre de politiques décentralisatrices. En 2007, il est invité à prolonger ses réflexions en devenant membre du Comité des réformes de la décentralisation. Enfin, il a été nommé vice-gouverneur de Tōkyō en juin 2007.
Pour Sens Public, méditant le passé du Japon, Naoki Inose esquisse la voie que pourrait arpenter ce pays qui se veut décidément bien à part.
Corps de l’article
A la différence des principaux pays émergents dont, à l’instar de la Chine et de l’Inde, l’explosion démographique va de pair avec la haute croissance économique, l’Europe et le Japon sont des sociétés matures[1] qui ont, tout en supportant le poids des problèmes liés au vieillissement et à une faible natalité, réparti les richesses accumulées à un niveau relativement correct via la maintenance d’infrastructures en place. En effet, il n’y est déjà plus besoin de se presser pour investir dans les autoroutes, le métropolitain ou les systèmes de canalisation.
La croissance économique des nouveaux pays émergents est sans cesse tirée vers le haut, et si on la compare à celle des sociétés matures, l’on ne peut que considérer cette dernière comme relativement faible. Il n’est pas si difficile d’imaginer le futur des émergents, parce que les obstacles nés des multiples problèmes (pollution atmosphérique, rejets des usines, entre autres) rencontrés par les pays développés dans leur processus de croissance sont déjà connus à l’avance.
Pour autant, l’on est dans une situation où personne n’a encore esquissé de manière claire l’avenir des sociétés matures. Comment dépasser l’ère du vieillissement de la population et d’une natalité faible, et dans ce même contexte, comment générer une croissance économique qui ne répète pas l’erreur du « choc Lehman »[2], ce sont là des choses très difficiles à entrevoir.
Si, devenu le G8 avec la participation de la Russie, le sommet des premières puissances économiques est en train de s’élargir à un G20 avec la participation des principaux pays émergents, à l’origine, le G7, qui a fait ses débuts dans la seconde moitié des années 1970, avait été mis en place pour discuter des règles et des enjeux communs du commerce et de la croissance. Les États-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Canada et le Japon : Si ces sept pays discutaient entre eux, à peu près tous les problèmes non militaires pouvaient être résolus. Tout en étant situé géographiquement en Asie, le Japon était un peu comme un membre de l’Europe. Un peu à la manière de l’Angleterre, qui fait immédiatement face au continent européen, il y avait cette illusion, ou plutôt cette réalité économique que l’Archipel, de l’autre côté, par l’Est, lui faisait immédiatement face. De fait, si, jusqu’à la fin de la guerre froide, l’immense empire soviétique était une menace au plan militaire, au plan économique, ce fut comme s’il n’existait pas.
Pourquoi l’Europe et le Japon ont-ils eu le même univers en partage ? La réponse est simple. C’est parce que l’Archipel a sollicité un modèle de modernisation auprès de l’Europe. Puis, il fut le premier pays non-européen à réellement accomplir sa modernisation.
La modernisation du Japon, qui a pris pour modèles les sociétés modernes d’Europe, a commencé au cours de la seconde moitié du 19e siècle. L’Archipel a emprunté à l’Europe les modèles du judiciaire, du législatif et de l’exécutif. De même pour la manière de créer des sociétés anonymes (SA). Et même dans le cas du traditionnel Mikado[3], dans le contexte d’un État moderne, l’Allemagne et l’Angleterre ont servi de modèles. Idem pour l’armée, où l’on s’est inspiré de la France et de l’Allemagne.
La guerre sino-japonaise de 1894 ou la guerre entre la Russie et le Japon de 1904-05 étaient inévitables pour consolider l’État-nation, dans le contexte du processus de modernisation. L’Europe et l’Amérique ont également servi comme modèles de l’impérialisme.
A ce stade, tout en épousant la modernité européenne, le Japon a pourtant montré trois caractéristiques qui lui furent propres.
Tout d’abord, pour imiter les États les plus avancés, il lui fallait des fonctionnaires brillants. Plutôt que de penser des idées à la va-vite, l’Archipel put compter sur l’efficacité d’une organisation verticale homogène, indispensable pour traduire, conceptualiser à la japonaise et assimiler les modèles des trois pouvoirs (exécutif, judiciaire et législatif) existant déjà.
Par conséquent, les premiers bureaucrates se sentaient investis d’une mission, et, l’armée étant également une organisation bureaucratique (官僚機構), l’ossature de l’État moderne fut rapidement mise en place, et le Japon devint également une puissance militaire. Pourtant, au moment du déclenchement de la guerre avec la Russie, les émissions de guerre du Trésor de cette dernière furent très recherchées, tandis que celles de l’Archipel ne trouvèrent pas preneurs, tant on n’osa parier sur ses chances. A cette époque, la presse européenne et américaine présentait le Japon sous l’image d’un petit samurai usant d’un éventail et marchant sur une corde attachée à une roche auprès duquel se tient un énorme ours blanc.
