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Le genre sexué (oui, sexué) d’un individu, femme ou homme, a-t-il une importance dans l’acte créateur, artistique ? Cette question, une fois posée sur le papier ou à l’écran, est à écouter de deux façons : il y a d’une part à considérer la dimension du corps pensant vivant au monde (ce sera la ligne mélodique) et il y a d’autre part la dimension historique et sociale (ce sera la ligne de basse). J’essaie de visualiser et entendre mon propos au-travers d’une partition à deux voix, mais en réalité, bien malines et bien malins celles et ceux qui sauront départager ce qui revient précisément à l’une et l’autre des deux dimensions, comme à deux lignes de chants. Il y aura à repenser autrement la partition.
Il n’y a pas de corps pensant sexué qui ne soit situé dans un environnement social, lui-même chargé d’histoire quant aux représentations des deux sexes et leurs rapports. Ceux-ci sont déjà interprétés quand nous naissons, en même temps que perdure de nos jours la circulation de stéréotypes infâmes (en particulier grâce aux médias, bravo pour l’autocritique des médias... « bravo pour le clown ! » chantait Edith Piaf) : c’est là, aux croisements des expériences et des interprétations, que se cristallisent ce que l’on appelle les mentalités, et en un sens aussi la création (alors ça par exemple, peut-on appeler aujourd’hui « créations » des représentations théâtrales qui reproduisent comme à leur insu des stéréotypes… c’est une question). De même, l’héritage culturel qu’ont produit les rapports anciens séparant radicalement les femmes et les hommes, héritage culturel dès lors fortement déséquilibré, minoritaire du côté des femmes dans les arts et les lettres, les plans d’urbanisme qui ont structuré l’architecture de nos villes, celui-ci nous est donné et imposé avant que nous puissions en juger – en recomposer ou en déconstruire – quoi que ce soit. Et à l’heure actuelle, sans doute les rapports femmes-hommes resteront-ils différemment vécus suivant que l’on est venu au monde dans les années 1940 ou les années 1980, différemment aussi suivant les lieux géographiques, les milieux sociaux.
Qu’est-ce qui se trouve au fondement, on pourrait dire structurel, de cette différence de vécu ? C’est l’indépendance des femmes nouvellement acquise, ou ce que l’on aura appelé leur émancipation. Mais voit-on bien que des femmes nées après les acquis de 68 et du mouvement de libération des femmes n’ont pas connu une phase d’émancipation ? Comme les garçons, elles se sont trouvées directement mises en situation de liberté individuelle qu’accompagne la mixité dans les écoles, ce qui n’empêche pas des conflits de transition, par exemple liés à la transmission des valeurs et des modèles.
Je me sens retenue dans mon élan par une objection : on me dira que des formes de sexisme et de discriminations se portent bien dans nos sociétés « émancipées », y compris auprès des enfants, dans des manuels scolaires, les magasins de jouets. Soit, ceci ne fait pas de doute. J’ajouterai que rien ne dit non plus que dans le monde entier, on en vienne jamais à une situation d’égale liberté des femmes et des hommes, en tout lieu, tout milieu, toute circonstance, sous tout climat de paix ou de guerre… Ce grand jour du progrès humain universellement accompli n’arrivera peut-être jamais, et certainement pas dès demain, il faut s’y faire. Mais alors, dans l’intérêt bien compris de cette lutte pour la liberté et le respect des femmes, des hommes aussi, d’où qu’elles et ils soient, on fera bien de ne pas occulter sous le voile de schémas anciens, ici ou là dépassés, ce qui arrive, ou peut encore arriver de nouveau, là donc où les conditions sociales touchant aux relations entretenues par des femmes et des hommes se sont radicalement transformées. N’est-il pas contradictoire, contre-productif, de dénier les incontestables acquis d’indépendance de certaines femmes aujourd’hui, sous couvert d’une lutte pour l’émancipation de toutes ? Et s’il convient également de ne pas accorder la même créance à un homme qu’à une femme, concernant ce que c’est que vivre en tant que femme dans telle société, avec son héritage culturel (sexué), on fera bien de ne pas confondre sous un même mot – « femme » – des situations de vie en réalité extrêmement diverses aujourd’hui, n’ayant parfois rien à voir entre elles, sans non plus considérer l’importance de la singularité individuelle de chacun(e), de chaque un(e). Suggérer par exemple que la situation de la « femme afghane », par rapport donc à « l’homme afghan », est révélatrice des rapports actuels (ou éternels) entre les sexes, dans le monde entier, témoigne d’un manque de discernements, y compris dans le détail des causes en mesure de l’expliquer. Par exemple, les questions ne se posent pas de la même façon et ne sont pas les mêmes dans des pays en développement, des régions de grande pauvreté (où les problèmes des femmes sont d’abord ceux de l’éducation, de la nutrition et de la santé) et des démocraties modernes.
