Corps de l’article
« Oui, le français est un instrument de musique pour moi. C’est le sentiment que j’ai depuis longtemps, depuis, tout compte fait, le début de mon apprentissage. Pour devenir un bon instrumentiste, il faut de la discipline, je dirais même le sens de l’ascèse. Et c’est ce que je dis à mes étudiants aujourd’hui : maîtriser le français, c’est en jouer comme jouer du violon ou du piano »[1].
Ce livre autobiographique évoque cette étrange rencontre entre un Japonais et la langue française, instrument personnifié de manière discrète. Les détails en sont restitués avec une minutie précieuse, cette langue venue d’ailleurs a séduit l’auteur qui a commencé un travail patient de découverte. Le livre est construit comme une ascèse où l’auteur fait part de son ambition profonde et de ses échecs, aussi minimes soient-ils, tel le mot « introduction » mal orthographié sur un mémoire et qui devient « intoroduction »[2]. L’apprentissage de la langue renvoie à une trajectoire biographique familiale, le frère de l’auteur s’étant investi dans le violon. Akira, lui, a choisi le français comme instrument d’expression.
Paradoxalement, c’est Mozart qui est la figure spirituelle accompagnant cette découverte de la langue et cet effort possible vers une altitude musicale inégalée. Le livre se transforme vite en un dialogue constant entre Rousseau et Mozart, deux figures éminentes du 18e siècle, la langue française étant l’instrument permettant d’interpréter la partition de cette rencontre. Akira Mizubayashi ne cède jamais à une forme de francodoxie, c’est-à-dire à une valorisation artificielle des caractéristiques de la langue française[3]. La prosodie et les prouesses grammaticales (analyse de l’aspect des temps) sont évoquées comme des domaines à maîtriser pour pouvoir produire en français. Le lecteur savoure les passages sur la prosodie en pensant inévitablement à L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. De plus, l’auteur évoque le français comme langue seconde et insiste sur le fait que cette langue est devenue son métier.
La langue de Mizubayashi est maniée avec beaucoup de dextérité pour nous faire percevoir également le milieu de l’histoire littéraire française. Le français est sa « langue paternelle »[4], celle qu’il a apprise à l’âge de dix-neuf ans alors que rien n’était joué d’avance. Il n’y a pas de désir inné pour cette langue, tout s’est patiemment construit ; la langue française a ainsi été l’objet d’un désir d’ailleurs, un désir non pas diffus, mais orienté. Les lieux ne sont pas multiples dans l’ouvrage puisque nous sommes à Paris, à Montpellier et à Tokyo pour découvrir cette vie dédiée à cet instrument.
La lecture au fil des pages se confond avec l’apprentissage de la langue, d’un univers culturel, de sa géographie et de ses rites jusqu’à atteindre l’exercice du commentaire de textes. On apprend une langue par les grands textes et c’est logiquement Rousseau qui est au bout de ce chemin. La langue venue d’ailleurs est alors une mise en abyme très rigoureuse du style des Confessions. C’est par Rousseau que Mizubayashi (permettez-moi d’enlever le prénom) exprime son effort incessant, c’est par Rousseau que Mizubayashi s’approprie le commentaire de textes et c’est par le style des Confessions que l’on peut comprendre les raisons de cet amour de l’auteur pour le français. Rousseau fait également percevoir au lecteur les grandes problématiques sociales et politiques de son époque à travers des détails intimes. Et nous arrivons à la langue du Contrat, ou plutôt aux langues. Mizubayashi est monolingue jusqu’à l’âge de dix-neuf ans où il bascule dans l’étrange univers du bilinguisme. Il découvre aussi par l’intermédiaire de sa femme Michèle que le bilinguisme japonais-français n’est pas similaire au bilinguisme français-japonais, on ne voyage pas de la même façon d’une langue à l’autre. En outre, les langues sont imprégnées par des problématiques sociales qui les dépassent. L’auteur réfléchit a contrario sur ce qui différencie le français du japonais.
« Le pronom personnel je ne s’affirme pas en tant qu’invariant transcendant toute situation particulière : en endossant plusieurs formes différentes en fonction de la figure de l’interlocuteur (position sociale, sexe, etc.) et de la situation d’énonciation, le je japonais apparaît comme un être multiforme, une succession d’êtres ou comme une sorte de joker qui n’a pas de valeur intrinsèque. Dans les relations conjugales ou dans les rapports qu’entretient un père avec son enfant, la symbiose affective supposée exclut l’utilisation duelle des pronoms je / tu qui paraît destructrice de la relation fusionnelle. »[5]
La langue reflète un état des relations sociales, il est donc important de maîtriser l’outil pour pouvoir soulever les problématiques sociales révélées. Quelle est l’image du social produite par la langue ? Comment pouvons-nous nous mettre d’accord et donner un sens à un contrat sans qu’il soit défavorable à l’une des parties contractantes ? Peut-on passer un contrat en plusieurs langues ? Peut-on y accéder par le biais de plusieurs instruments ? Il y a là matière à réflexion et l’écriture de Mizubayashi entrouvre des pistes stimulantes pour la réflexion politique contemporaine.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Akira Mizubayashi, Une langue venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2011, p. 156.
-
[2]
Ibid., p. 105.
-
[3]
Christophe Premat, « Francophonie ou francodoxie ? Réflexions sur la politique de la langue française », Acta Fabula, Notes de lecture, septembre 2012.
-
[4]
Akira Mizubayashi, Une langue venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2011, p. 55.
-
[5]
Ibid., p. 166.