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La complainte de la dette alimente une bonne partie des journaux quotidiens. Nous ne savons pas exactement en quoi consiste la crise, si ce n’est qu’elle est financière et qu’elle conditionne notre manière d’envisager l’avenir. La crise fait ressortir l’idée de dette publique car nous vivons au-dessus de nos moyens et sommes redevables au système qui ne fonctionne plus.
Cet été, seize personnalités comptant parmi les plus grandes fortunes de France ont lancé un appel pour contribuer de manière plus forte au remboursement de la dette (voir un article du Figaro). En d’autres termes, elles ont affirmé vouloir faire un don à l’État. Cet acte révèle en profondeur la manière dont nous envisageons les deniers publics. L’État est perçu comme une caisse qu’il suffirait de remplir pour avoir de meilleures politiques publiques et des services qui fonctionnent. Il n’est pourtant pas si facile d’effectuer un don à la puissance publique qui est régie par des codes et des procédures administratives complexes. Cette soudaine charité se trouve rendue impossible et devient insupportable en ce qu’elle accentue le manque de perspective collective. Les mauvaises langues diraient que le Capital contribue à l’effort étatique pour mieux le posséder. C’en est presque cocasse quand on pense aux multiples dons défiscalisés que l’État a pu faire dans le passé.
Alors de quelle dette publique parle-t-on ? De la dette des citoyens envers l’État ou de la dette de l’État envers ses administrés ? S’agit-il d’une nouvelle culpabilité que nous devons porter, pour remplacer la faute originelle biblique ? Comment identifier quelle est cette faute et la manière de la réparer ? Avons-nous gaspillé des ressources, de l’énergie, avons-nous abusé de privilèges sociaux, ce dont on nous affuble volontiers ? La génération du luxe a-t-elle laissé place à la génération de la dette ? Celle-ci doit-elle payer la jouissance passée de ses aïeux ? Toutes ces questions, évidemment absurdes quand nous les envisageons séparément, sont devenues notre lot quotidien, tandis que la raison computationnelle enferme le sens de chacune de nos actions : combien coûtent les retraites ? Les congés maladies ? Tous ces droits sociaux ont un coût et font perdre de l’argent à la société.
Allons-nous poursuivre cet arraisonnement financier ? Heidegger identifiait à la fin des années 1940 le Ge-stell comme l’ensemble des comportements visant à maîtriser et contrôler les ressources naturelles par la technique[1]. De nos jours, l’arraisonnement a revêtu les habits de la dette publique. Comment en sommes-nous arrivés là, à l’époque où des organismes privés évaluent de manière comptable le montant de nos dettes ? Que les fortunes du CAC 40 puissent aujourd’hui en appeler à des dons à la puissance publique, dont elles ont été les premières à remettre en cause l’efficacité, montrent que nous avons basculé complètement dans le paradigme néolibéral. L’État doit être dressé dans l’idéologie de la bonne gestion des affaires publiques.
Il existe une différence profonde entre le libéralisme classique, soucieux de préserver la liberté des individus face aux empiétements de la puissance publique, et le néolibéralisme dans lequel l’État impose des contraintes et des normes sociales pour que les individus s’adaptent à la société du marché. La rupture est ainsi consommée entre la volonté de préserver la société civile des interventions de l’État dans la vie économique et celle de diriger les forces de cette même société civile. « L’agenda du néolibéralisme est guidé par la nécessité d’une adaptation permanente des hommes et des institutions à un ordre économique intrinsèquement variable, fondé sur une concurrence généralisée et sans répit »[2]. Le choix rationnel des individus ainsi que le culte de la performance sont devenus les repères de la société néolibérale marquée par la toute puissance de l’idéologie du marché concurrentiel. La dette publique constitue finalement la justification d’une normalisation plus forte des individus et des États. Nous sommes responsables vis-à-vis des générations à venir de l’état dans lequel nous leur laissons la planète (dette écologique reléguée au second plan après les reflux de la crise financière) et de la somme à régler que nous leur léguons (équivalant à 176 000 dollars par habitant aux États-Unis). Mais nous sommes aussi redevables aux générations précédentes d’avoir lutté pour extorquer certains acquis sociaux et pour avoir tenté de réformer à la marge l’économie de marché. Nous portons cette dette, nous changeons sa nature et nous la transmettons à nos descendants.
La dette ne doit pas être un fardeau, mais plutôt une tâche, une exigence pour penser la pluralité possible des projets sociétaux. Il importe pour cela de réévaluer les concepts quotidiens qui sont devenus presque abstraits : l’impôt sur le revenu, le travail, les retraites, le système de sécurité sociale. L’impôt progressif sur le revenu avait été institué en France au moment de la Première Guerre mondiale pour contribuer à l’effort de guerre. Par la suite, il avait été pérennisé pour répondre à une demande croissante de politiques publiques et d’intervention de l’État. La sécurité sociale a été véritablement mise en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le programme du Conseil national de la Résistance prévoyait un système ambitieux à un moment où l’économie était loin de redémarrer. Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 ont permis à la Caisse de Sécurité Sociale de prendre en charge les risques maladie, maternité, vieillesse, invalidité, décès (voir sur le site de la Sécurité Sociale). La dette consiste ainsi en ce que nous devons aux générations antérieures et en particulier pour les institutions qu’elles nous ont laissées (Sécurité Sociale, Caisse de Prévoyance…). C’est grâce à elles que l’État a étendu son influence au-delà des missions régaliennes classiques.
La réforme de l’État implique-t-elle de revenir à ces missions premières ou au contraire d’imaginer la transformation de son rôle ? La puissance publique n’est pas une banque que l’on réalimenterait en fonction des évolutions du marché, elle est un principe de cohésion sociale et a également pour but de corriger les inégalités sociales. N’oublions pas cette dette-là, elle doit guider notre réflexion.