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« Qui ne voudrait suivre que la raison serait fou au jugement du commun des hommes. Il faut juger au jugement de la plus grande partie du monde. »[1]

« Il n’y a rien de plus démocratique que la logique (…) Partout où les juifs ont eu de l’influence, ils ont enseigné à distinguer avec plus de sensibilité, à conclure avec plus de sagacité, à écrire avec plus de clarté et de netteté : leur tâche a toujours été d’amener un peuple "à la raison". »[2]

« Les choses qui sont du genre de pareils lieux donnent une demeure au séjour des hommes. Les choses de cette sorte sont des demeures, mais non pas nécessairement des logements au sens étroit. »[3]

« Vous savez, les gens détestent les gens qui ont des théories précises sur les gens. »[4]

Les imaginaires de la modernité

Peut-être ma recherche propose-t-elle une « poétique (des imageries) de la science », comme il y a une « poétique de l’espace »[5] et une « poétique de la rêverie »[6] ? En une formule à la fois scientifique et marketing, généralement, je pense faire une « socio-anthropologie de l’économie politique des imaginaires », bien qu’ailleurs je parle de « sociologie sacrée du système des imageries »[7]. Finalement, comme beaucoup, j’étudie la modernité et l’américanisation, les images et les imaginaires de notre temps, leurs rapports synthétiques et systémiques, psychosociaux et sociopolitiques. Avant tout développement, il conviendra de revenir sur cette « modernité ».

Je ne tenterai pas de caractériser celle-ci en quelques lignes, mais plutôt de regrouper certains auteurs qui, selon ma démarche, la décrivent.

En quatre approches synthétiques, avançons qu’il y a d’abord une « invention (politico)historique » de la modernité : celle de Hobbes et de Machiavel. Ceux-ci, dans les immenses Le Prince (1513) et Léviathan (1651) livrent à leurs lecteurs le nouveau problème de la souveraineté et « le modèle géométrique de construction de la figure du premier personnage de la modernité politique : le peuple »[8], c’est-à-dire le mode d’emploi de l’explosion démocratique à venir. Dès le 17e siècle avec Bacon et Descartes, puis avec Condorcet, Weber et Heidegger, il y a aussi une « invention philosophique » de la modernité. Ces auteurs posent les bases de l’épistémologie et de la « philosophie du sujet », la question de la rationalisation, du gouvernement scientifique démocratique[9] et de « la technique moderne » qui n’est pas celle des Grecs[10]. Un troisième moment, peut-être, avec une « invention sociologique » de la modernité, avec Baudelaire (1863), Nietzsche (1880), Tocqueville (1848) et Simmel (1895). Ceux-ci définissent les termes mêmes de « modernité » et de moderne (« das Moderne ») accompagnant et / ou désignant le nihilisme et la nouveauté démocratique, l’égalitarisme, la ville et son agitation, la désirabilité sociale des choses et des comportements, la mécanique dans la culture — et l’américanisation. Enfin, nous remarquerons comme un moment politique ou une « version économie politique » de la modernité avec Adam Smith, Hegel et Marx, ceux-ci s’intéressant à la société civile et à son enrichissement, à la propriété et à son droit bourgeois, aux forces productives, à leurs caractéristiques et à leur « mission ».

Voilà pour la modernité.

Une autre façon de présenter ma posture est de dire que je travaille l’encastrement de certaines hypothèses de Marx, Lacan et Gilbert Durand. « Mais avec une admiration critique. »[11] Et de dire que le concret, c’est la synthèse des nombreuses déterminations[12] de la réalité (et du réel), du symbolique et de l’imaginaire. Réel que le chercheur peut saisir à la façon de Lacan (débordement, énergie indomptable, séisme de l’intériorité et de l’extériorité) et réalité qu’il peut saisir avec l’économie politique et les sociologies des œuvres, des publics et de la réception des produits culturels (réception plus ou moins productive, sinon cultivée). Symbolique qu’il peut comprendre avec les outils notionnels de « sémiophores » de Krzysztof Pomian, d’investissement et de « trou » (ou troué) de Lacan et Loup Verlet (2007), et le curseur durkheimien du profane, sacré ordinaire et sacré extraordinaire. Quant à l’imaginaire[13], il s’agit de composer avec la sociologie de l’imaginaire (Durkheim, Gramsci, Benjamin, Morin, Castoriadis, Baudrillard) et les apports de l’anthropologie de l’imaginaire (Durand). Ce concret-là, en une formule, il s’agit d’en « faire le tour du propriétaire » ou les traditionnelles critiques externes et internes des objets culturels.

