Résumés
Résumé
Comment le travail poétique peut-il penser le corps ? L’écriture peut-elle « changer la vie » ? Ce sont là des questions auxquelles a tenté de répondre Monique Wittig à travers son travail d’écrivain, indissociable des luttes féministes et lesbiennes dont elle a été une ardente représentante dans les années 1970. Un siècle auparavant, Arthur Rimbaud commençait à secouer dans sa poésie les figements identitaires et la subjectivité occidentale. Sans jamais instrumentaliser la littérature à une cause politique, les deux écrivains présentent la même capacité à dynamiter les structures de pensées les plus ancrées dans les consciences pour faire advenir du « nouveau ». A travers l’étude de quelques extraits des œuvres de Rimbaud, nous tentons de montrer ici comment le poète « voleur de feu » a essayé, par l’aventure poétique, d’échapper à une pensée binaire et simplificatrice.
Abstract
How can poetic work think about the body? Can writing “change life?” Those are questions that Monique Wittig has tried to answer through her work. They can't be examined separately from her political commitment in feminist and lesbian struggles during the 1970’. One century ago, Arthur Rimbaud, in his poems started to take issue over the stiffness of the occidental identity and over its subjectivity. Without ever exploiting literature as a subordinate to a political cause, the two writers demonstrate the same capacity to explode thinking structures in order to make something “new” happen. Through studying some extract of Rimbaud's work, we attempt to demonstrate here how the “voleur de feu” poet has tried, through poetic adventure, to escape from a binary and simplistic way of thinking.
Corps de l’article
La présente étude se veut une articulation entre l’œuvre de Rimbaud et les plus récentes « gender studies » ou « études de genres » au pluriel pour tenter d’inclure ce qui concerne les genres littéraires, les genres grammaticaux, bref les genres dans leurs rapports avec le langage. Plus précisément, il s’agira d’articuler l’œuvre de Rimbaud avec celle de Monique Wittig, féministe matérialiste française liée par la suite aux théories « queer ». Il ne s’agira pas d’effectuer une comparaison entre ses textes et ceux de Rimbaud, ce qui serait un travail de plus longue haleine, mais d’utiliser sa pensée théorique pour la mettre en relation avec la pensée de Rimbaud, et ainsi essayer de voir de quelle façon ce dernier peut se présenter comme un précurseur de certaines idées développées au 20e siècle au sein des études de genres. Pour commencer, je développerai brièvement la pensée théorique de Monique Wittig, par quoi j’entends sa pensée féministe, donc politique, et sa pensée poétique qui comme nous le verrons sont étroitement imbriquées. Nous entrerons ensuite dans le vif du sujet, à savoir l’œuvre de Rimbaud. Mais je voudrais avant cela faire quelques remarques préliminaires.
Ce travail n’était pas prévu au départ pour s’inscrire dans le cadre du thème défini pour ce séminaire duquel il fait maintenant partie, « Spectres et rejetons des études féminines et de genres ». Je ne sais pas à quel point il pourra être pertinent sous cet angle, dans la mesure où le point de vue adopté est très largement celui de ce qu’on appelle en général le « post-féminisme », qui intègre la pensée « queer ». Je ne suis pas sûre d’avoir, à ce stade de mon apprentissage et de mes recherches, le recul nécessaire pour réinterroger la notion de « féminin » utilisée ici, qui reste très floue à mes yeux.
Pour lors, c’est plutôt le terme « féministe » qui m’a intéressé. Il me paraissait important de le réhabiliter à cause de sa portée politique et parce qu’il m’a l’air d’être actuellement frappé d’un tabou, de n’être plus prononçable sans éveiller directement le soupçon, pour des raisons diverses et variées. Comme le déclare Marie-Hélène Bourcier dans Sexpolitiques : « […] il est difficile de s’identifier "féministe" en France à moins de passer encore pour une "hystérique", une femme qui n’aime pas les hommes, donc une lesbienne ou une mal baisée[1] ». Or, « le » féminisme, comme les genres, prend des formes multiples et ne peut évidemment pas se réduire à un seul et unique courant de pensée. En choisissant de travailler avec Monique Wittig, je prends un parti qui me sert de ligne directrice dans ce travail, mais que je ne voudrais pas restrictif et qui a bien sûr ses inconvénients.
