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Gérard Wormser (Sens Public) – Le débat de ce soir est consacré à « sexualité et société », autour du spectacle créé par Émilie Valantin, à partir de textes de La Fontaine. Émilie Valantin prendra la parole en premier pour nous en parler.
Patrick Wald Lasowski, spécialiste de la culture de la langue et du plaisir, deux termes associés dans le titre de son prochain ouvrage, La langue du plaisir au siècle des Lumières [1] interviendra ensuite.
Marie-Carmen Garcia, sociologue à l’université Lyon II, développera alors certains des thèmes de son travail, qui porte actuellement sur la question des relations de couple.
Serge Wunsch, enfin, exposera quelques éléments liés à la question du renforcement culturel et psychique caractérisant les comportements sexuels.
Émilie Valantin – La Courtisane amoureuse, titre d’une nouvelle en vers de La Fontaine donne le titre du spectacle en général. Elle fait partie des 70 contes parmi lesquels il a fallu choisir ceux qui pouvaient se jouer en une heure et quart environ, temps qui pour un spectacle de marionnettes m’a toujours paru un format satisfaisant. Et en une heure et quart tiennent à peine cinq contes.
La Courtisane amoureuse est un des rares contes de La Fontaine qui parle de l’amour en termes extrêmement élogieux et positifs, l’amour même permettant de transgresser les hiérarchies sociales : la courtisane tombe amoureuse d’un jeune aristocrate et va l’épouser non sans quelques moments difficiles.
La Servante justifiée a attiré mon attention depuis très longtemps. Je l’ai joué il y a une vingtaine d’années dans un autre spectacle, dans un autre montage de textes. C’est une histoire d’adultère : un mari s’en tire bien puisqu’il va lutiner sa servante – non seulement lutiner mais carrément la « sauter » dans le jardin très tôt le matin – ; une méchante voisine les voit, il s’en aperçoit, renvoie la servante, va chercher sa femme qui, étonnée, est invitée à aller dans le jardin cueillir des fleurs. Elle est à son tour lutinée, aimée. L’après-midi, lorsque la femme et la voisine se voient, la voisine pense dénoncer le mari et la femme lui dit « mais non, c’était moi ». Voilà une situation où La Fontaine donne quitus à un mari, ce qui est tout à fait typique des contes d’adultère.
Dans les 70 contes de La Fontaine, on peut y lire des contes d’amour. Par exemple, dans Le Fauc on, ou Le Calendrier des vieillards, l’amour est sublime et respectable. On ennoblit les personnages, on est au-dessus des conventions sociales. De même dans La Courtisane amoureuse, Le Magnifique.
La plupart des contes sont des situations d’adultère où ce qui importe le plus n’est pas l’adultère en lui-même mais la malice déployée pour arriver à le pratiquer sportivement.
Dans La Gageure des trois Commères, trois commères se réunissent. Ce conte ressemble à ce qu’était autrefois dans les textes du 17e siècle, Les Caquets de l’accouchée [2] : des femmes déjà un peu bourgeoises, un peu huppées, se réunissent autour du lit d’une accouchée pour se raconter des histoires grivoises, gauloises, des histoires de lit. La Gageure des trois Commères est un petit peu comme cela. Nous avons adapté deux histoires de ce conte : Le Poirier (titre inexistant dans La Gageure), qui vient de Boccace et d’une vieille tradition moyenâgeuse, et Le Jouvenceau déguisé en servante, conte d’origine plus populaire.
Le dernier conte choisi fait partie des contes féériques. Il se déroule à la Cour, comporte des descriptions qui sous-tendent un univers extrêmement rutilant, riche. On sent que La Fontaine pense, entre autre, à Versailles. Un psychanalyste a écrit que les contes érotiques étaient pour les adultes ce qu’étaient les contes de fée pour les enfants. Joconde appartient à ces contes de fée.
Le petit chien qui sème des pierreries contient plusieurs contes plutôt longs, et des situations diverses. Pour le metteur en scène, leur difficulté vient principalement des nombreux changements de lieu, donc de décor, terribles à assumer. Quand on joue les contes de La Fontaine, la difficulté est de réussir à figurer des espaces où se retrouvent des extérieurs, des jardins, et aussi des lieux intérieurs. J’ai donc trouvé dans la mise en scène des modules arrondis recouverts de tapisserie, et d’une tapisserie qui depuis Louis XIII s’appelle une verdure. Ainsi, la tapisserie peut donner à la fois l’extérieur (forêt, jardin) et l’intérieur (mobilier recouvert de tapisserie).
J’ai déjà monté certains contes de La Fontaine, tel La Matrone d’Éphèse, Le Calendrier des vieillards, L’Hermite, On ne pourrait s’aviser de tout. Mais la vie est trop courte pour tous les monter. Un certain nombre de contes sont des scénarios. Ceux de La Fontaine ne sont pas très érotiques, mais tellement amusants par les situations décrites. Je trouve l’art de conter de La Fontaine être en bonne corrélation avec la marionnette, grâce aux ellipses, au rythme rapide, on ne s’appesantit pas. Des rares passages narratifs peuvent parfois être ajoutés comme commentaire. Ainsi, dans Joconde, le commentaire « Marié depuis peu. Content ? Je n’en sais rien » est très concis et explicite. J’aimerais bien que les auteurs contemporains de théâtre aient aussi cet art de l’ellipse.
Patrick Wald Lasowski – Au 18e siècle, le théâtre de la Foire est fort couru par le public. Je ne sais pas s’il a adapté La Fontaine.
Revenons sur la définition du mot libertin et vous allez voir qu’on retrouve La Fontaine au cœur de cette définition. Le mot libertin appartient d’abord à l’histoire romaine, à la langue socio-juridique de Rome. En effet, libertinus [3] désigne à Rome le fils de l’esclave affranchi. Le maître garde un certain nombre de droits sur l’esclave affranchi. En revanche, le libertinus est totalement libre, affranchi de toute dépendance vis-à-vis de l’ancien maître de son père. Donc, le motif qui s’affirme est évidemment le rapport à la liberté, à l’idée d’affranchissement, comme processus, mobile à la fois social, personnel. Et derrière cette volonté d’affranchissement, va se dessiner toute une part du courant, du mouvement, de la pensée libertine, voire de la libération dite « sexuelle » au 20e siècle. On y retrouve les mêmes mots, le même motif de la liberté.
Au 17e siècle, tous les écrivains ont besoin d’un parrain dans l’Antiquité, d’un maître. Cela fait partie des codes culturels et littéraires. Ainsi, Molière se réclame d’Aristophane, Racine et Corneille des tragiques grecs, La Bruyère de Théophraste (d’où le titre de son œuvre Les Caractères). Chacun a besoin d’un parrain et l’on dit que La Fontaine est l’Ésope et le Phèdre français, eux-mêmes considérés alors comme d’anciens esclaves affranchis. Vous voyez, La Fontaine est le libertin, le libertinus, par excellence, le fils ou le descendant de l’esclave affranchi. Du reste, les Fables de La Fontaine, même si elles n’ont pas le caractère de provocation de ses Contes, sont aussi un grand espace de liberté, jusque dans la versification, extrêmement libre par rapport aux écrivains assujettis à un certain nombre de règles.
Le mot libertin apparaît ainsi comme une volonté de liberté dans l’écriture. Pensez à Corneille, qui critiquant lui-même chacune de ses pièces, s’excuse auprès du public « du libertinage » qu’il a donné à sa composition (par rapport aux unités de temps, de lieu, d’action de la tragédie), alors même qu’il n’y a aucune connotation sexuelle dans ses considérations. Ce motif de liberté est extraordinaire.
Le mot libertinage va revenir dans la culture européenne avec Calvin, lorsqu’il dénonce avec une violence extraordinaire la secte dite « des libertins », en écho au premier martyr chrétien, le diacre Étienne, lapidé à Jérusalem par les membres de la synagogue « des Libertins », surnommé ainsi par la présence de nombreux esclaves affranchis parmi ses membres.
Au 16e siècle, le mot libertin désigne les hérétiques qui prennent leur distance avec la foi chrétienne, aussi bien sur le plan doctrinal que sur celui de la pratique.
Le motif de la critique des dogmes et des pratiques de la foi chrétienne va très vite être associé avec la liberté sexuelle. Immédiatement, on dénonce derrière la critique religieuse une émancipation sexuelle. Pierre Bayle y insiste dans son Dictionnaire : grattez le point de vue théologique, vous trouverez la volonté de légitimer une liberté sexuelle.
Le libertinage va trouver au 18e siècle une sorte de nouvel élan après la mort de Louis XIV, parce que le siècle est en retard avec lui-même. Souvenez-vous de la movida, la réaction de la société espagnole après la mort du général Franco. Ce mouvement extraordinaire est un mouvement de rattrapage de tout ce qui a été interdit, brimé, étouffé par Louis XIV, imposant à la Cour, à la fin de son règne, une hypocrisie généralisée. Au passage du carrosse qui emporte le corps du Roi Soleil, en septembre 1715, on chante, on danse, on respire. Et le Régent affiche « sans vergogne » le motif du plaisir, entretenant un climat de fête au Palais-Royal, participant à la création d’une « culture du plaisir ». Tous les arts vont travailler dans le même esprit[4], musique, peinture, arts décoratifs, miroirs, laques, vernis, meubles de confort. Et l’imprimerie offre alors une somptueuse et galante édition des Fables de La Fontaine.
Émilie Valantin – Je retrouve tout à fait tout ce qu’on peut détecter dans les petites observations de La Fontaine. Il est dans une indiscipline de la pensée, de la morale. Il n’est pas systématique et ne construit rien. Mais si on aligne même ses observations, il lui arrive d’être en accord avec la morale (ses contes, comme ses fables, finissent toujours par des conclusions), en bon épicurien, sur la sagesse qui facilite la vie. Il dira même : « il n’est pas bon de perdre sa fleur, mais pour l’avoir perdu, il ne se faut point pendre. »
Il cherche à réagir au jour le jour, selon son humeur, aux principes de plaisir.
Marie-Carmen Garcia – On m’a présentée tout à l’heure comme m’intéressant actuellement au couple, à la conjugalité. Ce qui est vrai. Mais, un des aspects non traités jusqu’à présent par la sociologie, bien que cela intéresse beaucoup la littérature, la psychologie, le cinéma, ce sont les relations extraconjugales. Cet aspect de la conjugalité et des relations de couple est pour l’instant étrangement assez éloigné des préoccupations des sociologues.
