Résumés
Résumé
Alors que se tiendront en octobre 2011 les premières primaires à gauche, qui devront désigner le candidat du Parti socialiste pour l’élection présidentielle française de mai 2012, Sens Public propose un panorama de l’état des gauches actuellement au pouvoir en plusieurs lieux du monde.
Abstract
As the French Left is organizing its first primaries in October 2011, with the objective of nominating the Socialist Party’s candidate for the May 2012 presidential election, Sens Public offers a series on the state of the Lefts now in power in various places in the world.
Corps de l’article
La crise ? Quelle crise ?
L’un des continents les plus criblés d’inégalités, l’Amérique du Sud présente aujourd’hui un visage pourtant bien différent de celui qu’on lui connaissait ne serait-ce que sur la fin du siècle dernier. Après l’ère des dictatures et le temps des expériences néolibérales, l’Amérique du Sud semble être devenue, depuis une décennie, un bouillonnant laboratoire des gauches, élisant des gouvernements davantage préoccupés de politiques sociales. Du Venezuela d’Hugo Chávez, riche de son or noir, à la Bolivie d’Evo Morales, préoccupée par les questions ethniques, du Paraguay de l’« évêque des pauvres » Fernando Lugo à l’Equateur du photogénique Rafael Correa, de l’Argentine des Kirchner à Cuba et son caudillo qui boude tous les dirigeants américains depuis John Kennedy, la plupart des pays latins offre désormais à observer tous les spectres de la gauche politique, radicale ou modérée. Il n’est pas jusqu’à la Colombie qui n’ait senti la force de la vague verte d’Antanas Mockus en 2010.
Et si le continent a été affecté par la crise de 2008-2009, il s’en est remis plutôt rapidement, grâce, notamment, à des institutions plus solides que par le passé et une meilleure intégration dans la mondialisation. Riche en ressources, l’Amérique du Sud exporte ses matières premières en grande quantité vers cet atelier du monde qu’est la Chine. Contrastant avec le passé, où les crises étaient amplifiées par les faiblesses structurelles des pays, sa reprise est la plus forte après celle de l’Asie, notamment grâce à des plans de relance efficaces, et les taux de croissance affichés par plusieurs pays de la région n’ont presque rien à envier à celui de l’Empire du milieu. Et même mieux, l’Amérique du Sud est devenue créditrice nette sur la scène du monde.
Ainsi, typiquement, alors qu’elle était naguère frappée par une crise de grande ampleur qui l’avait mise à genoux, l’Argentine a pu, en 2010, se flatter d’avoir un taux de croissance d’environ 9%. L’inflation reste certes importante, mais l’essentiel est là : le chômage baisse. Le Front pour la victoire de Néstor Kirchner y est pour beaucoup, et lorsque Cristina Fernández de Kirchner a succédé à son mari en 2007, elle a poursuivi une double politique de croissance et de réduction de la pauvreté. L’Argentine conserve une préoccupation phare, investir dans le social : filet de sécurité, éducation, santé, infrastructures, il faut lutter contre la pauvreté et améliorer le sort des plus démunis.
Lula super star
Mais, seul pays lusophone dans le lot, le Brésil est pourtant le véritable géant d’Amérique du Sud, l’un des quatre monstres sacrés des BRIC, et lequel ! S’il est encore loin derrière le dragon chinois, 2e puissance économique, il rattrape son retard et pourrait atterrir à la 5e place mondiale d’ici la fin de la décennie. Le plus populeux des pays catholiques au monde, il a enregistré une croissance économique spectaculaire de 7,5% en 2010, un record depuis 1986, à une époque d’euphorie où finissait la dictature militaire et commençait la re-démocratisation du pays.
Au plan politique, l’on reproche aujourd’hui au Brésil d’avoir un spectre idéologique trouble, reposant sur un système de partis fragmentés et faibles mais disposant de candidats forts – en clair, de personnalités davantage que de programmes. Bien sûr, l’on ne peut, dans ce contexte, s’empêcher de penser à une figure familière qui symbolise presque à elle seule le Brésil.
Or, si sa popularité, lorsqu’il a laissé derrière lui sa double présidence cette année, atteignait des sommets, Luiz Inácio da Silva, ou « Lula », a pourtant subi trois échecs avant de parvenir à la présidence en 2003. Depuis les années 1980, la lente ascension de son Parti des travailleurs (PT) lui a d’abord permis de devenir une grande figure de l’opposition. Acquis à un pragmatisme de centre gauche, l’ancien dirigeant syndical a également, au fil du temps, appris à montrer le visage d’un homme plus serein qu’il ne l’était à ses débuts.
Pour leur part, ses adversaires socio-démocrates (centre droit), menés par Fernando Henrique Cardoso, qui avaient si bien lutté contre ce fléau brésilien qu’était l’inflation jusque là, se sont pourtant décrédibilisés au début des années 2000 par leur mauvaise gestion d’entreprises publiques et ont favorisé ce faisant la montée en puissance du PT, jusqu’à la victoire du parti à la présidentielle de novembre 2002. Or, à son arrivée au pouvoir, Lula surprend en décidant d’inscrire certaines de ses politiques macroéconomiques dans la continuité de celles de ses prédécesseurs socio-démocrates – en raison, bien sûr, de leur succès – et va même jusqu’à privatiser certaines entreprises publiques, vouées à disparaître autrement. Dans le même temps, le Brésil rejoint le rang des pays émergents à la croissance dynamique.