Wittig, comme nous allons le voir, s’inspire du matérialisme et du modèle de la lutte des classes, même si elle reste critique à cet égard. Marie-Hélène Bourcier, toujours dans Sexpolitiques, fait la critique de ce féminisme matérialiste dans lequel s’inscrit Wittig, et je la cite pour nuancer d’avance mon utilisation du terme « classe » pour désigner les-femmes :
« En compactant la classe et la catégorie de sexe (social) comme seul vecteur d’oppression des femmes, le féminisme radical a imposé un féminisme monogenré (excluant la politique lesbienne, surtout menée par des butchs) et a contribué à faire croire que l’oppression de genre est synonyme d’oppression de la femme, que les études de genres son synonymes d’études sur les femmes ou le genre féminin. »[2]
Voir les études de genres comme des études portant uniquement sur les femmes me paraît très restrictif. A mon sens, le féminisme et les études sur le genre féminin ne constituent qu’une partie des études de genres. Seulement, je n’ai pas trouvé pour l’instant de meilleur moyen pour signifier le caractère non-essentiel de la catégorie « femme » que d’en faire une classe sociale, et je me cantonne à ce parti pris dans cette étude.
A propos des « Gender Studies » et de leur rapport à la littérature
Issues des mouvements féministes, les études sur le genre ont pour tâche principale de faire éclater la différenciation essentialiste des sexes, pour mettre en avant le fait que l’identité de genre est une construction sociale, et non une donnée naturelle. En outre, cette construction a pour base une opposition hiérarchique entre ce que Monique Wittig appelle la « classe » de « la-femme » et celle de l’-homme qui est la classe dominante. Il y également chez Wittig une remise en question de ce qui est considéré comme la sexualité normale, c’est-à-dire de l’hétérosexualité, qu’elle voit comme un régime politique qui existerait précisément pour créer et renforcer la domination masculine et l’oppositions des sexes au moyen du contrat de mariage. Cette théorie politique n’est pas séparable de l’œuvre de fiction de Wittig. La plus grande partie de son œuvre est d’ailleurs constituée de son travail littéraire. Pour elle, l’œuvre littéraire s’apparente à une machine de guerre, au cheval de Troie[3], que la société d’abord réticente finit par laisser pénétrer dans ses institutions comme les Troyens le cheval des grecs dans l’enceinte de leur Cité. Mais ce cheval est autre chose que ce qu’il semble être : plus qu’un beau monument, une machine de guerre dont le but est « de démolir les vieilles formes et les règles conventionnelles[4] ». Or le but de Monique Wittig en tant que féministe est évidemment de détruire par le travail de la langue littéraire ce qu’elle nomme « la catégorie de sexe », ce qui passe notamment par un travail sur les marques grammaticales du genre. Son objectif est également de déstructurer les corps « hétérosexualisés » pour reconstruire des corps nouveaux, libérés du joug de la société patriarcale[5]. Cette volonté de dépassement des catégories de l’identité, il nous semble la retrouver chez Rimbaud, sous diverses formes que nous nous attacherons à examiner.
Introduction sur Rimbaud
L’ambition poétique de Rimbaud est bien connue, grâce notamment à la fameuse lettre dite du « voyant » à Paul Demeny[6] : il s’agissait pour lui de trouver une langue qui permette d’exprimer l’inexprimable, d’accéder à « l’inconnu », de faire que l’ « énormité » devienne « norme » et ainsi de marcher vers le « progrès ». Le poète serait « un multiplicateur de progrès », dit-il. En d’autres termes, la tâche du poète serait en quelque sorte de déconstruire le langage commun, le langage qui fait passer pour des évidences tout ce qui n’est précisément que constructions de ce langage, et de mettre au jour, à travers une langue nouvelle, un langage sans cesse renouvelé, toutes les possibilités que le langage des dictionnaires laisse derrière lui. A travers le travail du langage, le poète partirait alors à la conquête d’une sorte de monde « plus vrai » que le monde modelé par le langage commun et rendu étriqué par celui-ci. « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute ». Le Moi qui nous semble aller de soi, le Moi que la société nous fait être, la tâche du poète est en quelque sorte de l’anéantir pour aller trouver derrière lui autre chose de plus vrai, à travers le fameux « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Se cultiver « des verrues sur le visage » pour en finir avec la surface lisse imposée par les lois du langage. Pour ce faire, il s’agit alors de dépasser les catégorisations usuelles, les découpages réducteurs du monde, dans lesquels sont inclus tous les découpages binaires.