Personnellement, je m’intéresse à des formes d’infidélité qui s’inscrivent de façon durable dans le temps, des relations parallèles sur plusieurs années où les gens maintiennent à la fois un couple légitime, marié ou non marié, et une relation durable associée éventuellement à des relations extraconjugales ponctuelles durant plusieurs années. Le « plusieurs années » est important. Parce que même si on parle peu chez les sociologues, le terme « adultère » (terme quelque peu archaïque car n’existant plus dans les textes juridiques) arrive immédiatement dans le vocabulaire. Infidélité, extra-conjugalité semblent être plus précis. Au niveau sociologique, on utiliserait les termes non-exclusivité sexuelle et affective. Il est difficile de déterminer à partir de quel moment il n’y a plus d’exclusivité affective. Mais quand les gens arrivent à le déterminer eux-mêmes, à savoir s’ils pensent à quelqu’un d’autre que leur(e) conjoint(e), on peut parler d’infidélité. Il faut noter des niveaux d’infidélité différents selon les personnes, les groupes sociaux, les tranches d’âge (en sociologie, on s’intéresse aux individus comme appartenant à des catégories sociales ou des groupes sociaux).
Je considère cette dimension comme une dimension de la conjugalité, la relation de couple. Précédemment, les termes désarticulation du mariage ont été employés. Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une désarticulation, mais peut-être (peut-être pas pour les relations extraconjugales « longue durée ») d’une norme cachée du couple contemporain.
Ces questions de liberté, de libertinage, de liberté sexuelle à l’époque contemporaine, réalisation de soi, expression de son désir, développement personnel, jouissance, etc., et le tabou (relativement important) qui existent autour de l’infidélité conjugale au sens large, sont très intéressantes. À la télévision ou dans des conversations tout à fait anodines, on entend parler d’échangisme, de poly-amour (couples dits libres) ou de poly-fidélité. Mais dès qu’on dit qu’on travaille sur l’extra-conjugalité ou l’adultère, cela fait sourire. Et en même temps, l’autre face de la médaille effraie : derrière cette légèreté, cela trouble énormément. D’autres thématiques renvoient à la sexualité, au plaisir, à l’érotisme, éventuellement à l’affectivité pourquoi pas, je pense notamment aux discours sur l’échangisme. Les travaux de sociologues sur l’échangisme précèdent ceux sur l’infidélité. C’est tout de même curieux dans ce que cela dit du tabou autour de l’exclusivité.
La conjugalité au sens large (unions libres, durables, avec des enfants, des crédits, des comptes communs, etc., c’est-à-dire le couple installé, institutionnalisé d’une certaine manière, pacsé ou non…), tel qu’on la connaît aujourd’hui dans nos sociétés occidentales, est fondée sur le sentiment amoureux, le désir sexuel, et l’érotisme. Il n’en a pas toujours été ainsi. Effectivement, à partir du 18e siècle, émerge le modèle conjugal que nous connaissons aujourd’hui, qui nous semble universel et anthropologiquement qui existerait partout, où si on aime quelqu’un, on est « avec », on peut même éventuellement passer sa vie « avec », ce qui est tout de même un grand pas.
Puisque l’avènement du couple autour de l’amour et de l’érotisme est relativement nouveau, il va monter en puissance au 18e, 19e et au 20e siècle et en particulier après 1968, après les années 60, au moment où l’on a parlé de la libéralisation sexuelle. Progressivement, la nouveauté dans l’histoire de l’amour ou du couple est le rapprochement entre l’érotisme et la conjugalité. Au contraire, dans les cultures antiques et pendant des siècles, l’érotisme devait rester au seuil du couple conjugal, et notamment de la sexualité des épouses : s’il y avait une certaine tolérance pour des adultères « masculins », parce que les hommes auraient plus de besoin naturels sexuels que les femmes et qu’une femme, mère de famille n’a pas à avoir des désirs sexuels ou érotiques par trop importants et pas tournés vers la procréation, il y avait une différence entre la sexualité érotique et la sexualité conjugale. Avec le mariage amoureux actuel, les époux, les conjoints sont censés s’aimer et se désirer, ou en tout cas faire semblant de s’aimer et se désirer, pendant longtemps, voire toute la vie. Paradoxalement, on sait que l’amour érotisé renvoie à l’amour naissant, a priori périssable. Et aujourd’hui, un couple qui « réussit » socialement est un couple qui dure, alors qu’on est dans un processus social avec une augmentation régulière des divorces depuis les années 70.
En sociologie, on parle de polygamie répartie dans le temps, c’est-à-dire une succession d’unions dans le temps. Et pourtant reste ce modèle de mariage amoureux et érotisé, les deux allant ensemble, c’est-à-dire avec le désir sexuel, pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, le divorce s’est banalisé socialement, il est moins sanctionné (familles dites recomposées). Certains ne divorcent pas, tombent amoureux d’autres personnes éventuellement et vont développer des relations parallèles. Et c’est un peu comme un archaïsme qui resterait du temps où l’on se mariait pour des raisons patrimoniales, familiales, etc., où on (plutôt les hommes) allait chercher l’amour ailleurs et on maintenant la cellule familiale, etc. Pourquoi ? Qu’est ce qui fait que certains divorcent, d’autres pas, que d’autres ont des relations éventuellement occasionnelles et puis d’autres encore s’installent dans des vies amoureuses « parallèles » durablement ? C’est une forme de résolution du paradoxe du couple contemporain dans lequel il faut garder son couple longtemps comme gage de réussite sociale malgré tout (le modèle demeure tout de même celui-ci), en même temps que l’amour passion, fusionnel, érotisé, les débordements du désir sexuel, etc., sont un modèle culturel puissant. Ce modèle d’amour passion et de réalisation de soi dans la passion amoureuse est extrêmement puissant. Il va se conjuguer avec le processus d’individualisation connu dans nos sociétés, où l’individu, la personne, est de plus en plus au centre de sa propre vie, c’est-à-dire qu’elle se conçoit de plus en plus dans sa singularité. Cet individu « moderne » va vouloir se réaliser à travers l’amour, ce qui est extrêmement compliqué et difficile dans le couple conjugal. Donc, au final, on pourrait considérer que ces relations d’infidélité « longue durée » sont une forme de résolution individuelle du paradoxe : d’un côté, on réussit sa famille et d’un autre côté, en même temps, on est aussi dans le modèle de l’amour porté au paroxysme, fusionnel, etc.
Comment la passion peut-elle durer dans une relation parallèle pendant des années (cinq, six, voire trente ans d’amour passion en parallèle alors que ce sont des gens qui se voient souvent) ? Nous sommes presque dans des formes de conjugalité d’une certaine manière. Je n’ai pas trouvé la réponse, il doit y avoir un secret puisque cela dure.
Cela faisait la transition sur la distinction historique entre érotisme et conjugalité. Le rapprochement au 20e siècle finalement est paradoxal. Au final, c’est bien plus paradoxal que le mariage dit d’intérêt, arrangé, pour des raisons qui dépassent les individus, leurs sentiments et leurs émotions. Les émotions sont des choses bien fragiles. Initialement, la chrétienté considérait qu’il ne fallait pas se marier par amour car l’amour était un sentiment bien trop fragile pour engager sur le mariage.
Émilie Valantin – Pour La Fontaine :
« Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage ; C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirs permis. Mais vous ! Ne pas chercher ce qu’Amour a d’exquis ! Les plaisirs défendus n’auront rien qui vous pique ! Et vous les bannirez de votre république ! Non, non ; je veux qu’ils soient désormais vos amis. Faites-en seulement l’épreuve ; Ils vous feront trouver Caliste toute neuve, Quand vous reviendrez au logis. […] »[5]
Les contes de La Fontaine sont remplis d’histoires d’échanges, de couples échangistes, d’expériences extraconjugales. Mais ces histoires ne durent pas longtemps. Dans La Gageure des trois Commères, une commère s’attache un fil à l’orteil, se glisse dans son lit, fait semblant de dormir mais se débrouille pour que son mari venant se coucher auprès d’elle sente le fil au bout du pied. Le mari très jaloux s’arme et se dit que ce fil doit sûrement être tiré par l’amant pendant son sommeil. Il va donc suivre ce fil et aller monter la garde, armé jusqu’aux dents. Il fait très froid dehors. Une servante a emmené le fil jusque dans la rue. Le mari monte la garde dans la rue toute la nuit, et pendant ce temps-là, l’amant entre par la fenêtre côté jardin et se glisse dans le lit de la commère. Donc, le mari
« […] prenant la même excuse, Sortit encore, et fit place à l’amant. Autre renfort de tout contentement. On s’en tint là. Leur ardeur refroidie, Il en fallut venir au dénouement ; Trois actes eut sans plus la comédie. […] »
C’est-à-dire que la ruse fonctionne trois fois, et puis après, cela n’amuse plus.
De même, l’Hermite a réussi à faire croire à une veuve et sa fille pucelle, qu’il faut que la fille pucelle aille en sa compagnie car « d’eux doit naître un pape qui réformera tout le peuple chrétien. » La fille y va, le jeu d’amour lui plaît. La Fontaine imagine que la fille est séduite par cet Hermite et reste. La mère se demande si sa fille est enceinte, si ce pape va enfin être conçu. Elle va chercher sa fille au bout de sept mois. La Fontaine fait un petit commentaire très drôle en deux vers : la fille s’en va, la mère
« […] remercia l’hôte. Lui de sa part rendit grâce au Seigneur, Qui soulageait son pauvre serviteur. […] »
La Fontaine qui dit que l’hermite en a assez de cette fille, de lui faire l’amour…
Marie-Carmen Garcia – Effectivement, cela ne dure pas très longtemps, en général, bien que cela soit assez courant : 34 % des hommes et 24 % des femmes interrogés dans des enquêtes faites sur déclaration de la population française ont eu au moins une relation parallèle au cours de leur vie. Cela dure souvent peu de temps, c’est pour cela que c’est assez énigmatique quand cela se prolonge.
Patrick Wald Lasowski – Au 18e siècle, un militaire de carrière, le Marquis de Valfons vivait officiellement avec l’épouse du Ministre de la Guerre qui avait lui aussi, de son côté, une maîtresse officielle. Le Ministre de la Guerre convoque le militaire et lui expose son dilemme : il a deux gouvernements à lui proposer, la Bastille ou les Invalides. S’il lui donne les Invalides, on dira que c’est à l’instigation de sa femme ; s’il lui donne la Bastille, on dira que c’est pour se venger.
Un mot court au moment de la Régence : on dit que maris et femmes partagent le même lieu mais ne vivent plus ensemble. Chacun mène sa vie séparée. Et sans doute « la morale y perd un peu, mais la socialité y gagne énormément. »
On peut noter quatre grands discours de pouvoir à l’âge classique.