Un nouveau programme... de recherche

D’un point de vue axiologique ou d’une sociologie des objets sociologiques, pourquoi peut-on s’intéresser à la série Dr House (House, M.D.) ? Premièrement, en 2007, un soir, tard, sur TF1, je tombais sur l’épisode 21 de la saison 1, « Cour magistral », et je fus saisi et comme forcé de penser mon rapport à cet épisode et ma première attraction pour un personnage de série. « Car je n’en avais pas encore le goût. » Dans sa conclusion à Proust et les signes, Gilles Deleuze (1996) remarque :

« La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée. Plus important que la pensée, il y a ce qui "donne à penser" ; plus important que le philosophe, le poète. (…) Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre (…) il y a d’autres choses qui nous forcent à penser : non plus des objets reconnaissables, mais des choses qui font violence, des signes rencontrés. (…) Nous ne cherchons la vérité que dans le temps, contraints et forcés. »

Deuxièmement, en 2009, à Lyon (Amphi Laennec), à l’invitation de l’Association Nationale des Étudiants de Médecine de France (ANEMF), lors d’une conférence à trois avec Michel Cymès de France Télévision et un responsable de la Haute Autorité de Santé (HAS), je présentais mes premières réflexions sur le mode spécifique de vulgarisation de la science qu’incarne le personnage. Troisièmement, la série réussit à savamment mêler la culture majeure et les cultures mineures de poetæ minores[14]. Culture majeure : avec la présence immédiate de la médecine (style, vocabulaire, technicité, imagerie informatique) et la présence plus latérale de l’éthique de l’amateur (piano, jazz, vin), de la canne du dandy et de vestes d’une certaine valeur. Cultures mineures, pareillement : avec la diffusion de la série sur la Fox aux États-Unis et sur TF1 en France, le plaisir du personnage à se droguer, à regarder des soaps et des émissions sur les Monster trucks, à jouer aux jeux vidéo, à porter des baskets et des T-shirt sous sa chemise, à jouer de la guitare à la manière de Van Halen, à rouler sur une moto sport, à s’acheter une nouvelle canne avec des flammes, etc. Enfin, il conviendrait de s’intéresser à cette série et, aussi, à Mentalist (j’y reviendrai), afin d’appréhender ce que je nommerai le « programme 1993 d’Umberto Eco » dans son De superman au surhomme (1978 / 1993). Celui-ci écrivait :

« Aujourd’hui, le nouveau héros des programmes télévisés n’est (même) plus (…) l’homme commun. C’est celui que le roman-feuilleton plaçait en dessous du lecteur, j’ai nommé l’idiot du village. L’idiot du village se situe au-dessous de la moyenne. (…) Aujourd’hui la dynamique de l’audimat fait que, à peine paru à l’écran, un idiot du village, sans cesser d’être idiot, devient un idiot célèbre (…) Monte-Cristo était le surhomme adéquat pour un monde où chacun voulait être Napoléon — fut-ce le troisième du nom. Dans une société où l’idiot du village est devenu l’idéal collectif, l’homme absolument commun tel que Colombo ou Derrick assume des proportions cosmiques. »[15]

Quelque chose s’est passée depuis la rédaction de cette conclusion ‒ ou quelque chose réapparaît, réapparaît lorsque 15 à 20 millions d’Américains en moyenne, depuis six ans, regardent House et que près de 82 millions de téléspectateurs font de même dans 66 pays[16].