On entrevoit alors le lien qui attache Rimbaud aux études de genres. Il y a chez Rimbaud, comme dans la démarche de ces recherches, une volonté de réinventer l’humain, non seulement dans son être psychologique mais également dans son corps matériel, et cette réinvention passe dans les deux cas par une nouvelle conception de l’amour et de la sexualité. Nous tenterons ainsi de dégager ce qui, dans son œuvre, nous semble aller vers un dépassement des binarismes, de genre d’abord, mais aussi d’autres sortes, pour finalement observer la destruction que Rimbaud opère par le langage des « vieilles formes », afin d’inventer du « nouveau » : nouvelles langues, nouveaux êtres, nouveaux corps, nouvelles amours.
La-femme chez Rimbaud
Nous l’avons vu, la première façon d’asseoir solidement un binarisme est d’opposer de façon répétitive un terme à un autre tout en établissant une hiérarchie entre les deux termes. C’est ce qui se passe dans la longue tradition littéraire occidentale, foisonnante en histoires d’amour où chaque terme du couple hétérosexuel occupe toujours soigneusement sa place et tient son rôle. Or il y a chez Rimbaud une volonté de dépasser ces conceptions ancestrales de l-’homme, de la-femme et du couple.
Il est beaucoup question des femmes dans l’œuvre de Rimbaud, desquelles il parle comme Wittig : de la-femme. Bien des fois il dénonce explicitement la condition qui lui est faite dans la société où il vit, et cela dès les premiers poèmes. Il y a d’abord ce passage de « la lettre du voyant » à Paul Demeny :
« […] Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.[7] »
Rimbaud appelle ici la condition de la femme, son « infini servage » au profit de l’homme qu’il qualifie d’ « abominable ». Les termes sont très forts pour dénoncer le rapport inéquitable des deux sexes et la domination masculine. La situation de dépendance et de soumission de la-femme à l’-homme est ici dénoncée sans ambigüité. Certes, Rimbaud continue d’opposer les deux termes, le « elle », la-femme, unique, un brin essentialisée, aux « nous », les-hommes multiples et divers, mais sa position n’en reste pas moins extrêmement moderne et en avance sur son temps, étant donné ce qu’on peut trouver sous la plume d’écrivains reconnus de cette époque. Beaucoup de commentateurs ont minimisé cette position très avant-gardiste de Rimbaud au sujet des femmes, en arguant que la Commune de Paris était une période propice à la libération des femmes et que les idées émancipatrices étaient à la mode. Mais Christine Planté, dans un article très récent[8], montre que la position de Rimbaud n’est en rien « dans l’air du temps ». Elle rappelle d’une part que le mot « féministe » n’existait pas encore et d’autre part que « la Commune est loin de constituer un moment favorable à l’émancipation féminine[9] »:
« comme c’est souvent le cas en temps de guerre, à la faveur du conflit "les activités féministes se figent […] la question de l’égalité des sexes n’est pas à l’ordre du jour, même parmi ses partisans". Le rôle des femmes pendant cette période est important, certaines participent aux combats de rue et frappent l’opinion par leur courage […]. La plupart des femmes interviennent dans des rôles de cantinières, d’ambulancières et de soins aux blessés. Les communardes, si elles tiennent "un rôle d’avant-garde" […] ne se battent pas pour la cause des femmes. La question du travail féminin est posée, le droit de suffrage, ou la liberté et l’égalité dans le mariage ne sont pas à l’ordre du jour. C’est en fait la propagande versaillaise qui constitue les Pétroleuses en figures du désordre moral et social, faisant de l’action publique des femmes un symptôme de chaos et un résultat des discours d’émancipation antérieurs[10]. »