Le premier et le plus puissant est le discours religieux. Il commence à reconnaître le plaisir féminin dans le cadre du mariage, mais fixe très rigoureusement ce qui est « très grief », ce qui est péché mortel dans les différentes pratiques sexuelles.
Le discours médical redouble le discours religieux et en est solidaire. C’est ce qui explique que l’onanisme, l’homosexualité sont violemment condamnés et par la médecine et par l’Église, solidairement. On prévient l’amateur : la mort et l’Enfer attendent ceux qui se livrent à la masturbation.
Le troisième langage fort est celui de la loi. Vous avez donc la religion, la médecine, la loi. Le divorce n’existe pas. L’homosexualité est punie de mort. On brûle encore les sodomites au siècle des Lumières.
Ces trois langues, autorités, discours fixent l’image du plaisir.
La littérature prend ses distances. Toute une lutte de pouvoir explique, par exemple, l’engagement des philosophes des Lumières et, au-delà, le regard neuf que les romans portent sur la scène sexuelle.
Gérard Wormser – Nous allons changer de terrain. Avec Serge Wunsch, la question va être celle du rapport au corps, à l’incarnation des plaisirs dont jusqu’ici nous avons parlé à travers la langue verbalisée. L’organe lingual va être abordé, plutôt que la pratique linguistique.
Serge Wunsch – On va essayer de savoir d’un point de vue neurobiologique, d’un point de vue du fonctionnement du cerveau, quelle est l’origine des tabous sexuels.
Avant de parler des tabous sexuels, on va essayer de préciser très rapidement par rapport aux connaissances que l’on a actuellement, les définitions de sexualité et de tabou.
Tout d’abord, que peut-on dire de la sexualité aujourd’hui ? Si on prend les mammifères les plus simples, la sexualité, c’est essentiellement de la copulation, réalisée par des réflexes. Par exemple, la lordose est le réflexe de la femelle qui consiste en une courbure du dos pour bien présenter le vagin au mâle. Ainsi, la copulation va être stéréotypée. Et en fait, on s’aperçoit qu’on retrouve toujours les mêmes comportements, par exemple chez les loups, les ours ou les chevaux. Aujourd’hui, au point de vue neurobiologique, on connaît à peu près l’essentiel des circuits innés, c’est-à-dire l’instinct, qui permet cette copulation. Il existe un circuit spécialisé pour les phéromones (odeurs qui sont des signaux sexuels), et d’autres circuits innés pour les réflexes moteurs qui permettent la copulation. Des hormones contrôlent tout cela et nous donnent un comportement de reproduction.
Il faut noter que chez les mammifères les plus simples, il n’existe quasiment pas de tabou. Ainsi, si des animaux sont élevés ensemble, par exemple dans des fermes ou dans des zoos, on peut observer des copulations entre des espèces différentes.
Qu’en est-il chez les hominidés, chez l’être humain ? Chez les hominidés, on va quitter le schéma de la copulation, et on va trouver des comportements correspondant à des stimulations des zones érogènes. Et en fait, cela va nous suggérer l’importance du plaisir. Par exemple, cette activité où deux femelles frottent leurs organes génitaux jusqu’à l’orgasme (frottement génito-génital) est très importante chez les bonobos. En effet, on observe qu’elle a une fréquence d’à peu près une fois toutes les deux heures, et en proportion, elle représente à peu près un tiers des activités sexuelles chez les bonobos.
Donc, tous ces différents comportements observés chez les hominidés suggèrent, de façon extrêmement forte, qu’on est passé à autre chose, à un comportement de recherche du plaisir, à un comportement de type érotique.
Chez certains hominidés, il n’existe quasiment pas de tabou. Par exemple, la sexualité est publique, elle se fait devant tout le monde. La sexualité est aussi bisexuelle : vous avez par exemple de la masturbation entre deux mâles ou le frottement génito-génital entre les femelles. La sexualité se fait aussi en groupe.
La question est la suivante : au cours de l’évolution, comment sommes-nous passés de la reproduction au plaisir et au tabou ? Si on observe le cerveau d’un rat, mammifère très simple, et qu’on le compare au cerveau de l’être humain, on note de nombreuses différences. Et en fait, on va se rendre compte que chez les mammifères les plus simples, les hormones, les phéromones, et les réflexes sexuels sont des facteurs majeurs, mais qui vont devenir secondaires chez les hominidés.
Par contre, chez l’être humain, ce qu’on appelle le plaisir correspond à l’activité de tout un réseau de structures cérébrales (le système de récompense) qui vont devenir prépondérantes, et surtout continuellement actives. Un autre aspect très important chez l’être humain est l’aspect cognitif, intellectuel, l’intelligence. Le cortex préfrontal est une région du cerveau la plus importante pour l’intelligence. Chez les mammifères les plus simples, ce cortex préfrontal est extrêmement réduit (par exemple chez le chat). On peut, en simplifiant, dire que cette région est le siège de la culture, c’est là que vont se former les symboles, les valeurs, les normes culturelles (par exemple la fidélité), ainsi que les tabous.
Il est intéressant de noter que dans certains cas cliniques de personnes accidentées par exemple, en cas de lésion de ce cortex préfrontal, on observe une suppression des inhibitions sociales, la suppression des tabous. Les personnes qui ont des lésions vont, par exemple, se masturber fréquemment, et devant tout le monde ; s’il y a un partenaire potentiel, elles vont directement toucher les organes génitaux, les seins, etc. En fait, on s’aperçoit que le comportement sexuel va redevenir extrêmement basique.
Donc, depuis les mammifères les plus simples jusqu’à l’être humain, des modifications du cerveau vont entraîner des modifications du comportement.
En conclusion, chez les mammifères les plus simples, la sexualité c’est de l’instinct, c’est un comportement de reproduction, de la copulation, des réflexes. Alors que chez les hominidés, il s’agit surtout de plaisir, de comportement érotique.
Quelle est la définition exacte des tabous ? Le tabou diffère de l’interdit. L’interdit est quelque chose dont on peut parler, discuter, qu’on peut argumenter. Alors qu’un tabou est tellement chargé d’émotions négatives, intenses, que cela devient indicible, on ne peut pas en parler. Au niveau social, la transgression d’un tabou est de l’ordre du sacrilège. Ce qui entraîne en général une réprobation sociale extrême avec des sanctions extrêmes. En général, ces sanctions correspondent à la mort physique, psychologique ou sociale. Au niveau individuel, la transgression d’un tabou va entraîner chez la personne, la peur, voire la terreur d’un châtiment terrible comme la damnation, la perte de l’amour, le rejet familial ou social, le bannissement, les violences physiques, le lynchage…
D’où proviennent tous ces tabous ? Dans un premier temps, il existe des facteurs généraux qui correspondent à des prédispositions neurobiologiques. Chez les hominidés, l’intensité potentielle du désir érotique est un facteur important. On observe par exemple que dans les sociétés les plus libérales ou chez les grands singes, cette intensité est d’environ cinq orgasmes par jour. Il existe aussi des passions amoureuses très importantes, de la jalousie intense. Donc en fait, ces caractéristiques, ces facteurs peuvent être à l’origine de divers types de troubles individuels et sociaux. Et il en existe bien d’autres : des maladies sexuelles mortelles (par exemple aujourd’hui le sida), qui augmentent avec la fréquence et la diversité des activités érotiques ; au niveau des émotions : la susceptibilité émotionnelle (l’être humain peut très facilement ressentir de la peur, du dégoût, de la haine, de la colère.) De plus, la socialisation, la capacité de vivre ensemble, n’est pas innée, alors que l’agression est un comportement qui s’apprend très facilement. Autre facteur au niveau cognitif : l’ignorance, le fait que l’être humain ne sait rien à la naissance en termes de connaissance. Dans notre société, actuellement, il existe très peu d’éducation par exemple à la sexualité, à la gestion des émotions ou des émotions sexuelles, à la socialisation et à la socialisation sexuelle. Il existe également très peu de recherches fondamentales à la fois sur la sexualité, sur les différents comportements de l’être humain et sur l’être humain lui-même.
Et enfin, un autre point très important : chez l’être humain, par rapport à la formation de toutes ses croyances, de toutes ses valeurs, et de toutes ses représentations culturelles, il n’existe pas de repères dans le cerveau qui indiquent si une croyance est pertinente ou dysfonctionnelle. C’est-à-dire que l’être humain peut donc croire quasiment en n’importe quoi. Toutes les croyances et toutes les valeurs sont possibles.
Évidemment, tous ces facteurs présentés créent un contexte extrêmement favorable à différents types de dysfonctionnements sexuels et sociaux, et à une approche non rationnelle des problèmes. Et donc, ce sont des facteurs favorables à l’émergence de tabous.
Pour expliciter cela de manière plus concrète, prenons l’exemple bien étudié de la masturbation au 18e et au 19e siècle. Cette activité sexuelle a connu des changements sociaux très importants, en deux siècles. On dispose de suffisamment de données pour comprendre comment est apparu le tabou de la masturbation.
Au 18e siècle, il y avait déjà tout un contexte religieux dans lequel la sexualité, en particulier toutes les formes de sexualité non reproductives (qui permettaient le plaisir) étaient considérées comme un péché. Il existait donc un contexte où il y avait de la honte et de la culpabilité pour la masturbation. En 1712, John Marten, un médecin, dans son livre Onania [6] , décrit les « effroyables conséquences » de la masturbation. Exploitant la peur de la maladie, son livre était vendu avec de la « teinture revigorante » et de la « poudre prolifique », qui permettaient de soigner les « effroyables conséquences » de la masturbation. Son livre a eu un énorme succès.
Quelques années plus tard, le médecin Samuel-Auguste Tissot a repris ce qui se disait à l’époque sur la masturbation. Il systématise ces données dans son grand livre de médecine, Onanisme [7] , publié de 1760 à 1905, devenu un livre de référence. À l’époque, la masturbation était considérée comme un problème majeur : on pensait que la masturbation pratiquée un certain temps entraînait la mort par « consomption tuberculeuse ».
Donc, en l’espace de deux ou trois générations, la masturbation est devenue un problème majeur au niveau médical, religieux, moral, et éducatif. Pour donner quelques exemples, au niveau médical, on a mis en place tout un ensemble de traitements spécifiques à la masturbation : des médicaments (le bromure), des appareils de contention (semblables à des espèces de ceinture de chasteté), des pyjamas ressemblant à des camisoles de force. Et si tous ces éléments ne suffisaient pas, on avait des traitements chirurgicaux : pour les filles, l’excision, pour les garçons la circoncision. Et si cela ne suffisait pas, les organes génitaux étaient cautérisés au fer brûlant.