Souvenons-nous pourtant d’un investisseur qui était déjà prêt à acheter des émissions de guerre du Trésor nippon, qui était disposé à prendre des risques pour amasser une fortune. En fait, c’est en achetant ces émissions que Lehman Brothers a beaucoup gagné !
C’est de la sorte, en agençant son organisation bureaucratique, que le Japon a franchi son premier obstacle.
Quelle fut la deuxième distinction propre à sa modernisation ? Il a déclaré la guerre à l’empire américain, s’engageant dans la Seconde guerre mondiale équipé fort légèrement.
Le Japon a triomphé dans le conflit qui l’a opposé à la Russie. Près de dix ans plus tard, la Première guerre mondiale (1914-1918) a éclaté. En Europe, il s’agit naturellement d’un souvenir incrusté dans les mémoires. En tout état de cause, c’est une guerre pour laquelle ont été mobilisés 65 millions de soldats, et à l’issue de laquelle on a dénombré 10 millions de morts, 20 millions d’invalides, et 6.5 millions de prisonniers. C’est aussi la première fois qu’y furent introduites de nouvelles armes ayant pour objectif la destruction massive, à l’instar des chars et des avions. Mitrailleuses, grenades ou gaz moutarde se sont abattus sur les soldats des tranchées.
Le Japon s’en est grosso modo sorti en combattant une poignée de soldats allemands présents sur la péninsule chinoise de Qingdao, et a ignoré les réalités de la Première guerre. Par après, avec des préparatifs militaires semblables à ceux du temps de la guerre russo-japonaise, l’Archipel a envahi le continent chinois. Et en 1941, déclarant la guerre à l’Amérique, il a attaqué Pearl Harbor par surprise. Mais si la marine possédait d’énormes cuirassés parmi les plus modernes et des chasseurs puissants, les soldats de l’armée de terre étaient, eux, armés de baïonnettes incapables de tirer à feu continu, développées lors de la guerre contre la Russie[4].
L’on est en droit de se demander ce qu’a bien pu faire le Japon entre 1905 et 1941. Pourquoi n’a-t-il pu comprendre ce tournant majeur dans le monde que fut la Première guerre - dont l’une des conséquences va cependant être l’apparition d’Hitler et des nazis ? La mission de l’organisation bureaucratique était de copier le modèle de modernisation du 19e siècle. Une fois cette tâche achevée, elle n’a pas eu à rendre de compte, à fournir des analyses des nouvelles évolutions tragiques survenues après. Recroquevillée sur elle-même comme le Parti communiste soviétique, proliférant toute seule, l’organisation bureaucratique a monopolisé les informations, ne laissant pas de marge de jugement aux politiciens et au peuple[5]. Contrairement à Hitler, élu par une assemblée, elle a irrémédiablement penché vers l’abîme alors que presque personne n’avait encore rien choisi.
Troisième caractéristique ? L’ère Edo[6], époque pacifique au cours de laquelle aucun conflit, aucune guerre civile n’éclata, a duré du début du 17e siècle jusqu’à la seconde moitié du 19e siècle, soit pendant environ 270 ans. C’est, dans l’histoire du monde, un événement exceptionnel. En conséquence, l’Archipel étant isolé par la mer agitée au-delà de ses côtes, les concepts de « défense nationale » et de « frontière » n’avaient presque pas pénétré le pays.
Si, après la guerre russo-japonaise, les Nippons sont restés aveugles aux informations liées à la tragédie de la Première guerre, c’est aussi parce que la mémoire d’une époque longue de 270 ans dominait profondément les consciences.
Pourtant, avant de faire venir le Mikado depuis Kyōto et de changer le nom de la ville en Tōkyō, grâce aux 270 ans que dura cette ère qui fit d’Edo la capitale nippone, les Japonais, prospères, ont pu jouir d’une existence stable et raffinée et ont mis en place un « État mature » isolé.
Les nuages de la guerre civile de cent ans se dissipant, l’ordre public est revenu. Une forte croissance économique en résulta. De son côté, la population nippone fit plus que doubler, passant de 12 millions en 1600 à 30 millions en 1700.
Après cela, avec une croissance économique proche de zéro et un essor démographique stoppé, une période de vieillissement et de faible natalité a perduré pendant 170 ans, mais la prospérité est demeurée. Incarné par les « terakoya »[7], le développement de l’enseignement scolaire a permis au Japon d’atteindre le premier rang mondial en termes de taux d’alphabétisation au 18e siècle. Travaux de ponts et chaussées, comme la construction de digues, mais aussi services de sapeurs-pompiers appelés « hikeshi »[8], ou service postal connu sous le nom de « hikyaku »[9], et bien d’autres, se sont développés, et les systèmes judiciaire et policier ont garanti une très bonne sécurité publique.