Discours antérieurs qui sont d’ailleurs globalement des discours qui insistent encore sur la différence essentielle de la-femme par rapport à l’-homme et notamment sur son rôle maternel. Le plus intéressant dans le discours de Rimbaud, c’est que, contrairement à beaucoup, lui pose ici la question de la différence des genres. Il n’affirme pas une différence irréductible entre le masculin et le féminin : il s’interroge. « Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? », cela signifie qu’il n’en est pas certain, que potentiellement, la-femme serait non pas l’Autre mais la Même. Et c’est ce que Rimbaud semble souhaiter tout au long de son œuvre. Certains poèmes comme « Mes petites amoureuses » pourraient facilement être assimilés à des brûlots misogynes. Mais ce serait très mal les lire. Il y a certes une évolution tout au long de l’œuvre de Rimbaud, et si les premiers poèmes portent encore quelques traces de « l’éternel féminin » (voir « Les reparties de Nina », par exemple), celui-ci tend à disparaître par la suite dans Une saison en enfer et dans les Illuminations. Le cri de haine des femmes que constitue « Mes petites amoureuses » (pp. 90-92) n’est qu’un cri de haine de la-femme, celle-là même que produit le système patriarcal que dénonce si vivement Rimbaud par ailleurs. Dans ce poème sont passés en revue quelques-uns des attributs de la féminité : « bandoline », « sein rond », « tétons », qui sont associés à des termes péjoratifs tendant à les dénigrer. La bandoline est « dégueulée », les tétons sont « laids » et le sein rond est « infecté » des « salives desséchées » du narrateur. Il est également question de l’amour, lequel est malmené de la même façon. Le sentiment tant exalté par la littérature romantique est transformé en « vieille terrine ». Ce que foule au pied Rimbaud dans ce poème, c’est d’abord la-femme, la représentation traditionnelle du genre féminin, et ensuite les liens qui sont censés unir l’-homme à cette femme-là. Cet amour-là, stéréotype du sentiment hétérosexuel, Rimbaud le congédie. Comme l’écrit Christine Planté au sujet du « renvoi » dont parle Rimbaud dans le passage de la « lettre du voyant » cité plus haut :
« […] Rimbaud n’étant ni chef de famille […], ni chef de doctrine, il ne peut donner de renvoi que poétique : renvoi des clichés poétiques relatifs à la femme, et renvoi des femmes hors de la poésie [parce qu’ainsi aliénées, elles ne peuvent pas encore être poètes]. »[11]
La position de Rimbaud est donc tout sauf misogyne. Pour preuve dans les premiers poèmes toujours, « Les mains de Jeanne-Marie », poème en l’honneur des révolutionnaires de la Commune de Paris tant dénigrées par d’autres écrivains précisément parce que ces femmes outrageaient leur « féminité » en portant les armes « A travers Paris insurgé[12] » Au contraire, Rimbaud se réjouit de cet outrage, du caractère subversif de ces femmes :
Ça serrerait vos cous, ô femmes Mauvaises, ça broierait vos mains, Femmes nobles, vos mains infâmes Pleines de blancs et de carmins.[13]
Les communardes, femmes du peuple, sont ici opposées aux femmes nobles qui sont qualifiées de « mauvaises » aux « mains infâmes ». Mais au-delà de leur classe sociale, c’est aussi leur impeccable féminité qui est visée ici, puisque ces infâmes mains sont « pleines de blancs et de carmins », le blanc connotant la délicatesse, et le carmin, rouge de la féminité et de la passion, évoque également les produits cosmétiques (on parle de « lèvres carmin » pour dire qu’elles sont maquillées au rouge à lèvre). Le poète s’enthousiasme du fait que ces mains délicates puissent être « broyées » par les mains « fortes » de Jeanne-Marie. Pierre Brunel[14] et Seth Whidden[15] rappellent en outre que ce poème convoque un intertexte de Théophile Gautier, É tudes de mains, qu’il est intéressant d’examiner d’un peu plus près.