Concernant les femmes en général – c’est tout aussi vrai pour les hommes, je parle donc de l’humain en général –, peut-il y avoir de manifestation et de réel épanouissement de soi sans liberté (de pensée, de mouvement) ? La réponse est non. Et pour autant, ceci ne répond pas à la question : ce que c’est une femme, ou un homme. A moins de vouloir faire toujours rentrer tout le monde dans une même catégorie prédéterminée, rappelons que nous sommes toujours aux croisements complexes des expériences et des interprétations – ou plutôt deux catégories, fortement articulées l’une à l’autre dans leur séparation, qui s’opposent même quand elles se complètent, s’aliènent mutuellement –, on ne voit pas comment il n’y aurait qu’une seule réponse, à supposer même qu’il soit possible d’apporter réponse à une telle question. D’aucun dira que ce n’est pas souhaitable si l’on ne veut pas risquer d’assigner de nouveau une place aux femmes – par quoi j’entends qu’une définition exacte de ‘la’ femme n’a jamais été en réalité possible, seulement forcée.
Car c’est bien cela qui ne tient plus : si autrefois, il n’y a pas si longtemps, « femme » pouvait vouloir dire épouse sous la tutelle d’un mari, objet de désir pour l’homme, dangereuse tentatrice, mère qui donne des enfants à son époux, femme créée pour l’homme et non l’inverse, ’ma femme’, corps sexué et sexuel, constitution physique faible et raison défaillante, vocation domestique et non publique (traits que l’on sait classiquement avoir été rassemblés sous le nom de « nature », outrage dénoncé par des philosophes depuis au moins le 17e siècle)… ce n’est plus le cas aujourd’hui. En tous les cas pas pour moi, sans doute que pour d’autres non plus. Bien sûr, j’aimerais mieux ne pas sembler très originale en disant cela, comme si je ne parlais qu’en mon nom. Je n’en crois rien. Cependant il n’est pas sûr que « la femme », le mot dès qu’on l’emploie, soit tout à fait délivré de ces modèles représentatifs androcentrés – quand bien même une majorité de femmes auraient acquis à tel endroit leur indépendance économique dans une société mixte, pour devenir actrices de changements au premier plan, ce qui est à la fois source et résultat d’évolutions.
Que la liberté soit aujourd’hui partagée par les femmes et les hommes ensemble n’annule pas, bien au contraire, les questions concernant leurs différences ou différenciations effectives, qui ainsi peuvent s’actualiser dans des œuvres – je reviens à ma question initiale. En l’état actuel des choses, il est encore difficile de déterminer l’incidence du genre sexué dans l’acte de création – c’est-à-dire le genre sexué féminin, ici. Je ne pose pas la question de savoir si le genre sexué masculin est générateur de différences dans la création : il fut et reste hégémonique dans les productions des siècles passés, dans nos musées et nos bibliothèques, au point que l’on puisse en oublier parfois son particularisme. Disant cela, je ne nie pas non plus qu’une œuvre puisse transcender la dimension du genre, cela dépend aussi quel est son thème. Mais il reste que dans ce passé, le nôtre à toutes et tous mais différentiellement perçu, nous n’avons droit (quel mot) quasiment qu’à des représentations masculines, de la femme, de l’homme, de l’histoire, des dieux, de l’amour et de la guerre, représentations ayant été produites dans des contextes souvent patriarcaux et inégalitaires, par conséquent hostiles envers l’idée – et en empêchant donc souvent le fait – qu’il y ait des femmes créatrices au même titre que les hommes, pour interpréter le monde humain, le donner à voir et à penser elles aussi (ou bien le tableau est-il trop simplifié ?).
Comment dire alors, étant donné ces conditions historiques, que le sexe est indifférent dans la création, « que ça n’a pas d’importance », qu’il n’en a pas eu, n’en a jamais eu et n’en aura pas davantage à l’avenir ? Sur quoi peut-on étayer une telle affirmation ? Sur des faits ? Mais c’est justement ce qui nous manque. Faut-il invoquer l’absence d’un grand nombre de créations de femmes (ce qui permettrait pourtant seulement d’en juger), dans cet héritage qui nous habite, nous inspire, nous construit… nous étouffe par trop de présence toujours masculine ? Considérant ce corps pensant sexué par lequel nous sommes exposé(e)s au monde, n’est-ce pas déjà d’une grande « importance » que, dans la sphère des arts et des lettres, une femme ait indéfiniment moins de points d’appui « mêmes » que n’en trouvera son homologue masculin ? Et qu’elle puisse aussi trouver de façon répétée un point de rejet « autre » – toujours le même celui-là – que lui ne rencontrera jamais ? (à moins peut-être d’être ‘noir’, mais en tous cas pas ‘juif’, car il y a eu beaucoup de grands créateurs juifs).