Un gros nœud à démêler

D’un point de vue microsociologique à présent, pour l’instant je dispose d’entretiens approfondis mais irréguliers (n=17) de jeunes adultes (moyenne d’âge 20 ans) plutôt de classes moyennes et populaires[17], et de personnes de classes supérieures venues vers moi lors de mes prospections (n=5). Je ne présenterai pas la parole de ces quelques grandsamateurs (dont l’investissement devrait être expliqué ailleurs), mais plutôt celle des jeunes adultes à la fois critiqueurs et enchantés par la série. Qu’en disent-ils ? À côté des mots « habituels » concernant l’humour (noir) et le cynisme libertaire (n=11)[18], la monotonie (n=4) et le jeu des acteurs (qualifié de « bon »), ce que résument Lise (19 ans ; BTS design communication ; père dans l’administration d’une base nautique et de loisirs dans le Sud Mayenne ; grand-père routier dans le département du Nord), et Charline (21 ans ; étudiante ; père et grand-père PDG PME) peut nous intéresser :

« Pour commencer, il y a beaucoup de séries avec des intrigues qui se déroulent dans des hôpitaux, avec des patients insupportables et au bord de la mort, des histoires d’amour entre les médecins, etc. Mais ce qui fait que je regarde la série Dr House en particulier, c’est bien évidemment le personnage de Gregory House. Ce personnage a un comportement et une vision du monde tout à fait uniques, dans les séries télévisées. Le fait qu’il considère chaque vie comme précieuse, mais aussi comme une forme de jeu est très intéressant. Quand un phénomène médical hors norme se présente à lui, il saute sur l’occasion pour prouver qu’il est le meilleur dans son domaine... Du moins, c’est ce que ses collègues ont l’air de penser. En réalité, et selon moi, il voit la maladie comme une sorte de puzzle, un gros nœud dont il faut trouver la solution pour le démêler, et ce même s’il en coûte de se mettre tout le monde à dos, y compris la loi. En dehors de ça, cette série, et plus particulièrement ce personnage, sont plein d’humour. Il est un professionnel du sarcasme et de l’humour noir. Il ne sourit jamais, reste de marbre. Cet homme souffre beaucoup et se met volontairement en marge de la société et des conventions sociales. Il est un peu comme un autiste qui n’arrive pas et ne veut pas trouver sa place parmi les autres. Il a plus ou moins le rôle de l’illuminé au-dessus de tout le monde. C’est un homme plein de sens et de logique tout en cachant sous sa carapace d’enfoiré, une certaine sensibilité. »

« Je suis amatrice de la série TV Dr House, car je suis fascinée par la résolution des problèmes soulevés et par la force que dégage le personnage face à l’inconnu. (…) Son excellence réussit à nous séduire par son combat contre la mort. »

Que décrivent ces jeunes adultes ? Que le personnage principal est l’incarnation de quelque chose de perceptible que l’on connaît déjà. Monstre-signe, ce qu’il montre ce sont des représentations collectives[19] ou la mentalité d’une époque (Siegfried Kracauer), le « visible » (Olivier Sorlin), son comportement — sa « vision du monde » (expression intéressante) — ou la vie précieuse et comme un jeu, le professionnalisme libertaire[20] (comme dans tous les films de héros et d’antihéros américains), un homme à la marge, autiste social. Mais, « en réalité, et selon moi », s’arrête Lise avant de reprendre, « il voit la maladie comme une sorte de puzzle, un gros nœud dont il faut trouver la solution pour le démêler, et ce même s’il en coûte de se mettre tout le monde à dos, y compris la loi. » Maxime (19 ans ; père dentiste ; grand-père employé) ajoute : « J’aime bien l’idée du mystère qu’il peut y avoir derrière les masques de tout. »

Sur ce puzzle, gros nœud à démêler, « masques de tout » et cette idée du mystère, après avoir médité les traductions françaises d’universitaires italiens et américains[21], retournons à la production des imaginaires pour comprendre ce que pense le créateur, scénariste et producteur de Dr House, David Shore.