La masturbation était également un problème religieux : elle était considérée comme un péché qui entraînait une souillure de l’âme, quelque chose d’irrémédiable. Elle était également un problème moral : elle était considérée comme du « vice », de la « débauche », de la « dépravation » (termes de l’époque).
Vu l’importance donnée à ce problème, elle est devenue également un problème éducatif : il fallait absolument empêcher les enfants, les adolescents et les adultes de se masturber. Dès l’enfance, les personnes étaient plongées dans un contexte très répressif et très anxiogène. Par exemple, par rapport à la prévention, il existait tout un ensemble de manuels pédagogiques spécifiques pour les parents, qui en fait consistaient en des espèces de manipulation psychologique des enfants pour qu’ils intériorisent l’interdit de la masturbation.
Au niveau religieux, on essayait d’induire la peur du châtiment divin en disant par exemple que Dieu savait tout, voyait tout et que la confession était nécessaire pour être pardonné. En fait, il y avait tout un contexte de différents types de prévention, de surveillance, d’interdits, et on présentait aussi des exemples concrets des « effroyables conséquences » que pouvaient avoir toutes ces sexualités non procréatives. On ne parlait pas de la masturbation de manière précise pour éviter de donner l’idée aux adolescents, aux jeunes adultes. On était donc dans un contexte où l’on prévenait énormément, mais sans jamais vraiment décrire ce qu’il ne fallait pas faire. Cela crée donc un contexte extrêmement anxiogène. Si tout cela était insuffisant, tout un ensemble de châtiments physiques existait : le fouet, le rejet affectif ou social, des soins médicaux. Il faut donc s’imaginer que les personnes vivant des années dans ce contexte, arrivant à l’âge adulte, la masturbation par exemple, était alors perçue comme péché, vice, débauche, dépravation, maladie, perversion, et donc finalement une abomination.
Pour bien reconstituer ce contexte spécifique de l’époque, je vais vous présenter un extrait de film qui montre la transmission d’un tabou, ici de la masturbation. Je vais vous demander de bien noter combien la masturbation est taboue. Le terme « masturbation » ne va être prononcé à aucun moment, les activités de masturbation ne vont pas être évoquées. Notez également les effets de dramatisation, les évocations des dangers de la masturbation (la maladie, la déchéance physique, la mort) et les émotions négatives très intenses. Évidemment, dans ce contexte, avec tous ces éléments-là, cela va créer ce qu’on appelle des conditionnements émotionnels qui vont faire que la masturbation devient quelque chose d’extrêmement culpabilisant, honteux, dégoûtant et indicible.
Serge Wunsch montre un extrait du film allemand Le Ruban blanc, de Michael Haneke, Palme d’or au Festival de Cannes en 2009. C’est un des trailers officiels, avec la scène de la masturbation, entre le pasteur et son fils, disponible sur www.youtube.com.
Dans cet exemple, on a vu comment se retransmettait le tabou de la masturbation. On va retrouver une dynamique similaire pour induire par exemple le tabou ou l’aversion pour la sodomie, l’homosexualité, le baiser, voire parfois l’ensemble de la sexualité. C’est toujours à peu près la même dynamique de type émotionnel. Si on essaie de retranscrire tout ce que je vous ai présenté et de l’interpréter, de comprendre comment cela fonctionne au niveau du fonctionnement cérébral, c’est-à-dire quels sont les facteurs appelés psychoneurobiologiques à l’origine des tabous, on va trouver dans l’enfance et durant toute la période du développement, les conditionnements émotionnels, facteur le plus important, et qui influencent le développement et l’expression de la sexualité d’une manière déterminante. Les conditionnements émotionnels peuvent induire par exemple le dégoût des organes génitaux, ou de l’homosexualité, la honte de la nudité, la culpabilité pour la masturbation comme vue dans le film, la peur des maladies sexuelles, etc. Ces conditionnements émotionnels vont se répéter pendant toute la période du développement, soit pendant des années. Et certains de ces conditionnements sont parfois d’une très forte intensité pouvant entraîner des stress de type post-traumatique. Ensuite, à l’âge adulte, le facteur le plus important au point de vue neurobiologique est le rappel contextuel, c’est-à-dire que lorsqu’on est dans une situation où l’on va penser à quelque chose qui est tabou ou lié à un tabou, cela va rappeler en mémoire tous les conditionnements qu’on a vécus par rapport à ce tabou. Si l’on prend l’exemple de la masturbation, cela va rappeler toute la stigmatisation sociale de cette activité, la personne va se remémorer le péché, le vice, la dépravation, la perversion. La personne va se rappeler les « effroyables conséquences » qu’on lui a inculquées par rapport à cet acte. La personne va donc revivre ces émotions négatives intenses et cela va être tellement fort que cela va devenir émotionnellement ingérable. Une inhibition, un évitement de ce sujet vont donc être provoqués. La personne ne peut plus parler de tout cela. C’est devenu « tabou ».
Pour résumer l’essentiel des facteurs à l’origine des tabous sexuels, il y a une combinaison de plusieurs facteurs : certains d’ordre biologique, notamment l’ignorance (à la naissance, l’être humain sait peu de choses), et surtout les conditionnements émotionnels. Notre héritage judéo chrétien, au niveau culturel, est un autre facteur important.
Si on voulait se débarrasser des tabous et les remplacer par des règles sociales plus rationnelles, cela impliquerait la nécessité à la fois de développer de la recherche fondamentale par rapport à l’être humain et la sexualité, et aussi de mener des stratégies d’éducation plus globales. Pour la sexualité, il faudrait donc apprendre tout un ensemble de savoir, de savoir-faire et de savoir-être. Et les principaux concernent la gestion des émotions (surtout la gestion des émotions sexuelles), la socialisation (surtout la socialisation sexuelle), et avoir une réflexion concernant l’éthique et l’éthique sexuelle.
Gérard Wormser – D’une certaine façon, à partir de la description que vous faites de ce conditionnement social et de ses modalités, des comportements individuels et collectifs, on peut se demander s’il y a une société dans le monde qui pourrait y échapper ? Si l’on pense à toutes les enquêtes ethnographiques qui depuis deux ou trois siècles ont éclairé des modes d’accès au sens partagé dans les différentes sociétés très variées, existe-t-il des sociétés qui auraient échappé à ces modes de conditionnements collectifs ? Je pense notamment à certains travaux de Margaret Mead, de Pierre Clastres, travaux déjà anciens qui ont montré comment des comportements qui chez nous sont des comportements hiérarchiques ou de pouvoir, ne sont pas du tout construits de la même façon dans des sociétés indiennes d’Amérique du Nord, ou amazoniennes, ou d’îles du Pacifique… Ce comparatisme ethnographique nous a beaucoup appris.
Comment peut-on intégrer ou articuler votre propos avec celui d’un sociologue comme Norbert Elias ? Celui-ci, à propos des sociétés occidentales, a essayé de montrer comment toute la dynamique du rationalisme contemporain s’est construite précisément autour du contrôle par les individus de leurs propres pulsions et de leur capacité d’« auto-contrôle », la capacité de réprimer en soi-même, suffisamment de comportements qui seraient considérés comme extravagants pour permettre, d’une certaine façon et sur d’autres plans, à ces mêmes individus, de développer une capacité de socialisation plus large, de développer des affects plus élaborés, ou d’avoir un temps plus large consacré à des apprentissages cognitifs.
N’y a-t-il pas quelque chose d’utopique dans la manière de présenter cette possibilité d’échapper au tabou ? Faut-il retourner à des thèses comme celle d’Ivan Illich, une société sans école, une dimension dans laquelle finalement la spontanéité des individus pourrait se trouver à la fois orientée vers la socialisation, et capable de surmonter le conditionnement et les logiques de domination malgré tout très prégnantes dans la plupart des sociétés ?
Serge Wunsch – Au niveau des conditionnements, effectivement, si l’on regarde au niveau transculturel, on va retrouver des tabous dans pratiquement toutes les sociétés connues. Seul le contenu du tabou va être différent. Par exemple, dans notre société, à une certaine époque, la masturbation était taboue. Dans d’autres sociétés, le baiser est tabou. Dans d’autres sociétés préindustrielles, certains tabous concernent les liquides corporels, comme le sang menstruel (par exemple, on ne doit surtout pas avoir d’activité sexuelle lorsque la femme a ses règles, le sang féminin étant considéré comme un liquide extrêmement dangereux). Au niveau cérébral, on retrouve toujours la même dynamique neurobiologique, mais les règles, normes et tabous vont être différents d’une société à l’autre.
L’autre point, quand je parlais de se débarrasser des tabous, cela ne signifie pas de ne plus avoir de règles sociales. Au contraire, c’est passer du tabou, extrêmement émotionnel, incontrôlable, pas de l’ordre du constructif, à des règles sociales rationnelles, plus pertinentes, etc., essayer d’avoir quelque chose de beaucoup plus construit, basé sur des éléments de connaissance. Lorsqu’on compare les tabous dans leur grande diversité (sexuels ou alimentaires, religieux, etc.), souvent, ils n’ont pas ou plus de raison particulière, ni de fondement réel.
Si l’on veut essayer d’évoluer, de passer d’un tabou à des règles plus rationnelles, basées sur des connaissances objectives et valides, il faudrait développer des recherches et travailler sur les savoir-être et savoir-faire, etc., au niveau de l’éducation.
De la salle – Pensez-vous que les tabous empêchent de vivre ? Parce qu’au fond, on a l’impression que ces tabous constituent une entrave à laquelle il faut remédier. Selon vous, ces tabous empêchent-ils l’individu de s’épanouir et de bien vivre avec lui-même ?
Serge Wunsch – Chez l’être humain, on constate que lorsqu’il a intégré quelque chose pendant toute son enfance, pendant des années, ce quelque chose devient après normal, évident. Et donc, si on reprend toujours l’exemple du tabou de ne pas avoir d’activité sexuelle lorsque la femme a ses règles, dans des sociétés où ce tabou est intégré, cela ne les empêche pas de vivre parce que c’est devenu « normal ». Par contre, pour nous, il est « normal » que la menstruation ne soit pas un problème.