Déconstruire le phallocentrisme de la tradition passée, retracer l’histoire des femmes, continuer de dénoncer le sexisme dans les sociétés et lutter contre ce scandale reste un combat toujours nécessaire. Mais par-delà ces conflits H/F qui ne sévissent plus partout aujourd’hui (on trouvera chez les trentenaires autant de femmes que d’hommes à qui cette dichotomie ne plaira pas, simplement parce qu’elles et ils ne s’y reconnaîtront pas), il y a à construire, inventer, donner et redonner à voir, là où la liberté individuelle le permet, là où c’est possible – ‘enfin’ possible, dirait-on en se plaçant du point de vue de l’histoire. Mais le présent peut parler et mener sa danse autrement, il n’y a qu’à laisser faire.
Je terminerai alors par cette interrogation, en quelque façon adressée aux organisateurs de festivals et autres commissaires d’expositions, ainsi qu’aux institutions qui portent leurs entreprises culturelles : pourquoi organiser un événement « Femmes » lorsque des œuvres de femmes se trouvent réunies dans un même lieu ? Ou bien devrais-je dire : n’y a-t-il pas lieu de s’étonner, en notre 21e siècle, qu’il soit nécessaire d’organiser de tels événements pour en justifier, ou quoi, maîtriser publiquement la perspective ? La stigmatisation sous forme de discrimination positive dans le lieu même de la création, par une « approche genre », vendeuse et consensuelle, qui justifierait qu’on catégorise les femmes artistes dans une classe à part dès qu’elles sont un peu nombreuses, aliène leurs gestes et contrarie d’avance la liberté créatrice. Si ce que l’on attend, c’est un travail libre et neuf, il faut simplement apporter les moyens matériels et économiques, ce qui peut se faire dans les coulisses, sans investir politiquement l’espace de création et contaminer les œuvres par un message idéologique qui n’est pas nécessairement le leur et peut être hors-sujet.
Je ne dis pas qu’il faut s’interdire de montrer rassemblées des œuvres de femmes comme telles, justement pas. Pas d’auto-censure. Mais ce que vise ma critique – et qui peut être une autre forme de censure – se trouve au contraire dans cet excès de monstration, la volonté redoublée de montrer qu’on les montre (monstrare), comme pour se rassurer on dirait (on ne va quand même pas les laisser seules en liberté dans un musée...), en canalisant la perspective avec un doigt indicateur (le doigt et la lune) qui biaise par avance le sens de l’exposition artistique, semble vouloir tenir le non-donné de l’œuvre sous contrôle, tout en noyant dans une catégorie re-présentée comme homogène (depuis des siècles on n’en sort pas) la singularité de chacune. Comble d’ironie puisqu’il devient alors quasi impossible pour l’œuvre et l’artiste de transcender le genre, ou plutôt la catégorie sexuelle, de même que la représentation traditionnelle qui tire en arrière autant les artistes que les spectateurs : le paradoxe de la communication est qu’on en viendrait à se féliciter d’exhiber un art en retard sur son temps (notamment lorsque des œuvres présentées comme subversives en 2010 nous reviennent des années 1970). On se demande finalement si cette prouesse d’exposition de l’art ne sert pas tant à mettre en œuvre une politique de la discrimination positive qu’à faire l’éloge de cette dernière – au détriment des œuvres et du présent actuel.
Or le public non plus n’a pas besoin qu’on le prenne par la main, ni qu’on lui dise comment voir, qu’on lui explique ce qu’il faut comprendre (on assiste parfois à des extrémités du genre « Elles aussi, elles pensent... »), de manière univoque : en visite au musée, s’il n’y a que des créations de femmes exposées, ‘je’ saurai bien m’en faire la réflexion seul(e). Si ‘je’ ne remarque rien de spécial, pas plus qu’au Louvre ou à Orsay (où l’on ne s’est pas encore senti obligé de flécher un parcours pédagogique « Hommes »), ce ne sera pas sans importance ; par contre, si ‘je’ remarque quelque chose, sans qu’on m’en ait signifié quoi que ce soit, eh bien, ce sera autrement ‘i’mportant.