Dans une interview de 2009, David Shore répond à la question « Pourquoi les spectateurs aiment-il House ? »[22] :

« Je ne sais pas. Je l’ai créé et je ne m’attendais pas à ce que tout le monde l’aime, mais je l’aime bien et, donc, je suppose que tout le monde a la même réaction que moi. (…) Il n’a pas peur de dire ce qui lui vient à l’esprit, il n’a pas peur de défier l’autorité et c’est une qualité très attirante. (…) Et House appelle les idiots, "idiots". Et je pense que c’est quelque chose qu’on souhaiterait tous pouvoir faire. Il y a des règles. House est frustré à cause des règles. Mais les règles existent pour une raison, elle ne sont pas toujours justes mais on ne peut pas les ignorer juste quand on veut. Ce ne serait pas très bien. Mais House peut (sourire). »

Qu’y a-t-il d’intéressant dans ce propos ? Au moins trois choses. Premièrement, que, pour David Shore, il y a un passage sans secret des représentations individuelles aux représentations collectives, et inversement[23] : « je l’aime bien et, donc, je suppose que tout le monde a la même réaction que moi. » dit-il durkheimien... Ensuite, il décrit deux faits que nous connaissons : que House, tel Adam, nomme les choses ; qu’il possède ce pouvoir obscène de nommer – comme une critique scientifique a toujours quelque chose d’obscène dans son objectivation[24] – et que lui seul peut outrepasser les règles (les normes). D’autres interviews existent, comme le long échange au NATPE Presentation Theater à Las Vegas (février 2010) entre des universitaires, Katie Jacobs (productrice), David Shore et Hugh Laurie (acteur). Toutefois, la production des imaginaires s’exprime dans les images mêmes (Gaston Bachelard), certainement dans l’épisode 24 de la saison 2, « House à terre », précisément réalisé par David Shore. Sur quarante-deux minutes de l’épisode, il n’y en a que deux en dehors du cerveau d’un House qui vient d’être abattu par un certain Moriarty, authentique ennemi de Sherlock Holmes... Au tout début de cette histoire, après que son employé et collègue Forman lui ait lancé « Vous êtes un con. », et que House lui réponde « Oui, ça c’est pas nouveau. », Moriarty entre dans leur bureau et lui tire deux fois dessus. House s’écroule. Après le générique de la série, nous retrouvons Moriarty et House, dans la même chambre, l’un à côté de l’autre. Moriarty explique alors :

« Votre règle d’or est simple : dire la vérité, toute crue, la plus sinistre possible et advienne que pourra (…) et les autres sont lâches[25] (…) Pourquoi tant d’efforts pour être inhumain, House ? »

Le docteur Wilson, seul ami de House, répétera la même chose en des termes différents, intriguant ainsi ce dernier. Et Moriarty, depuis son lit, de lancer à House :

« Laissez-moi plonger dans votre inconscient. Pour vous, la vérité est sans faille, est une donnée quantifiable, mesurable ; les bonnes intentions ne comptent pas, les élans de votre cœur ne comptent pas ; l’affection ne compte pas ; on ne peut pas apprécier la vie d’un homme au chagrin qu’il laisse à sa mort... Mais ce n’est pas parce que ce chagrin n’est pas quantifiable ou parce que vous ne voulez pas en tenir compte, qu’il n’existe pas... (…) Et même si je me trompe, vous êtes malheureux. Avez-vous vraiment cru que votre but dans la vie était de vous sacrifier, sans jamais recevoir en échange. Non... Votre conviction profonde, c’est qu’il n’y a pas de but, pas de sens à quoi que ce soit. (…) Les rares bonnes choses qui vous arrivent dans la vie, vous les asséchez pour les vider de leur sens... Vous êtes malheureux et dans le néant. Je me demande ce qui vous donne le goût de vivre. »