Ce poème comporte deux parties. Il décrit dans la première, intitulée « Impéria », « les mains d’Impéria, courtisane italienne du 16ème siècle »[16] et dans la seconde, intitulée « Lacenaire », celles du « célèbre criminel qui fut exécuté à Paris à l’âge de 26 ans en 1826 : il se voulait révolté contre la société tel le Manfred de Byron »[17]. Gautier décrit dans ce poème deux mains, l’une « moulée en plâtre » l’autre « coupée » censées reposer l’une près de l’autre. L’une est une main de femme, l’autre est une main d’homme. Ce qui les rassemble c’est qu’elles sont toutes deux les mains d’un marginal. Cependant la marginalité est traitée bien différemment selon qu’il s’agit de la femme ou de l’homme. La femme est marginale et un brin scandaleuse en cela qu’elle est courtisane, ce qui est l’alternative sulfureuse de l’épouse ou de la religieuse. Elle est une figure obscure, « une courtisane italienne du 16e siècle », nous dit Brunel. Elle n’est comparée à personne : point d’héroïne ou de héros auxquels s’identifier pour elle. « Par contraste », nous dit Gautier, la main de l’homme est celle d’un criminel très connu au 19e siècle. Sa criminalité est exaltée comme un acte conscient de rébellion. « Vrai meurtrier et faux poëte, /Il fut le Manfred du ruisseau ! », s’exclame le narrateur à la fin de son poème, faisant de l’assassin, par métaphore, le héros romantique par excellence. La description des deux mains en elle-même convoque en outre tous les clichés qui peuvent faire d’une main de femme une main « féminine » et de celle d’un homme une main « masculine ». Je passe rapidement en revue quelques uns des attributs des mains de la femme et de l’homme. Celle d’Impéria est d’une « élégance délicate », ses doigts sont « fins », elle est « nerveuse et mignonne » ou « comme une blanche poésie ». Celle de Lacenaire est « en même temps molle et féroce », d’une « grâce atroce », celle « du gladiateur » :
Un prurit d’or et de chair vive Semble titiller de ses doigts L’immobilité convulsive, Et les tordre comme autrefois.
Et à quoi sont-elles occupées, ces deux mains ? Celle d’Impéria à « [jouer] dans les boucles/ Des cheveux lustrés de don Juan » ou à « […] s’appuyer sur le col/ Et sur la croupe de lionne/ De sa chimère prise au vol ». Tandis que « l’outil » de la main de Lacenaire « fut un couteau » qui servait à ses « œuvres mauvaises ». Peut-être ses cheveux auraient-ils pu être caressés par les mains fines et blanches d’Impéria, puisqu’à côté de son travail de meurtrier rebelle, Lacenaire fréquente « des tripots et des lupanars ». Toujours est-il que les clichés poétiques sur le masculin et le féminin sont ici savamment mis en œuvre : à la femme l’amour, la rêverie et la délicatesse, à l’homme le combat, l’action et la violence. J’ai fait toutes ces remarques pour mieux montrer comment Rimbaud subvertit ce poème « binaire ». D’abord, il le « fond » si l’on peut dire, en un seul bloc, ce qui va lui permettre de mêler le féminin avec le masculin. Les mains décrites par Rimbaud sont d’une femme, non pas « Impéria », la courtisane idéalisée, mais plus prosaïquement « Jeanne-Marie », la femme du peuple. Ce qu’il est intéressant de remarquer, c’est que pour décrire ces mains de femme, Rimbaud va utiliser les caractéristiques que Gautier emploie pour décrire les mains de l’homme de son poème. Les mains de Jeanne-Marie utilisent des armes, non pas des couteaux, mais « des mitrailleuses ». On peut comparer le dernier quatrain du poème de Rimbaud au quatrain de Gautier cité plus haut (« Un prurit d’or et de chair vive … » etc.) ; le voici :
Et c’est un soubresaut étrange Dans nos êtres, quand, quelquefois On veut vous déhâler, Mains d’ange, En vous faisant saigner les doigts[18].
Le « soubresaut » qui prend ici « nos êtres » (les hommes ? les témoins de la scène plus globalement ?) renvoie aux soubresauts qui semblent réanimer les doigts morts du criminel dans le poème de Gautier. La foule sursaute avec les mains. Le saignement des doigts coupés de même renvoie à la main coupée de Lacenaire. Notons enfin que Rimbaud reprend la rime du quatrain de Gautier, qui fait rimer « doigt » avec « autrefois ». « Les mains de Jeanne-Marie » sont donc plus proches de celles de Lacenaire que de celle d’ « Impéria ». De même que Lacenaire, Jeanne-Marie est une héroïne révoltée contre l’ordre établi, révolutionnaire de surcroît. En se révoltant contre cet ordre, elle se révolte en même temps contre son genre (féminin) dont elle attaquerait les représentantes avec une violence égale à celle de l’anti héros romantique. « Les mains de Jeanne-Marie », avec l’intertexte en ligne de mire, c’est en quelque sorte Lacenaire qui attaquerait Impéria, les clichés poétiques masculins assassinant les clichés féminins, les subvertissant tous les deux par ce procédé d’emmêlement violent, contraire à la nette et étanche séparation numérotée en deux sections de Théophile Gautier.