Venus de toutes les régions, de nombreux pèlerins et touristes se sont rendus chaque année à Ise, qui fut comme la Mecque des Nippons. A intervalle régulier sur le chemin, l’on pouvait trouver relais, auberges, boutiques de cadeaux et marchés. Pratiques, des mandats de change, à la manière des « traveler checks », ont permis d’éviter d’avoir de grosses sommes d’argent sur soi. Sont également célèbres les longs périples de Bashō[10], connu pour ses haikai et ses tanka, mais aussi le peintre des ukiyo-e Katsushika Hokusai qui, à 87 ans, prit plaisir à faire un voyage de 250 kilomètres, peignant à son arrivée les plafonds de grands marchands.
Connu sous le nom de « ryōgaeshō », ou agents de change, un système bancaire privé assez original a également existé, et l’on pouvait bénéficier de prêts fondés sur des calculs à intérêts composés. A la place de la Bourse, un marché du riz, aliment principal, se développa. A la différence d’un marché où se seraient vendus de vrais grains, on y achetait si l’on escomptait des profits élevés une ou deux années plus tard, on y vendait en cas contraire : en clair, il s’y faisait des opérations à terme avec des carnets de compte, de la spéculation. Le modèle des produits dérivés financiers a constitué une transformation, une élévation des opérations à terme en formules complexes. Et la Bourse de Chicago explique qu’elle tire ses racines de la Bourse des opérations à terme de l’ère Edo.
Une culture raffinée et unique est née, qui comprenait le kabuki, le théâtre de marionnettes (« ningyōjyōruri »), les porcelaines ou la peinture, comme l’ukiyo-e, qui a influencé les impressionnistes, à l’instar de Van Gogh. Puis, les arts et métiers les plus importants, minutieux et fins, ont donné naissance à des nuées d’artisans.
Avec l’arrivée des bateaux noirs du Commodore américain Perry a pris fin une ère pacifique de 270 ans, et le Japon a été inséré dans la charpente de l’histoire mondiale, accélérant sa modernisation.
Après la défaite lors de la Seconde guerre mondiale, dans la paix de la guerre froide, le Japon a de nouveau, comme au cours de l’ère Edo, avancé tout droit vers la conception de technologies d’une grande minutie. De nouveau, avec la fin de la guerre froide, confrontée à un tournant majeur, l’organisation bureaucratique nippone s’est hypertrophiée dans un état de panne de la pensée. Cependant, l’Archipel fait l’expérience d’une maturité qui est le fruit d’une période de vieillissement et de faible natalité, comme à l’époque particulière d’Edo. En effet, les femmes japonaises, avec une espérance de vie moyenne de 85 ans (elle est de 80 ans pour les hommes) ont la durée de vie la plus longue au monde : cette expérience de la maturité précédant la modernisation à l’occidentale n’est-elle pas bien vivante ?
A l’origine, les concepts de « droite » et de « gauche » sont absents au Japon, qui, sans être d’Europe, est un État mature unique en Asie. L’implosion à l’issue de la guerre froide n’a pas non plus constitué un choc fondamental pour son système de valeurs. Aussi, cherchant la sagesse tout en forant un puits de traditions, et faisant fusionner cette dernière avec les technologies du futur, n’est-ce pas bien suffisant si celui qui constitue une exception dans l’histoire du monde joue un rôle à part en son sein ?
Parties annexes
Notes
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[1]
En japonais, cette expression s’inspire du titre du livre «The Mature Society: a view of the future », du prix Nobel de physique Dennis Gabor (1900-1979), et désigne surtout la société consumériste d’après la période de haute croissance (NDLR).
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[2]
Effondrement de la banque d’affaires Lehman Brothers qui a déclenché la crise en septembre 2008 (NDLR).
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[3]
L’empereur (NDLR).
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[4]
Le modèle datait de 1897. Si des améliorations y furent apportées, les premières mitraillettes nippones ne furent pas disponibles avant 1942 (NDLR).
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[5]
Sans oublier la répression, les assassinats et les dizaines de milliers d’arrestations de politiciens et de militants, notamment de gauche ou libéraux, et d’intellectuels auxquels les militaires et la police procédèrent de la fin des années 1920 jusqu’à la fin de la guerre (NDLR).
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[6]
1603-1868 (NDLR).
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[7]
Les « terakoya » furent des structures éducatives fondées par et logées dans des temples bouddhiques au cours de l’ère Edo (NDLR).
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[8]
Littéralement les « extincteurs de feu » (NDLR).
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[9]
Littéralement les « jambes ailées » (NDLR).
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[10]
Matsuo Bashō (1644-1694), poète parmi les plus célèbres du Japon (NDLR).