Le métier cartésien de médecin ou l’idiologie[26] du Dr House

« Je suis désolé. » se répond House en se retournant vers nous, vers Moriarty, et sur lui-même, avant de sourire[27]. À la fin des remarques suivantes, je commenterai ce passage précieux ; mais, à présent, revenons sur le sacrifice et le sacrifié, le métier philosophique de médecin et la « froideur », la distance, c’est-à-dire l’objectivation des faits, la distanciation dans la médecine (et la science). Pour comprendre cette « morale de la froideur »[28], cette philosophie cartésienne, et donner une définition du métier de médecin selon l’imaginaire de la série (et le nôtre), laissons Nicolas Grimaldi parler de l’amour et du travail :

« Aussi comprend-on que, si l’on vit d’aimer, on puisse se sentir mourir de ne pouvoir donner ce qu’on est. Non seulement, il faut en faire accepter le don, mais comment en outre donner sa vie sans craindre d’imposer sa personne. (…) En tant que le travail est ce qui se donne d’une vie pour être absorbé par une autre, il peut donc bien être considéré comme la forme la plus discrète et la plus anonyme de l’amour, étant en outre l’unique manière de donner sa vie sans imposer sa personne. »[29]

« Je me demande ce qui vous donne le goût de vivre » finit par demander l’inconscient-télé de House via le double Moriarty, après avoir requis « pourquoi tant d’efforts pour être inhumain, House ? »[30] Selon moi, son « goût de vivre » s’inscrit dans ce que je nommerais avec Nietzsche un « anonymat distingué »[31] , celui des démocrates de l’entendement, préférant la froideur à l’intersubjectivité sensible : « Les chiffres ne mentent pas » lance House à la femme de Moriarty et à l’un de ses cas de l’épisode 24, épisode « shorien ». Car, in fine, ce « goût de vivre », c’est David Shore et Katie Jabobs et Brian Singer (et Greg Yaitanes) qui l’octroient à Gregory House.

Voici donc les hypothèses ramassées que je souhaite soumettre à la critique : ces créateurs et producteurs de cette série travaillent leur judéité – Katie Jacobs et David Shore, au moins, sont juifs. Ils travaillent leur judéité lorsqu’ils gravitent autour des questions et des actions relatives à l’orgueil, l’humilité et la vérité (problématiques cardinales du Talmud), et lorsque l’on apprend que les docteurs Wilson, Cuddy et Taub sont juifs, et que le pilote de la série[32] commence sur le mensonge concernant la judéité de la patiente, et qu’un autre épisode présente un House très acide face à des Haredim (ultra-orthodoxes juif critiquant la « modernité »). Ces artistes et affairistes (au double sens : gens d’argent et de la thing) travaillent consubstantiellement leur américanité (les représentations de « l’aventure » et de la modernité américaines) et la métaphysique occidentale ou « psychologie collective » dans la langue de Durkheim.

De la « métaphysique occidentale » dans les représentations collectives de Dr House ?... Certes oui, si l’on entend pourquoi, dès les six premières minutes du pilote, House jette : « Tout le monde ment. » « Je devine que le corollaire de "Tout le monde ment", c’est : "Tout le monde se plante." » interjette Foreman considérant les critiques de son patron concernant les laboratoires privés. « Je croyais que tout le monde mentait » ajoutera-t-il, un peu plus tard, quand le patron avancera : « C’est dans le mensonge que la vérité commence. Méditez donc cela. » « Ça ne veut rien dire, non ? » opposera Foreman, sollicitant du regard ses deux collègues, Cameron et Chase[33]. Mais le Talmud dit : « Parce que la fausseté est chose commune et la vérité chose rare. »[34] Une pensée talmudique qui peut, peut-être, aller avec le dernier Wittgenstein, malade comme House : « À la base de la croyance fondée, il y a la croyance qui n’est pas fondée. »[35] Une pensée qui peut, peut-être encore, aller avec Hegel pour qui la vérité est une totalité qui contient la vérité et la fausseté comme encastrée, dialectisée[36]. De la métaphysique occidentale dans Dr House ?... Certes oui, lorsque, dès le pilote, Cuddy lui demande : « Et comment se fait-il que vous ayez toujours raison si personne ne sait rien ? » et que House réponde : « Je ne crois pas ça ; mais j’ai du mal à travailler en partant du principe que j’ai toujours tort. »[37] Métaphysique occidentale, si l’on entend pourquoi House lâche : « Tout le monde ment. » et, dans le même épisode, « je ne mens jamais »[38], et si l’on comprend pourquoi le Dr Wilson dit à la première patiente de la série : « L’altruisme est un bon moteur ; lui a trouvé autre chose... » et qu’elle réponde : « Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’il dit ; c’est ce qu’il fait. »[39] Métaphysique : « J’ai résolu l’énigme ; mon boulot s’arrête là ! »[40] Métaphysique occidentale confirmant l’Occident dans ses positions : « Si vous vous méfiez des corticoïdes, méfiez-vous aussi des médecins », lance l’atrabilaire à une marâtre qui a cessé de donner son traitement anti-asthme à son enfant de 10 ans.