Ce rejet de la-femme et des clichés poétiques la concernant se retrouve plus tard dans Une saison en enfer :
Il dit : « Je n’aime pas les femmes. L’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui. Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers… »[19]
Même procédé ici que précédemment. Le narrateur dit son dégoût des femmes et de l’amour dans une première phrase négative, mais pour, immédiatement après, apporter des précisions importantes. L’amour n’est plus entièrement rejeté comme dans « Mes petites amoureuses » : il est à « réinventer ». La-femme de même n’est plus simplement condamnée : elle est en même temps défendue. Le locuteur du discours rapporté critique à nouveau la situation dans laquelle la-femme se trouve, et souligne son impuissance face à cette situation. Elles ne veulent pas : « Elles ne peuvent plus que vouloir », dit-il, un mariage vénal qui leur apporte une situation de vie correcte et au profit duquel « cœur et beauté », c’est-à-dire les vrais sentiments, « passent à la trappe ». C’est donc l’institution du mariage qui est critiquée[20] pour ne produire que « froid dédain », et ceci précisément parce qu’elle est au service du système patriarcal qui est à nouveau dénoncé deux lignes plus bas. Ces dernières remarques me permettent de revenir à « Mes petites amoureuses ». L’un des quatrains les plus violents du poème, qui interpelle et menace, est le suivant :
Fade amas d’étoiles ratées, Comblez des coins ! - Vous crèverez en Dieu, bâtées D’ignobles soins !
Expression, arrivée au sommet, de l’exécration, de l’exaspération et du dégoût pour la-femme. Ces « étoiles ratées » que sont ces femmes, pourquoi le sont-elles ? Parce qu’elles ne se rebellent pas contre le conformisme social dont elles sont les victimes, ni contre leur condition d’esclaves. Esclaves de la religion catholique en laquelle elles « crèveront », la même religion catholique qui leur met le « bât » (c’est-à-dire le joug) qu’elles portent comme des ânes bâtées, ce bât des « ignobles soins ». Quels sont ces « ignobles soins » ? Probablement les soins qui reviennent aux femmes selon les lois dictées par les institutions de la religion et de l’État, c’est-à-dire les soins du ménage, dans le mariage chrétien (rappelons que les mains de Jeanne-Marie, elles « … n’ont pas lavé les langes / Des lourds petits enfants sans yeux »[21]). Je tiens en outre à souligner deux emplois que donne le dictionnaire de « bât » et « bâté »[22]. Par métaphore, « bât » peut signifier « esclavage » ou « contrainte ». Les trois exemples donnés de cet emploi sont tirés d’écrivains du 19e siècle, dont une strophe de Glatigny datée de 1870[23]. Quant à « bâté », il en existe un emploi proverbial, qui est le suivant : « Qui bâte la bête la monte » et qui signifie : « celui qui habille une femme, qui pourvoit à sa toilette en obtient aisément les dernières faveurs ». Manifestement, ce ne sera pas le narrateur de « Mes petites amoureuses » qui se chargera de « bâter » ainsi les femmes.
Le procédé d’interpellation violente peut sonner plutôt comme un appel à la révolte, et ce procédé, pour violent qu’il paraisse, est peut-être bien moins violent que le ressassement de clichés poétiques sur la féminité, qui présente l’avantage de laisser la-femme à sa place et de ne rien bousculer à l’ordre qui la crée. La-femme vénale, mariée, cette femme bâtée donc, est mise en regard dans la dernière phrase de l’extrait de « Vierge folle » que j’ai cité plus haut, d’une autre sorte de femmes qui échappent à cette attitude et dont le locuteur aurait pu, lui, « faire de bonnes camarades ». C’est-à-dire que lui n’aurait pas traité ces femmes comme des Autres, comme la-femme essentiellement différente à lui, l’Un, mais comme la Même ; non pas comme son épouse, « sa femme », son inférieure, mais comme sa « camarade », son égale.
