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Le monde arabe est comme une bête endormie, longtemps sous l’influence d’un dosage expert de stabilité et de répression… Et quand la belle se réveille, l’Occident est comme sourd et muet. Les politiques ne comprennent pas et cherchent à soutenir et sauver leurs amis. C’est bien le discours de la transition légitime. La presse non plus, elle qui attend, dans sa grande majorité, l’émergence d’un islamisme longtemps annoncé qui viendra conforter nos idées reçues. Aux États-Unis, on est toujours en train de rechercher des échos du fameux discours du Caire qui en réalité n’a traduit que l’aveuglement de l’establishment. Au Royaume-Uni, en Allemagne comme en France, on nous annonce la mort du multiculturalisme au moment même où la rue arabe s’empare de la langue universelle de notre époque. La surprise est bien dans ce fait : la rue arabe, ce monstre longtemps décrié et humilié, a réussi là où d’autres ont bien échoué.
L’imprévisible nous invite à revisiter nos présupposés et à revoir nos analyses. En Tunisie d’abord, puis en Égypte, la misère et le désespoir de quelques individus, associé au combat de multiples groupes, ont rendu possible une révolution inespérée, dans une région maudite, condamnée à un fatalisme imaginaire. Le Choc des civilisations, modèle politique curieusement accepté par l’Occident, a bien eu lieu. Mais il n’est point question en ce début de 2011, d’un conflit entre un Occident laïque et démocratique d’un côté, et d’un Orient malmené par le fatalisme et la violence de sa religion, de l’autre. Loin de là. Le choc que nous avons tous vécu est celui de l’écart de plus en plus flagrant entre les paroles et les actions, entre les discours idéalistes et les réalités économiques et politiques. L’impératif de la stabilité, dans cette région volatile, a longtemps autorisé les dictatures et les monarchies absolues. Il était souvent l’euphémisme d’une tolérance, celle de l’oppression et de la corruption tout court. Cet impératif a un corollaire : le visage de l’État. Un gestionnaire, un président ou un monarque, même un général. Autrement, on ne voit que chaos et désordre. Curieusement, même la presse libre a opté pour un choix sémantique révélateur. En Égypte, Hosni Moubarak était un ‘autocrate’ et non point un dictateur ni même un ‘homme fort’ (réservé souvent à Qadhafi). Ce choix n’est que la continuation du silence occidental devant la voix du peuple et de la rue arabes.
La stabilité, moteur du mal arabe actuel, a toujours été justifiée comme un choix difficile, voire même une nécessité réaliste. Un pragmatisme qui n’a pour objectif que d’éviter l’émergence de républiques islamiques hostiles à l’Occident. Le malheur est que ce choix, dans le monde arabe, a mis en place une condition insupportable. C’est comme si l’homme arabe était, involontairement, le personnage principal d’une tragédie. Devant lui, deux voies. La première, celle de la soumission, mais aussi de la misère et de la pauvreté et surtout de l’immobilisme politique. La seconde, celle de la résistance, c’est-à-dire, le choix des armes et de la violence. La première voie, la plus commune est aujourd’hui fragilisée et en mutation. La seconde, multiple et variée, est elle aussi en quête de revalorisation après le départ de Ben Ali et de Moubarak. Certes, il ne faut pas oublier les spécificités locales (disons celle des Territoires Palestiniens, du Liban, pour ne citer que ces deux exemples), ni exagérer l’unité d’un monde arabe riche de diversité. Il n’en reste pas moins vrai que la Tunisie et l’Égypte ont ouvert une nouvelle brèche et montré une nouvelle voie, celle du changement politique inédit et pacifique.
Dans ce contexte, la rue arabe a bien parlé le langage non pas seulement de la modernité (qui, comme on nous le rappelle souvent, fait obstacle pour la civilisation arabe et l’Islam) mais aussi celui de l’actualité. La technologie numérique a joué un rôle central dans l’organisation et le support des manifestations. La chaîne Al Jazeera a elle aussi mené ouvertement la bataille de la rue contre la censure des autorités égyptiennes. Entre les deux, une forme de pan-arabisme nouveau a vu le jour. On est tenté même d’y voir un pan-arabisme éclairé car il semble répondre à la nouvelle réalité de la rue. Cette nouvelle réalité politique est indissociable de la technologie qui l’a rendue possible. La rue comme le peuple sont des noms qui font disparaître les individus mais ce sont aussi les agents potentiels d’une transformation sociale portée par une éthique de la transparence et du partage inscrite dans la culture numérique. Une sorte de sagesse politique des foules, au lieu de sa redoutée folie meurtrière. Au lieu des révolutions Facebook ou Twitter, ce sont les valeurs des pratiques numériques qui sont les agents de cette mutation politique et sociale.
La culture numérique est porteuse de changement radical. Si les outils sont les mêmes partout dans le monde, les usages varient en fonction du lieu et des circonstances. Cette souplesse ne doit pas cacher l’apport fondamental du numérique : un nouveau regard sur le monde, sur l’histoire et une transformation sans pareille de l’espace public. La Tunisie comme l’Égypte symbolisent ce changement porté par le numérique : quelques noms propres, un lieu et la foule. Ces trois éléments, dans leur actualité, font difficulté. Ils mettent en place une politique de l’anonyme, ou plutôt, une politique diffuse, sans visage et sans chef principal ou unique. C’est bien cette dimension qui dérange car elle exprime un déplacement du lieu du politique vers un nouvel espace qui, malgré ses premiers succès, reste à délimiter et définir. Mais c’est aussi un résultat qui va de pair avec la nature de l’économie politique à l’ère du numérique. Il est intéressant de noter, en passant, que la sociabilité numérique émergente a été l’agent de transformation des élections, surtout aux États-Unis. Dans le monde arabe aujourd’hui, elle est, semble-t-il, le site de tous les conflits politiques et le moteur de changement de régimes politiques et non pas seulement, espérons-le, de chefs politiques. La troisième voie est aussi la voix du peuple.
Ce pan-arabisme naissant incarne ainsi une forte volonté de changement institutionnel et surtout le désir de mettre fin à la corruption qui ronge la région ; un appel aux institutions (politiques, juridiques et civiles) longtemps neutralisées, au nom de la stabilité, par les lois d’urgence, de retrouver leurs positions et d’inaugurer une ère politique libre de tout culte de la personnalité. Sans oublier la nécessité d’une vraie politique économique et la création de travail pour les plus pauvres aussi bien que pour les plus éduqués.
La transition sera longue et difficile et les dangers multiples. Les problèmes sont certes complexes. Mais l’essentiel a été fait. Montrer qu’une autre voie est possible et qu’elle peut se faire sans violence et dans la modernité. Les réformes ne sont plus des objectifs abstraits et lointains.
Montrer surtout que le monde arabe, dans toute sa diversité, est une civilisation lettrée, une civilisation du livre et non pas du fatalisme religieux. Une culture de l’écrit et non du prescrit.
حضارة الكتاب لا المكتوب