Remarques sur la vulgarisation télé de la science

Reprenons les hypothèses : Qu’est-ce que cette judéité travaillée, cette américanité travaillée et cette métaphysique sous les traits d’une barbe de trois jours façon Clint Eastwood et d’une douleur ou mania erotiké à la Wittgenstein[41] ?... Avant de répondre et de proposer une conclusion, partons de plus loin encore, pour revenir plus près ensuite. Et redéfinissons les choses : Dr Heim & Mr House, Remarques sur la vulgarisation de la science, ai-je baptisé ce texte. Or une définition synthétique de « la Science » par Weber (1965 ; 2003) et Bachelard (1934) et Chalmers (1987) serait : des connaissances critiques et critiquables sur le monde, des méthodes critiques et critiquables de pensée, la clarté appliquée et pratiquée par des spécialistes. Qu’est-ce que la clarté ? La capacité à faire simple (« rasoir d’Occam » : titre américain d’un épisode de la série) et surtout de choisir, de décider. Or, avec le Grec Nietzsche, au moins, on sait qu’il y a quelque chose de l’ordre de la responsabilité politique et / ou de la morale dans la Science. Et, qu’est-ce que la vulgarisation de la science, sinon donner à chacun ce que sait le spécialiste ? c’est-à-dire donner trois choses : provoquer le désir social de sa spécialité, la reproduction du désir social pour sa spécialité ; faire acte de culture générale à l’occidentale ; affirmer la possibilité de tout transmettre, la possibilité, pour tous, de tout savoir[42]. Dès lors, si la fiction est un écho artistique du concret, non le concret lui-même mais un discours sur celui-ci, une stylisation du concret, alors le style nous intéresse, et beaucoup sera dit à partir du style d’une fiction, comme lorsque l’on parle du style des sciences pour les comprendre. Or, la série House appartient au style occidental de présentation des choses, au mouvement d’intellectualisation du monde et de rationalisation jusqu’aux industries culturelles de loisirs. Bref, si la science-fiction et le policier ont pour père Edgar Allan Poe, Jules Verne et H.G. Wells, Dr House a les mêmes géniteurs. La preuve ?... Le 16 juillet 1856, les Goncourt consignent dans un style télégraphique :

« Après avoir lu Poe. Quelque chose que la critique n’a pas vu, un monde littéraire nouveau, les signes de la littérature du 20e siècle. Le miraculeux scientifique, la fable par A + B ; une littérature maladive et lucide. Plus de poésie ; de l’imagination à coups d’analyse : Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Quelque chose de monomaniaque. – Les choses ayant plus de rôle que les hommes ; l’amour cédant la place aux déductions et à d’autres sources d’idées, de phrases, de récit et d’intérêt ; la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête et de la passion à l’idée ; du drame à la solution. »[43]

Les expressions « Le miraculeux scientifique » et « Cyrano de Bergerac élève d’Arago » démontrent que les Goncourt visent ce que l’on nommera, plus tard, la « science-fiction » ; sinon, les principes décrits sont aussi bien ceux du genre policier. Edgar Allan Poe est donc à la source de deux grands courants littéraire du XXe siècle : le fantastique technique et le policier.