Or qu’advient-il dans les faits à ces femmes dans lesquelles il discerne des camarades potentielles ? Elles sont « dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers ». C’est alors non plus la-femme en tant qu’elle est la-femme qui est condamnée, mais l’attitude violente de l’-homme à son égard, c’est l’-homme qui est finalement dénoncé par un dernier retournement de situation. Ce passage ne déclare pas la guerre aux femmes comme peut le laisser entendre la première phrase : il déclare la guerre au système qui produit et la-femme, et l’-homme, et qui est le système patriarcal. De plus, cette idée d’une camaraderie entre l’-homme et la-femme, Rimbaud y tient et y revient à plusieurs reprises dans son œuvre comme nous le verrons par la suite. Pour finir, notons une subtilité grammaticale de l’extrait cité. Dans ce texte, « l’époux infernal », c’est le locuteur dont le discours est rapporté par un narrateur féminin. C’est une femme qui parle, qui est la compagne de cet « époux infernal ». Cet époux infernal, c’est également le narrateur de tout le reste du texte d’Une saison en enfer, et en tant que tel, c’est lui qui introduit la parole de celle qu’il présente ainsi : « Écoutons la confession d’un compagnon d’enfer » (c’est nous qui soulignons). L’amie est mise au masculin : elle est le compagnon, et non pas même la compagne, terme qui connoterait une sorte de concubinage, qui l’accompagne dans son « enfer ». Cette nomination est une façon de la mettre à égalité parfaite avec le narrateur. Elle serait alors pour lui précisément cette « camarade » qu’il évoque plus bas, qu’elle lui fait évoquer. Leur couple vit en dehors des institutions, ils ne sont pas mariés, ils sont séparés par une assez grande différence d’âge, le personnage féminin étant plus âgé que le masculin : « […] J’étais veuve […] Lui était presque un enfant », raconte-t-elle. L’union d’une veuve et d’un adolescent est évidemment quelque chose de moralement condamnable en cette fin de 19e siècle ; pour preuve le ton de la veuve en question qui fait une touchante confession dans un style qui semble parodier le Rousseau de La Nouvelle Héloïse. A la fin du récit du « compagnon », le narrateur principal reprend la parole pour s’exclamer « Drôle de ménage ! » : un ménage hors-la-loi, en effet, un ménage qui défie les cases pré-remplies dans lesquelles est censé s’inscrire l’amour et par lequel Rimbaud évoque évidemment sa relation avec Verlaine, ce qui ajoute encore à l’ambiguïté générale du texte.
Il est temps de conclure que la-femme pour Rimbaud est le produit d’un système social dont il a horreur et qu’il dénonce. Ce système est mis en place par les institutions qui légifèrent sur l’amour pour des raisons économiques et sociales. Partant, tout sentiment d’amour est biaisé dès le départ et pour qu’un réel sentiment puisse exister, il faut mettre fin à cette situation socio-économique insupportable, par conséquent, à l’-homme et à la-femme comme entités séparées et essentiellement différentes.
« Le nouvel amour »
Rimbaud est alors en quête, dès les premiers poèmes, d’un « Nouvel Amour », plus « vrai » que l’amour que lui vend la société dans laquelle il évolue et qui le déçoit profondément. En effet son rejet se fait sentir bien vite face au type d’amour qui est exalté dans « Roman », dans « Première soirée » et dans « Les reparties de Nina », poèmes qui peignent la fascination érotique typique du jeune homme pour la jeune fille moqueuse et pas très intellectuelle, terre-à-terre et à laquelle échappe toujours les grandes rêveries exaltées de son soupirant. Arrive alors « Les sœurs de charité » (pp. 108-109) où le narrateur en a fini d’être « amoureux ». A présent il « se prend à désirer sa sœur de charité ».