Par ailleurs, si on regarde le tabou de la masturbation, du point de vue historique, et avec le recul, quand on voit toutes les pratiques médicales, éducatives et religieuses qu’il y a eu pendant deux siècles, on ne peut que se dire qu’il serait tout de même, d’un point de vue humaniste, préférable que l’on ait des pratiques et des normes sociales basées sur des éléments de rationalité. Car il n’y a jamais vraiment eu d’études sérieuses sur la masturbation. En effet, ce tabou est né – en simplifiant – d’un livre qui a eu beaucoup de succès, repris par d’autres médecins. Ensuite, c’est un phénomène de société, devenu incontournable, qui a entraîné des situations extrêmement difficiles à vivre chez des millions de gens. Alors qu’aujourd’hui, au contraire, on considère la masturbation comme normale.
Marie-Carmen Garcia – Ce que vous avez montré est passionnant et cela permet de répondre à des questions sur le biologique. Néanmoins, il faut effectivement noter que les règles sociales rationnelles qui permettraient de lever un certain nombre de tabous n’empêchent certainement pas les gens de vivre, à mon sens, mais posent peut-être parfois des problèmes individuels.
Ces règles de vie rationnelle ne renvoient-elles pas à un modèle de société qui est sans doute le nôtre, fondé sur une croyance particulière en la science, la médecine, la psychologie, la psychanalyse, peut-être la sociologie ?
Si nous avions des connaissances objectives sur la sexualité, certaines choses iraient mieux. Ce qui renvoie au relativisme culturel. Il faut donc lever certains tabous et les remplacer par d’autres, parce qu’une société sans tabou, sous l’aspect anthropologique et non psychologique, n’existe pas, le tabou faisant partie de la société. Il y a une dimension éthique, une dimension de projet de société, à mon sens. Si on choisit, par exemple, une personne éduquée dans un système social où il a intégré le tabou et où il vit avec, c’est lorsqu’il y a transgression du tabou qu’il y a un mal-être, émotionnel ou social, la sanction sociale tombant à ce moment-là.
L’éducation, la sexualité par exemple, en milieu scolaire, ne résout pas tous les problèmes. Et par exemple sur la question des règles des filles, ou de la masturbation, ce n’est pas parce qu’il y a de l’éducation sexuelle à l’école que cela « résout » tout l’aspect irrationnel des individus.
Serge Wunsch – Premièrement, si on prend le problème de la rationalité, évoqué par exemple dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley : il y est décrite une société dans laquelle tout a été pensé, basé sur la connaissance, etc., tout est organisé, et finalement cette société – dans ce roman d’anticipation – devient invivable. L’objectif n’est évidemment pas d’aller vers ce type de société.
La rationalité par rapport à la sexualité. Qu’a-t-on aujourd’hui comme connaissance sur la sexualité ? Existe-t-il des laboratoires, des instituts, des structures de recherche pour comprendre ce qu’est la sexualité humaine ? En connaissez-vous ? Certes, il en existe quelques-uns. Par exemple : Kinsey qui a fait des études aux États-Unis dans les années 50-60, a fondé le Kinsey Institute, seul laboratoire de recherche sur la sexualité qui ait existé pendant des années ; Masters et Johnson, fondateurs du Masters and Johnson Institute qui a existé pendant une vingtaine d’années et a disparu après le décès des fondateurs ; l’Université du Québec à Montréal (UQAM), seule entité universitaire au monde à faire de la recherche sur la sexualité, a un département de sexologie. Si on regarde de manière plus approfondie, on s’aperçoit que ces instituts font de la recherche sur des sujets particuliers : les maladies sexuellement transmissibles, les problèmes au sein du couple, les agressions et la violence sexuelles, la pharmacologie de la sexualité (médicaments comme le viagra). Si on prend uniquement ces quatre points, thèmes principaux de la recherche sur la sexualité, on va s’apercevoir que la recherche fondamentale sur la sexualité, d’une manière la plus universelle possible, est quasi inexistante.
Plus généralement, si on se pose des questions par exemple sur le comportement maternel, ou sur l’agression, quels sont les structures, les laboratoires qui font de la recherche sur l’agression chez l’être humain, le comportement maternel, la socialisation ? Connaissez-vous des structures où l’on fait de la recherche fondamentale dans ces domaines-là ? Là encore, on s’aperçoit qu’il y a peu de choses. Par exemple, Pierre Karli a fait de la recherche sur l’agression, à Strasbourg pendant quelques années, surtout chez les rats. Évidemment, la transposition chez l’être humain est très difficile.
Pour répondre à la question de la rationalité, on s’aperçoit qu’aujourd’hui, par rapport à la recherche que l’on fait sur les différents comportements de l’être humain, que le niveau de connaissance et d’objectivité est limité.
Deuxièmement, l’évolution. Je le répète, avoir moins de tabou n’est pas ne plus avoir de règles. Prenons par exemple le tabou de ne pas avoir de relation sexuelle avec une femme qui a ses règles. Comme c’est un tabou, on ne peut ni en parler, ni le questionner, ni faire de la recherche pour savoir si ce tabou est justifié : d’où que toute évolution sociale est donc impossible. La question n’est pas de ne pas avoir de règles et de faire n’importe quoi, mais d’essayer le plus possible de substituer au tabou des règles plus rationnelles, plus construites, sans évidemment arriver jusqu’au Meilleur des Mondes.
De la salle – À votre avis, la pudeur est-elle un tabou ou est-ce inné ? Je parle de la pudeur qui nous occupe beaucoup en littérature. On voit par exemple des enfants de « soixante-huitards », habitués à voir leurs parents nus, à vivre nus, d’un seul coup, éprouver le besoin de se couvrir, de se cacher. Très rares sont les ethnies totalement nues, qui font l’amour devant les autres… Donc là, le tabou n’est-il pas un développement excessif de quelque chose d’inné qu’est la pudeur, qui serait le début du tabou ? Les tabous seraient-ils des dosages excessifs et malencontreux de la pudeur, pour faire le bien des gens malgré eux ?
Serge Wunsch – Par rapport à la pudeur, il y a quelque chose de très intéressant qui vient des études transculturelles. Certains ouvrages décrivent la façon dont vivent les gens dans d’autres sociétés, et permettent de se rendre compte combien, d’une société à l’autre, les gens peuvent avoir des représentations, des croyances et des pratiques très différentes.
Par rapport à la pudeur, prenons un exemple, celui d’une société en Amazonie (Tapirapé[8]) où les gens, enfants ou adultes, vivent nus, à ceci près : les hommes vont étirer, au niveau de leur pénis, la peau qui est juste au-dessus (le prépuce), de telle sorte que cela cache le gland. Ils font un nœud avec une ficelle, de telle sorte que le gland est caché. Il est intéressant de noter que ces gens se promènent nus devant tout le monde, sans aucune gêne, mais si jamais cette ficelle tombe et que le gland du pénis est exposé à la vue des autres, ils vont avoir une réaction semblable à la nôtre si nous, habillés, tout d’un coup, nous nous retrouvions nus. Cela montre combien la pudeur est apprise au cours de notre vie en fonction de notre contexte culturel.
Patrick Wald Lasowski – Je suis un peu en désaccord avec vous. On ne peut pas dire que rien n’a été dit. Par exemple, dans l’Encyclopédie, Diderot explique très bien que « l’homme est celui qui a réservé l’impulsion donnée par la nature pour la livrer à son imagination »… On vient de parler de la pudeur. Je vous renvoie à mon propre dictionnaire[9] où les mots « pudeur », « décence », « homosexualité » sont expliqués dans cet esprit.
Diderot explique la différence qu’il estime être entre la pudeur et la décence. Il s’agit ici du basculement de votre réflexion entre neuropsychologie et sociologie ou ethnologie. Diderot formule l’hypothèse que la pudeur serait de l’ordre de la nature, et la décence de l’ordre du culturel. Il explique les circonstances dans lesquelles on peut autoriser une femme – puisqu’évidemment c’est là que porte toujours la réflexion – à être impudique. Il développe des considérations extrêmement fines sur ce qui pourrait relever de l’ordre du naturel et de l’ordre du culturel.
Même réflexion chez Mirabeau dans un très beau livre, l’Erotica Biblion, en ce qui concerne la bestialité.
Tout le travail culturel entrepris par les Belles Lettres, la quatrième langue dont je parlais, va dans le sens d’une élaboration très réfléchie sur les rapports du couple dès le 18e siècle. C’est un discours très constitué. On ne peut pas dire que rien n’a été fait sur la sexualité, qu’il n’y a pas de laboratoire de recherche. En effet, dans le département de littérature française de l’université de Paris VIII, les travaux sur la sexualité dans une perspective ethnologique, sociologique, littéraire sont nombreux.
Un autre élément rend le mot tabou inapproprié : en ethnologie, le mot tabou suppose un rapport au sacré. Or au 18e siècle, nous sommes dans une civilisation qui connaît la crise du sacré. Appliquer quelque chose qui est de l’ordre de l’interdit social pour le couvrir du mot tabou est un geste à mesurer avec beaucoup de prudence. Tout est expliqué dans l’article de l’Encyclopédique sur la masturbation. On prend l’avis des médecins des Lumières contre les médecins archaïsants, en disant « vous savez, si vous avez besoin de temps en temps de vous délivrer de la semence, dans un état d’équilibre, c’est parfait ; en revanche, n’en faites pas trop, vous risquez la maladie. » Donc, vous voyez, cette réflexion est développée depuis longtemps.
Dernière petite remarque. Dans la religion catholique, on parle beaucoup de la masturbation. Cet extrait met en scène un climat protestant. Les généralisations n’ont pas beaucoup de sens. C’est un des problèmes posés par la confession catholique au 18e siècle. En faisant confesser les enfants, les prêtres leur enseignent ce qu’ils voudraient leur interdire. L’Histoire de la sexualité par Michel Foucault explique ce délire de parole, c’est-à-dire tout le contraire du silence…
Tout cela est, à mon avis, beaucoup plus élaboré, depuis longtemps, que vous ne le dites. Sans parler de Lévi-Strauss, à la suite duquel beaucoup de chercheurs ont développé leurs considérations sur les interdits qui font la société.
Serge Wunsch – D’un point de vue neurobiologique, on ne peut pas dire que quelque chose soit directement à l’origine d’un besoin de contrôle par exemple. Tous les facteurs sur le besoin sexuel très intense, l’agression qui s’apprend très facilement, le fait que la socialisation n’est pas innée, que l’être humain ressent très facilement différents types d’émotions négatives (la haine, la colère, etc.), sont à l’origine de différents types de troubles individuels et sociaux. Et à partir du moment où vous avez des troubles, des gens vont essayer de rétablir plus ou moins de l’ordre, de faire en sorte que les situations sociales deviennent plus apaisées, qu’il y ait moins de violence, etc. Certaines prédispositions neurobiologiques font que l’être humain a tendance à agir de manière impulsive, émotionnelle, affective, etc. Ce qui crée tout un ensemble de différents types de troubles. Après, on va avoir tendance à vouloir réguler, contrôler tout cela.