« Une littérature maladive et lucide. (…) de l’imagination à coups d’analyse (…) Quelque chose de monomaniaque. – Les choses ayant plus de rôle que les hommes ; l’amour cédant la place aux déductions et à d’autres sources d’idées, de phrases, de récit et d’intérêt ; la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête et de la passion à l’idée ; du drame à la solution. »

Tout est dit : de Poe et Verne, Wells et Conan Doyle (écrivant les aventures de Sherlock Holmes de 1887 à 1924), jusqu’aux séries DrHouse et Mentalist, etc., la question revient toujours à l’énigme – L’Enquête pour Hérodote... – et à sa résolution plus ou moins arrogante, adamique, prométhéenne, luciféro-prométhéenne, donjuaniste, cette résolution appartenant au mouvement de l’hubris, excès d’orgueil qui porte à la démesure et au défi des dieux, auquel appartient la figure du serpent Ouroboros (comme archétype du révolté contre toute loi divine). Et qu’est-ce que l’énigme et résoudre l’énigme ? De la mythologie ; on le sait. L’énigme et sa résolution, c’est la philosophie pour tous, ce dont nous parle Weber et, si l’on veut, c’est la médecine pour tous, sollicitude heideggérienne et pharmacopée derridienne. Mais l’énigme et sa résolution, c’est plus encore que de la mythologie grecque, c’est la métaphysique de l’Occident démocratique ; mieux, c’est la maîtrise de l’aléatoire, in fine, la maîtrise du Mal et de la douleur (« J’aime bien l’idée du mystère qu’il peut y avoir derrière les masques de tout » dit Maxime). Cette maîtrise de l’aléatoire, énigme des énigmes, monstre des monstres, Bacon et Descartes, Condorcet, Weber et Elias, évidemment Heidegger, la commentent, chacun à leur façon, et la décrivent : c’est la mathesis universalis ou le programme fort de domination du monde. Autrement dit, c’est « l’essence de la technique qui n’est pas la technique »[44] que nous retrouvons tout au long de l’histoire des utopies, puisque l’utopisme en est une forme littéraire et politique (« cartographie morale ») et que nous retrouvons tout au long de l’histoire de ces nouvelles littératures que sont la SF et le genre policier.

Conclure ?

Risquons, pour finir, deux synthèses. D’abord, la métaphysique – ou psychologie collective, dans un autre vocabulaire – la métaphysique de la civilisation des mœurs (Elias, 1969) se rapporte et se confronte finalement au désenchantement du monde (Weber, 1917), « l’homme toujours mieux sachant » (Boutang, 1973). Dès lors, nous comprenons mieux pourquoi, de Durkheim à Lévi-Strauss, les social scientists ne prennent pas « la Science » pour une pratique radicalement différente de la religion... Enfin, laissons à des Américains le soin de décrire cette série :

« House était déjà House avant son infarcissement à la jambe droite, le même homme qu’il a toujours été. Sa maladie est plutôt logique – ou abductive pour être plus précis ; elle est évolutive et dégénérative. Plus House réussit à être rationnel plus son état psychologique empire. Les abductions se font plus vite, et ses intuitions s’affinent de jour en jour. (…) tout s’enchaîne sans répit : ses conclusions sur son équipe et leurs problèmes, Cuddy, un rat, un homme dans le parc, tout et tout le monde, Dieu, et la condition humaine. Il ne s’arrête jamais ; qu’importe le nombre de cachets de Vicodine qu’il avale, rien ne le soulage de ses talents extraordinaires. L’authentique tragédie de House c’est cette raison abductive qui lui fait perdre tout contrôle de lui-même ; c’est l’esprit d’un génie fou qui, comme tous les génies fous, se dirige inéluctablement vers l’autodestruction. »[45]

En mars 2011, le producteur David Shore évoquait encore le fait que « La fin de la saison 5, c’est un peu là où l’on voulait arriver depuis le début. C’est un type qui marche sur le fil et finalement il tombe. »[46] – ou l’oxydation de l’Occident...