Bolsa Família, ou comment changer la vie
La nouveauté réside bien ailleurs, dans un programme du nom de Bolsa Família (« bourse famille ») qui a fini par toucher 11 millions de familles, soit près de 50 millions de personnes, et dont la Banque mondiale a expliqué qu’il apportait « une contribution décisive dans la réduction sans précédent de la pauvreté et de l’inégalité qui s’est produite ces dernières années ». Le principe est assez simple : en échange, principalement, de la scolarisation de leurs enfants et de leur suivi médical, les familles pauvres – de préférence la mère – reçoivent mensuellement une allocation. Education, santé et revenu pour les plus pauvres : cette combinaison au coût assez modeste (moins d’1% du PIB) offre un nouvel avenir aux jeunes et brise le cercle vicieux de la pauvreté, qui se transmet trop souvent d’une génération à une autre. Ou comment changer la vie, dans le présent comme dans le futur ! Ce programme conditionnel qui a pour but la construction d’un capital humain est également une consolidation de projets (Bolsa Escola, Bolsa Alimentação, Cartão Alimentação et Auxílio Gas) qui existaient déjà sous les socio-démocrates mais s’avérait difficiles à administrer. Il revalorise aussi le revenu minimum et contribue à l’essor de l’économie de marché en permettant aux plus pauvres de se trouver des spécialisations professionnelles. Il aide également à dégager les communautés de la tutelle de politiciens locaux.
Et c’est aussi ce qui permet d’affirmer que la gauche sud-américaine est devenue un laboratoire bouillonnant : ses remèdes sont exportés ailleurs, dans une vingtaine de pays, et notamment dans les quartiers de Harlem, à New York, qui ont adapté le programme Bolsa Família pour combattre la pauvreté.
Au fil des ans, près de 30 millions de Brésiliens sortent de l’indigence ou rejoignent la classe moyenne, et les inégalités se réduisent. L’émergence de cette classe moyenne, qui représente plus de la moitié de la population, favorise l’épargne et la consommation. Et la croissance porte riches et pauvres.
Pourtant, les défis auxquels doit faire face le Brésil restent nombreux : Le pays doit améliorer son système éducatif (notamment dans le primaire et le secondaire), afin, d’une part, d’offrir davantage d’opportunités aux classes modestes, d’autre part, de rejoindre la compétition mondiale pour l’innovation à laquelle se livrent les grandes puissances, notamment la Chine. Les Brésiliens doivent en outre investir dans leurs infrastructures (rails, aéroports, ports, énergie) pour répondre aux besoins d’une économie en forte croissance. Enfin, préserver l’environnement et améliorer le climat entrepreneurial sont également des enjeux importants pour le futur du pays. Mais la popularité de Lula prouve en tout cas que sa politique a été couronnée de succès. La présidente Dilma Rousseff n’a, en un sens, que continué sur sa lancée en annonçant un plan d’éradication de la grande pauvreté en juin 2011 fondé sur les grands axes de la politique de son prédécesseur.
Les "néobolivariens"
Ces gauches latines ne sont pas invulnérables : le Chili a ainsi vu la sienne perdre ses assises en 2010 face au centre droit de Sebastián Piñera. Et la même année, lors du 2e tour de la présidentielle, le Colombien Antanas Mockus, à la tête d’une vague verte, se fracassait contre le récif de la droite de Juan Manuel Santos. Mais ces mouvements semblent en tout cas bien avoir décidé de rompre avec un passé hanté par les dictatures et de surfer prudemment sur la vague de la mondialisation pour en retirer le plus de bénéfices possibles. Dernier en date à en tirer les conséquences, le Péruvien Ollanta Humala, représentant la gauche à la présidentielle de cette année, a pris soin de se distinguer d’un Hugo Chávez et d’apparaître plutôt modéré, façon Lula, ce qui lui a permis de sortir vainqueur du scrutin. Et de fait, si de cruelles disparités subsistent et si l’innovation, cet ingrédient magique dans la grande bagarre mondiale, fait encore défaut au continent, la pauvreté a commencé à reculer grâce aux politiques sociales des divers gouvernements de gauche présidant aux destinées de l’Amérique du Sud.
Et que ce soit le Brésil imposant aux Américains de faire la queue dans ses consulats pour obtenir des visas et confessant parfois qu’il souhaiterait être mis sur un pied d’égalité avec Washington, Rafael Correa demandant – non sans humour – que l’Equateur dispose d’une base militaire à Miami si l’Oncle Sam devait y implanter l’une des siennes dans son pays, ou Hugo Chávez faisant la nique à Washington, les Sud-Américains semblent avoir décidé qu’il est plus que temps pour eux de prendre en main la destinée de leur région. S’inspirent-ils de Simón Bolívar, grand émancipateur, au 19e siècle, de l’Amérique du Sud et l’un des fondateurs de la Grande-Colombie ? De l’Initiative d’intégration régionale des pays de l’Amérique du Sud (IIRSA), pour les infrastructures du continent, au Marché commun du Sud (Mercosur), cet espace d’intégration économique touchant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay et le Venezuela, en passant par l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et ses douze membres aux ambitions plus politiques, les entreprises en faveur d’une régionalisation des volontés se multiplient et devraient peser sur les décennies qui viennent. L’Amérique du Sud semble bel et bien avoir remis son futur entre les mains de « néo-bolivariens » hardis et résolus.
Osant l’une de ces prophéties audacieuses dont il avait le secret, Tocqueville n’a pas hésité à affirmer dans son grand œuvre qu’« il ne s’agit ici que d’une question de temps : une époque plus ou moins éloignée viendra sans doute où les Américains du Sud formeront des nations florissantes et éclairées ». Le 21e siècle est peut-être pour eux ce moment.