Donc, c’est quelque chose qui est indirect. Au niveau neurobiologique, il n’y a pas de « besoin » de contrôle social, c’est quelque chose qui est d’ordre indirect.
Patrick Wald Lasowski – Y a-t-il un siège spécifique de l’imagination qui pourrait expliquer, apporter à notre réflexion ? Diderot parle très nettement d’un détournement de la pulsion naturelle, dont l’homme fait un stock de fantasmes. Peut-on pointer cela comme vous avez pointé le cortex préfrontal ? Peut-on identifier dans le travail dans le cerveau ce qui est à la source de l’imagination, en tant qu’elle distingue l’homme de l’animal, par exemple ?
Serge Wunsch – Par rapport à l’imagination, la principale structure du cerveau qui va permettre à l’être humain d’imaginer tout un ensemble de règles, de normes, de pratiques, etc., est effectivement le cortex préfrontal, siège de notre intelligence, notre capacité créative, etc.
J’ai comme l’impression qu’il y a un malentendu concernant les tabous. Quand je dis qu’il faut essayer de dépasser le stade du tabou, c’est pour passer dans une structure de règles. Ce n’est pas « on supprime les tabous et on fait n’importe quoi », mais c’est au contraire essayer d’avoir des règles sociales qui soient basées sur des éléments de connaissances, des choses que l’on met en place parce que c’est approprié et qu’il y a des raisons valables, au lieu justement d’avoir des tabous, c’est-à-dire tout un ensemble de règles et de normes, de croyances, basées sur des conditionnements, des réactions émotionnelles inappropriées, l’ignorance.
De la salle – Le tabou serait le lien entre sexualité et reproduction. Cela a disparu, cela n’existe que chez l’animal apparemment. Quand nos sociétés étaient organisées avec la religion, les lois, et l’institution médicale, toute la sexualité avait à voir avec la reproduction. Jusqu’à l’apparition de la pilule, sexualité était synonyme de grossesse et de mort en couche dans un certain nombre de cas, cela n’était donc pas que du plaisir. Ces trois institutions citées avaient aussi pour mission d’abord et avant tout de protéger la société. Être un peu vieux, c’est avoir pu passer d’une société qui était encore dans la peur de la grossesse non désirée à une société où cette question ne se pose pratiquement plus (sauf évidemment pour l’IVG), ce n’est plus dans notre culture, on ne pense plus à cela quand on pense sexualité. Ce lien entre reproduction et sexualité est réservé à l’animal.
Serge Wunsch – L’animal possède une structure biologique spécifique à la copulation, à la reproduction. Chez l’être humain, au cours de l’évolution, la reproduction est devenue quelque chose d’indirect.
Lorsque les êtres humains avaient des activités sexuelles, très souvent la femme tombait enceinte. À l’époque de la libération sexuelle, lorsqu’il y a eu la pilule contraceptive, on est passé à un stade où la sexualité était libérée de la procréation, donc à une libéralisation sexuelle.
Puis, il y a eu la maladie du sida. Les personnes les plus touchées par le sida étant les homosexuels, les libertins, etc., ceci a été interprété comme une espèce de jugement divin, qui a permis de justifier des restrictions à la libéralisation sexuelle. On a ici eu un facteur biologique puis social qui a induit une sexualité moins libre.
Patrick Wald Lasowski – Les époques sont tout de même différentes : plus de vingt ans les séparent ! Tout cela est donc à nuancer, par rapport au sida.
Prenons un exemple concernant les pratiques contraceptives au 18e siècle : la sodomie hétérosexuelle est pratiquée dans les campagnes les plus reculées comme pratique contraceptive. En même temps, c’est une posture présentée comme « le fin du fin » dans le libertinage aristocratique, à la fois plaisir transgressif et extrêmement jouissif. C’est aussi un signe philosophique qui fonde la communauté des libertins de Sade. Cette pratique est donc à la fois une réponse extrêmement frustre dans les campagnes au problème des grossesses, et en même temps, dans le monde libertin, une posture sexuelle inédite. Ce qui rend le discours un peu complexe.
Pour collaborer à L’Encyclopédie, Diderot sollicite des médecins qui ne sont pas les plus soutenus du régime, au sens politique, comme au sens académique du terme. Pour les articles de droit, Diderot ne va pas solliciter les juristes qui justifient la condamnation du Chevalier de la Barre, pour avoir chanté quelques chansons grivoises et oublié de retirer son chapeau devant une statue de la Vierge !
Il y a toujours une tension culturelle du côté des processus d’affranchissement qui ne cherchent pas l’éclatement dans tous les sens, mais garde le souci du progrès social.
De la salle – J’ai entendu Philippe Sollers dire que Jean de la Fontaine, grand libertin, avait les chairs gâtées quand il est mort, car il portait un cilice.
Patrick Wald Lasowski – Il faut noter que la définition de « libertin » évolue. Jean de la Fontaine n’est pas réputé pour un libertinage de mœurs. En effet, on distingue le libertinage d’esprit comme prise de position philosophique, et le libertinage de mœurs comme recherche et la pratique du plaisir souvent transgressive. J’y ajoute également un libertinage de plume. Jean de la Fontaine est un libertin de plume. Le fait du cilice est intéressant du point de vue de la transgression. Dans le contexte politique de Louis XIV, quelles sont les formes d’opposition au pouvoir ? Les libertins mondains, les précieux, les jansénistes… Il n’est pas inintéressant que circule entre les libertins, les précieux et les jansénistes le cilice.
De la salle – Qu’en est-il lorsque deux tabous se heurtent ? Aujourd’hui, les jeunes filles, non pas tant pour procéder à une contraception, que pour arriver vierge au mariage, préfèrent la sodomie. Deux tabous sont là en contradiction, l’un transgresse l’autre, l’un prend le pas sur l’autre, qui est la virginité contre la sodomie.
Je parle de cas connus et existants aujourd’hui dans certaines cultures.
J’appartiens à une association où effectivement, les jeunes filles font savoir, notamment au planning familial, que leur mode de vie n’est pas celui d’une contraception détournée. C’est différent du 18e siècle où la sodomie remplaçait la contraception. Ici, la sodomie remplace l’idée d’arriver vierge au mariage. Il y a ici deux tabous.
Marie-Carmen Garcia – Ce tabou n’est pas général pour ce qui concerne l’arrivée au mariage vierge en France, actuellement. La virginité au mariage aujourd’hui n’est plus une norme sociale dominante.
Cette pratique n’est pas nouvelle et elle existe. Je suis sociologue et non ethnologue, on ne parle pas tellement de tabou. Tout dépend de la définition de ce terme. Il ne s’agit peut-être pas de tabou en l’occurrence, mais d’interdits sociaux, propres à certaines catégories de population. Concernant les pratiques sexuelles, pour ces jeunes filles, il est peut-être moins risqué d’avoir des pratiques de sodomie, socialement, pour leur avenir en tant que femme, épouse et mère, avoir ainsi des chances de se marier sans être en contradiction ou en rupture familiale, par exemple, que de mettre leur virginité en jeu.
Y a-t-il contradiction entre deux tabous ? De toute évidence, dans les cas évoqués ici, il y a une négociation entre les garçons et les filles, les filles seules n’élaborent pas ce type de résolution de la question de cette manière. Je ne sais pas si la transgression d’un tabou sexuel par la sodomie par rapport à la virginité leur pose des problèmes particuliers.
De la salle – Il s’agit rarement d’un choix en tout cas. C’est un choix par défaut. C’était plus par rapport à Serge Wunsch, neurobiologiste, seul intervenant à avoir amené la question des tabous. Qu’en est-il d’un tabou qui remplace un autre tabou, qui remplace un autre tabou, etc., au sein d’une même société ?
Marie-Carmen Garcia – D’un point de vue social, il n’est pas de société sans tabou. Le propre des sociétés humaines est d’avoir un rapport symbolique au monde qui va induire un certain nombre d’interdits, de tabous, de choses dont on parle, ou dont on parle de façon détournée, etc., qu’il s’agisse de la sexualité, de la mort…
En tant que sociologue, je ne trouve pas catastrophique qu’une société de règles ait des tabous ou des interdits, ni complètement idyllique d’imaginer une société ultra-rationnelle, la rationalité étant aussi une forme de croyance. Certaines formes de croyance sont sans doute plus émancipatrices que d’autres. La notion d’émancipation individuelle est propre aux sociétés occidentales. Cela n’a pas toujours été aussi important dans nos sociétés, et cela ne le sera pas toujours.
Le contexte est ici particulier : l’individu a une émancipation, une soi-disant « liberté » sexuelle, différente selon les classes sociales, le sexe…
Je reviens sur la notion d’intimité et l’intimité d’avoir des relations sexuelles devant les autres éventuellement, dans d’autres sociétés. Dans nos sociétés, Norbert Elias montre que jusqu’au 16e siècle, il n’était pas aberrant, dans des milieux modestes tout comme dans l’aristocratie, d’avoir des relations sexuelles devant les autres puisque les gens cohabitaient, les enfants voyaient les parents nus, ayant des relations sexuelles. Les toilettes et les chambres n’existaient pas. La modernisation et le « processus de civilisation »[10] emmènent vers l’intimité, notion occidentale, propre à nos sociétés. On la situe à tel ou tel endroit, telle et telle manière selon les milieux sociaux, l’éducation, etc. Néanmoins, il existe cette notion du soin intime, et l’intimité va jusqu’à l’intimité psychique (l’idée d’intériorité, de mise à nu de soi).
Il faut donc relativiser ces questions-là. Il y a un auto-contrôle extrêmement fort. La puissance croissante de l’auto-contrôle et de la rationalité dans notre société est liée à l’émergence de l’état moderne à partir du 16e siècle. Par la suite, on a l’impression d’être libre parce que le contrôle de l’état se passe dans des institutions intermédiaires, notamment l’école. En fait, les chaînes d’interdépendance sont plus longues, la sanction ne tombe pas directement, on intériorise.
Pour finir, un exemple de l’intériorisation des normes sociales et de leur puissance, donné par Elias : autrefois, les femmes portaient des corsets pour tenir le corps féminin, corps le plus contrôlé dans nos sociétés. Aujourd’hui, elles font du sport (abdominaux). Elles ont donc intériorisé cela, c’est un contrôle du corps féminin tout de même, selon un certain nombre de normes, etc.
Sur la sexualité, on peut trouver le même genre de choses.
Émilie Valantin – Dans l’anthologie de la poésie baroque française, en 1650, Dehénault écrit un sonnet sur l’avortement, La Mère à l’avorton :
« […] Toi que l’Amour fit par un crime Et que l’Honneur défait par un crime à son tour […] »
On trouve beaucoup de mentions détaillées dans des poésies populaires, dans la littérature, de femmes abîmées par les accouchements.
Autre exemple témoignage : la chanson du jeune mari voyant sa femme accoucher pour la première fois, il se jure qu’il ne la touchera plus tellement il l’a vue souffrir.
D’où ce questionnement : Jean de La Fontaine ne doute jamais du désir féminin, alors qu’effectivement, l’accouchement était tout de même la récompense au bout de neuf mois, de toute incartade. Et la seule menace qui paraît peser dans La Fontaine, c’est d’aller au couvent. Quand on a manqué à la pudeur, la société vous envoie au couvent. Mais l’accouchement et les morts ne sont jamais mentionnées. Beaucoup de gens ont parlé des fantasmes de La Fontaine, sur le désir féminin. Dans ses contes, il prend ses désirs pour des réalités.
De la salle – Il faut noter que la reproduction et la sexualité sont deux choses différentes : pour tomber enceinte, il faut qu’il y ait pénétration. La sexualité n’est pas que la pénétration, on peut avoir des désirs et des rapports sexuels sans qu’il y ait pénétration et donc sans que se pose le problème de tomber enceinte. C’est peut-être à ce niveau-là que l’on peut séparer la reproduction et la sexualité.
Patrick Wald Lasowski – Au 18e siècle, on appelle cela caprice, bizarrerie ou fantaisie. C’est donc répertorié, reconnu, identifié, dans les pratiques sexuelles, par exemple dans celles que tarifie la prostitution. Tout cela fait partie du discours qui circule.
Rien n’est jamais acquis. Le propre de nos sociétés est de s’interroger en permanence sur ce qui les fait bouger, pour savoir si elles vont dans le bon sens, s’il y a une « bonne direction ». Ce questionnement est permanent dans des périodes de crise économique comme celle que nous vivons. Les discours sacrés reviennent extrêmement forts. Mille choses sont en permanence menaçantes. Il s’agit de maintenir le principe de questionnement et le processus d’affranchissement.
De la salle – Madame Garcia, aujourd’hui, on parle souvent du bonheur, et du désir des gens d’accéder au bonheur. Grâce aux enquêtes, vous avez tout de même des réponses d’hommes et de femmes.
Dans notre monde moderne, dans vos enquêtes, quels sont les faits marquants de notre vie sexuelle moderne ? Est-ce une passerelle pour le bonheur ? Si cette recherche nous importe à tous, est-ce un ingrédient pour un bonheur ?
Vers quoi tend-on s’il y a du changement par rapport à la sexualité et à notre époque ?
Marie-Carmen Garcia – Vous posez ici la question générale sur la quête actuelle du bonheur qui renvoie aussi à la quête de soi, à la réalisation de soi, qui est la montée en puissance, ce qu’on appelle le processus d’individuation en fait, qui renvoie à l’individualisation et donc à l’individualité.
Je suis sur du très court terme par rapport à certains de mes collègues. Je ne peux donc vous parler des évolutions séculaires que grâce à mes lectures.
La quête du bonheur, la place de la sexualité, l’épanouissement, l’amour, autrui, soi avec autrui, etc., ne sont pas des questionnements également répartis dans toute la société. La place de l’ego, de soi et l’intérêt pour soi, l’introspection par exemple, est propre à certaines franges de la société les plus scolarisées, et notamment les intellectuels. Dans les catégories intellectuelles, on est au centre de ce type de questionnement. Cela s’explique justement par des processus de socialisation spécifiques à l’école, où les Lumières tiennent une place importante d’ailleurs, dans l’éducation de la jeunesse et une représentation de l’individu, l’individu comme étant central et méritant une attention, et méritant sa propre attention à lui-même.
Et cette quête du bonheur ? Il faut d’abord définir la notion de bonheur. Nous sommes ici vraiment dans l’ordre du subjectif et de l’idéologique. En tout cas, il y a une injonction au bonheur socialement, c’est-à-dire qu’on est obligé d’être heureux. Et la sexualité en fait partie. La notion d’épanouissement sexuel, d’accès à l’orgasme par exemple peut être au centre des préoccupations. Notons que ce n’était pas évident dans les sexualités féminines : juste avant les années 70, la revendication du plaisir féminin va rejoindre dans certains cas le souci masculin pour le plaisir féminin, ce qui n’est pas non plus historiquement extrêmement ancien. Cela peut être très central pour une partie de la population.
Il faut tout de même être un peu dégagé des contraintes matérielles, sans être extrêmement riche, pour avoir aussi ce souci du bonheur autour de l’épanouissement personnel et de la personne. Ce ne sont pas non plus des clivages énormes. La grande majorité des individus dans notre société sont scolarisés mais les modes de socialisation varient. Le souci de soi qui renvoie à la jouissance et à la sexualité est plus important dans les catégories dites intermédiaires et supérieures.
Il y a une évolution. Par exemple, les rayons « développement personnel et sexualité » de certaines grandes librairies sont beaucoup plus remplis que les rayons de sociologie : la quête du bonheur et trouver des recettes, etc., est suffisamment forte pour qu’il y en ait commerce.
De la salle – Ce que vous venez de dire me fait penser à une polémique récente entre l’école de sexologie française et anglo-saxonne sur la question « existe-t-il un point G ? » L’école française, notamment le docteur Buisson, revendique qu’il existe un point G. Les Anglo-saxons eux s’en défendent. Mais au-delà de cela, une femme qui n’aurait pas d’orgasme serait-elle quelque part anormale ?
Marie-Carmen Garcia – Je ne pense pas qu’elle soit anormale. Notons que pour la sociologie, il y a peu de choses anormales, c’est un des avantages que nous avons par rapport à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales.
Honnêtement, je ne sais pas si le point G existe. On en parle énormément. Certaines personnes sont mieux qualifiées pour en parler. En tout cas, certaines femmes ont un rapport à leur corps, jouissif ou avec du plaisir. L’orgasme féminin est intrigant, alors qu’on se dit que l’orgasme masculin est acquis, visible. C’est culturel et social. Mais un doute subsiste sur l’existence sociale de la sexualité féminine en tant que telle. D’où toute cette littérature et ces questionnements sur le point G. Peut-être que si on se libérait, pour les femmes, en tant que femmes, de ce type de questionnement (par exemple celui sur la normalité, notamment des orgasmes), cela irait mieux et on se rapprocherait d’une petite égalité avec les hommes. Et puis cela les libérerait aussi.
Patrick Wald Lasowski – C’est le mot de Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe » à la fin du 18e siècle. Quant au point G, je dirais volontiers que c’est la prise de parole.
C’est, dans la littérature, le moment d’émergence d’une parole féminine qui se dresse contre le pouvoir masculin, contre les préjugés. De nombreux romans libertins donnent la parole à une femme qui raconte son histoire, qui dit cette volonté du plaisir, qui dénonce chez les hommes le droit de se déclarer libertin et d’en faire un « motif de gloire », alors qu’à peine les femmes en sont-elles soupçonnées, elles sont férocement blâmées. Le point G est cette mobilisation de la parole féminine.
Émilie Valantin – En 1655, Suzanne et Fanchon, dans L’école des filles ou la philosophie des dames, sont deux cousines qui parlent ensemble du plaisir féminin. Ce qui a valu à ses deux auteurs beaucoup d’ennuis.
Patrick Wald Lasowski – Oui, de nombreux romans racontent comment des prostituées enseignent l’art du plaisir. Transmission d’un savoir, qui sert aux hommes, mais qui permet aux femmes d’affirmer leur droit au plaisir.
Gérard Wormser – L’idée moderne du bonheur est indissociable de cette idée de sécularisation. À une époque peut-être un peu plus ancienne, on aurait plutôt focalisé sur le salut que sur le bonheur. En ce sens, les normes culturelles sont d’une plasticité invraisemblable : si tout se passe au niveau de l’imagination, la jouissance est autant intellectuelle que corporelle, et les normes sociales et morales du conditionnement collectif font effectivement que la perversion culturelle est telle que les sociétés trouvent du plaisir à des attitudes de conformisme collectif, qui peuvent apparaître répugnantes d’une culture vis-à-vis d’une autre.
Il est évident que le gain cognitif et subjectif de l’individualisation des sociétés contemporaines a un coût psychique énorme, celui de l’obligation d’expliciter les modèles de questionnement que chacun d’entre nous actionne, pour justifier comme il/elle le peut, les différentes polarités de sa propre existence et de sa relation aux autres. Ce coût psychique vient en contrepartie d’une rationalisation collective de nos normes parce que le cerveau du bonheur est un cerveau collectif. Le passage par le langage est donc premier, et c’est seulement à travers le passage par le langage que le cerveau peut se trouver reprogrammé d’une certaine façon par des conditionnements liés à l’éducation, liés aux milieux sociaux, liés aux projets de vie qu’à petit groupe ou plus grand groupe, les uns ou les autres sommes capables de former et d’agir.
De la salle – Que pensez-vous de la montée des addictions comme quêtes de plaisir qui active l’hypothalamus, et qui rend les gens non pas libres mais esclaves ? Ici, l’addiction équivaut à un esclavage.
Serge Wunsch – Si on fait le lien entre l’addiction et la sexualité, des études récentes montrent qu’il y a un parallèle extrêmement important entre l’état amoureux et les états des personnes dépendantes à l’héroïne, ou à la cocaïne, etc. Ce qui signifie que la sexualité et l’usage de drogues vont activer les mêmes régions du cerveau (le système de récompense). Même si en réalité les choses sont beaucoup plus complexes, en simplifiant, l’état amoureux est effectivement un état « de dépendance » au partenaire.
Il est difficile de répondre d’un point de vue neurobiologique sur l’aspect de liberté. Ne sommes-nous pas dépendants, contraints ou « prisonniers » de notre organisation biologique ? Il faut savoir que ce système de récompense, à l’origine du plaisir, qui va être activé à la fois par l’amour, par les drogues, mais aussi chaque fois qu’on ressent du plaisir, a un fonctionnement « addictif ». Plus on va l’activer, plus on va rechercher sans cesse de nouveau du plaisir. C’est son fonctionnement « normal ».
Avec les drogues, il y a cet état où il faut sans cesse répéter de plus en plus la prise de drogue. C’est comme la sexualité, on recherche toujours de nouvelles sensations, de nouveaux états, etc.
D’un point de vue neurobiologique, on peut dire qu’il est « biologiquement normal » de rechercher constamment des nouvelles situations de plaisir. Tant que la personne peut les vivre, cela sera gratifiant. Le problème apparaît lorsque la personne n’obtient plus ces plaisirs.
Marie-Carmen Garcia – Non spécialiste des addictions, j’ai analysé un certain nombre de discours de personnes infidèles. Et dans ce travail-là, la question de l’addiction revient. On a un vocabulaire addictif, dans les relations occasionnelles, pour des gens qui vont considérer qu’ils ne peuvent s’en passer, avec l’idée de culpabilité, etc., de souffrance, « mais je ne peux pas faire autrement », et « comment puis-je m’en sortir », etc. On parle de l’état amoureux dans ces termes aussi. En effet, le vocabulaire addictif (shoot, dose) se retrouve dans des discours de femmes célibataires qui ont des relations extraconjugales durables avec des hommes mariés. Il est surprenant que cela ne s’épuise pas au cours du temps.
Cet amour dure au-delà des statistiques : pour les sociologues, des statistiques sur les déclarations individuelles à propos de l’état amoureux dans l’extra-conjugalité montre qu’au delà de douze mois, c’est quelque chose qui dépasse un peu les normes, et notamment pour ce qui est des relations extraconjugales. Le passage des trois mois, des dix-huit mois, marque normalement la fin de cet état amoureux pour différentes raisons. Et là, cela dure des années, elles parlent de leur « shoot », de dépendance, elles souffrent énormément, elles essaient de s’en défaire, elles font un peu des « cures de désintoxication », en déménageant loin par exemple.
Quand on se pose la question des rapports homme/femme dans la relation amoureuse, on est sur des cas typiques de femmes prisonnières par des relations dont elles souffrent énormément et dont elles veulent se libérer. Nous sommes ici dans des états amoureux particuliers qui durent, définis comme étant de l’addiction.
De la salle – Croyez-vous qu’ils s’agissent vraiment de l’état amoureux ? Tout dépend si ces personnes aiment leurs partenaires.
Par exemple, vous mangez une glace. Au bout de deux minutes, on vous l’enlève. Vous avez envie d’en manger à nouveau. Vous en remangez, on vous l’enlève une nouvelle fois. Vous aurez encore envie de la remanger. En fait, l’état amoureux est là. On est à la porte, on est sur le point d’entrer. Mais on ne va pas en profondeur dans la relation. Cela ne peut jamais se terminer parce que cela ne commence jamais. C’est un état qui n’est pas un état amoureux. Ne croyez-vous pas qu’il s’agit d’un état purement instinctif, primaire ? L’amour, n’est-ce pas autre chose qui fait que justement il y a un processus, une évolution, et qui fait que cet état amoureux est une phase, et que cela évolue ? Donc à la fin, on aura apprécié la glace, son goût qui sera différent. Je pense que dans l’état amoureux, il y a une dimension de réflexion, d’échange, de profondeur. Or avec vous, mon « shoot », etc., on a l’impression que c’est de la consommation. Et j’ai envie de rattacher cela à un mode de consommation en général, une surconsommation, un petit peu à chaque fois. Est-ce vraiment un état amoureux ?
J’ai l’impression qu’on est là dans un mode de consommation, un mode consumériste un peu typique de notre société.
Maria-Carmen Garcia – Probablement. Il y a des cas comme celui-là. Dans l’extra-conjugalité occasionnelle, etc., on a ce discours-là. Et de plus, les gens ne vont pas forcément dire qu’ils sont amoureux. Très souvent, ils vont considérer qu’ils ne sont pas amoureux de leur(e) conjoint(e), mais qu’ils l’aiment, et qu’ils ont du plaisir avec les autres personnes. En revanche, l’exemple que vous donnez de la glace, évidemment, on y pense immédiatement. Pour ces femmes « maîtresses » (terme un peu archaïque) d’homme marié pendant des années et qui attendent le divorce, on enlève la glace de nombreuses fois, et finalement, il est probable que vous ne vouliez plus de la glace. Certes, la frustration entraîne une envie encore plus forte, mais il y a tout de même un moment où une espèce de raison prend le dessus, où les gens abandonnent.
Sauf que là, cela ne se passe pas. Est-ce de l’amour, est-ce autre chose ? L’amour n’est pas universel. Odile Journet, ethnologue qui travaille sur la Casamance, au cours d’une journée d’étude sur cette question de l’amour, expliquait que dans l’ethnie auprès de laquelle elle travaillait, quand ils voyaient les occidentaux avoir des chagrins d’amour, ils riaient car ils ne comprenaient pas. Chez eux, quand quelqu’un ne veut plus de vous, vous ne pouvez pas l’aimer, ce n’est pas possible. Chez nous, c’est non seulement possible mais un petit peu valorisé, on souffre un peu tout de même, pour aimer, surtout les femmes.
Il y a différentes conceptions de l’amour. En travaillant sur l’extra-conjugalité, bien souvent, certaines personnes disent aimer deux personnes à la fois, mais pas de la même manière. Alors que pour un grand nombre, c’est inconcevable. Je ne vais pas me prononcer à dire qu’ici, on peut parler d’amour, mais pas là, qu’ici c’est de la consommation… C’est tout de même le ressenti des gens.
De la salle – Mais là, on peut se demander s’il n’y a pas un autre débat, c’est-à-dire désir ou amour. Peut-on désirer sans aimer ? Peut-on aimer sans désirer ?
Marie-Carmen Garcia – Peut-on vraiment les séparer ? L’amour et le désir sont des constructions sociales. Le modèle amoureux sur lequel est le couple contemporain, est celui de l’amour courtois du 17e, 18e siècle, amour adultère et inégal entre l’homme et la femme, pas voué à durer, ni au mariage, romantique avec un peu de souffrance sinon on n’a pas l’impression d’être trop amoureux, avec le fait de ne pas pouvoir se passer l’un de l’autre, etc. On apprend cela toute petite. Les contes de fées en sont remplis ! Dans La Belle au bois dormant, le Prince charmant qui va venir réveiller la demoiselle et qui va la révéler, etc. C’est culturel aussi mais ce n’est pas parce que c’est construit socialement qu’on ne le ressent pas. Une chose n’ôte pas l’autre. Les gens vivent vraiment les choses.
Serge Wunsch – Pour les personnes intéressées par le problème de l’amour et de la dépendance, l’addictologue Michel Reynaud a écrit l’amour est une drogue douce… en général [11] . Simple, ce livre présente toutes les données que l’on connaît actuellement, les liens entre l’addiction et l’amour.
Marie-Carmen Garcia – Sur les drogues douces, il y a de l’addiction ? Je ne suis pas sûre.
Patrick Wald Lasowski – L’amour frappe jusque dans la littérature libertine, où, bien entendu, la quête du plaisir est l’autre de l’amour. Pensez au marquis de Valmont des Liaisons dangereuses, qui tombe amoureux de Madame de Tourvel. Après l’avoir condamnée à mort en l’abandonnant, après l’avoir séduite, il reconnaît qu’il l’aime et meurt au terme du roman.
Pour l’addiction que vous évoquiez, il n’y a pas de réponse. Le libertinage lui-même n’est pas toujours heureux.
Prenez l’exemple de Jean-Jacques Rousseau dont la sexualité est liée à la fessée, et qui, dit-il, n’a jamais osé demander à la femme qu’il aime cette « ultime faveur » qui aurait mis le comble à son plaisir. De là une forme d’addiction au fouet, qui le sépare toujours plus de la plénitude de la relation amoureuse.
De la salle – Je voulais revenir sur les femmes qui sont dans l’attente. Seules certaines femmes sont-elles dans cette position-là ? N’y a-t-il pas d’homme « maître » en opposition à maîtresse, amant dans cette situation ?
Par rapport aux personnes dans cette situation d’attente, plutôt que le débat sur le fait qu’elles soient amoureuses ou pas, du point de vue psychologique, pourquoi acceptent-elles de rester dans cette situation de tiers personne pendant tant d’années ? Pourquoi dans certaines circonstances, cela va durer ? Je pense qu’il y a des choses à creuser du côté psychologique.
Et pourquoi certaines femmes peuvent-elles s’oublier ?
Marie-Carmen Garcia – Certains hommes sont dans ces situations-là, mais c’est plus rare. Je l’explique socialement. Dans les rapports homme/femme, avoir plusieurs femmes pour un homme est plus valorisant que l’inverse. Cela reste dans les structures mentales. Ils souffrent moins. J’en ai interviewés certains : ils peuvent attendre éventuellement, mais ils ne montent pas au paroxysme de la souffrance. Concernant ces femmes-là, ce phénomène les effraie parce qu’elles s’isolent beaucoup par exemple.
Une de mes hypothèses est qu’elles adhèrent à une figure du sacrifice féminin par amour de façon paroxystique. Elles sont prêtes à presque tout mais avec tout de même derrière certaines rétributions à ce sacrifice : si l’amant quitte sa femme pour elle, c’est le gain ultime dans les concurrences féminines, dans le système de genre, les relations structurelles homme/femme dans notre société, c’est-à-dire que si un homme quitte une autre femme pour elle, elle gagne tout. C’est vrai qu’elles sont dans le sacrifice de soi ultime, elles sacrifient parfois la maternité car cela peut durer des années, voire une vie.
Parties annexes
Notes
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[1]
Paru en février 2011, aux Éditions Gallimard.
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[2]
Satire anonyme composée de plusieurs cahiers publiés en 1622. Ils furent réunis en 1623 sous le titre Recueil général des Caquets de l’Accouchée.
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[3]
Diminutif. Vient de libertus : esclave affranchi par son maître.
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[4]
Art Louis XV ou l’art « rococo ».
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[5]
Extrait de La coupe enchantée.
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[6]
Titre complet du livre de John Marten : Onania; or, The Heinous Sin of Self-Pollution, and all its Frightful Consequences in Both Sexes.
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[7]
Titre complet du livre de Samuel Auguste Tissot : L’onanisme, traité sur les maladies produites par la masturbation.
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[8]
Wagley, Charles, (1977), Welcome of Tears: The Tapirapé Indians of Central Brazil, Waveland Press 1983.
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[9]
Dictionnaire libertin, à paraître aux Éditions Gallimard en février 2011.
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[10]
Ainsi nommé par Norbert Elias.
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[11]
Ouvrage paru en 2005 aux Éditions Robert Laffont.