Plusieurs remarques sur ce poème. D’abord, on y retrouve une critique de la-femme du même ordre que dans « Mes petites amoureuses ». Il l’interpelle ici, avec une majuscule, de cette manière « […] ô Femme, monceau d’entrailles, pitié douce, / Tu n’es jamais la sœur de charité, jamais ». La-femme dans le poème est réduite d’abord à son corps, l’obligatoire mention des menstrues effrayantes n’y manque pas (« Comme un excès de sang épanché tous les mois »), elle est ce corps, ce sexe et cette nature sauvage, topos littéraire présent partout, mais Rimbaud, lui, ne l’évoque que pour exprimer sa déception face à la-femme ainsi définie dans toute sa splendeur. Lui cherche autre chose. Non pas l’amour, mais la « charité ». Non pas une épouse mais une « sœur ». Ce terme de charité est parlant. La charité, dans la Bible, c’est cet amour absolu, surnaturel, de Dieu pour les hommes mais aussi des humains, ses créatures, entre eux, sans distinction ni de race, ni de classe, ni de sexe (voir à ce propos le poème « Solde » dans Les Illuminations). La charité serait donc un amour mieux que l’amour communément défini qui connote l’érotisme hétérosexuel, les institutions sociales, la morale. A la fin du poème, n’ayant pu le trouver, et ne pouvant pas non plus se résoudre à la solitude, le narrateur choisit et appelle la mort, qui se confond pour lui avec la sœur de charité.
Mais la noire alchimie et les saintes études Répugnent au blessé, sombre savant d’orgueil ; Il sent marcher sur lui d’atroces solitudes. Alors, et toujours beau, sans dégoût du cercueil, Qu’il croit aux vastes fins, Rêves ou Promenades Immenses, à travers les nuits de Vérité, Et t’appelle en son âme et ses membres malades, Ô Mort mystérieuse, ô sœur de charité !
Cette même déception revient dans Une saison en enfer où le narrateur s’interroge ainsi dans « Adieu » : « Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?[24] ». C’est de cette façon que se termine Une saison en enfer :
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps**[25].
Mêmes motifs ici, même associations qu’à la fin des « Sœur de charité ». La déception face à l’amour est associée à la découverte de la « Vérité », et la Vérité est associée à la mort. Il y également le même mouvement de réunion de l’âme et du corps. « Son âme et ses membres » fait écho à « dans une âme et un corps ». Il y a dans cette séparation de l’âme et du corps quelque chose de l’ordre d’une séparation entre le féminin et le masculin. Le féminin est décevant, nous l’avons vu dans « les sœurs de charité » et dans les premiers poèmes, parce qu’il se réduit au corps, qu’il est incarné dans un corps sans âme capable de répondre à celle du narrateur. Mais l’âme seule ? Ce serait alors tourner sa charité vers un corps non désirable, à savoir pour Rimbaud un corps d’homme (Verlaine), entreprise qui s’avère également décevante, puisque manque cette fois-ci la communion charnelle, et la vérité recherchée dans l’amour échappe alors toujours. La mort devient le seul moyen de transcender cette dichotomie pour réunir les deux termes, âme et corps, masculin et féminin dans un être parfait, qui serait comme un double du poète, ni la-femme, ni l’-homme : autre chose. La camarade, le compagnon que Rimbaud a souvent cherché à travers son œuvre. Plusieurs poèmes des Illuminations portent la trace de cette recherche d’un nouvel être qui serait capable d’un nouvel amour. Ainsi, le poème « Phrases » :
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, – en une plage pour deux enfants fidèles, – en une maison musicale pour notre claire sympathie, – je vous trouverai.[26]
On apprend par la suite du poème que c’est une femme qui parle ici, mais ce n’est pas clair dès le départ, il pourrait s’agir aussi bien du narrateur. Les « deux enfants fidèles » se retrouvent dans le compagnonnage décrit par la « Vierge folle ». « Je nous voyais comme deux bons enfants, libre de se promener dans le Paradis de tristesse »[27], dit-elle. L’amour des deux « enfants » trouve dans les deux cas sa place dans un monde qui n’est pas le monde réel. Dans un cas, c’est le Paradis, le monde d’après la mort, dans le second cas, ce monde ressemble plutôt, dans la première phrase, à un monde post-apocalyptique qui aurait été complètement détruit et dont il ne resterait qu’ « un seul bois noir », image qui évoque des arbres calcinés. Mais il peut également devenir « une plage » ou « une maison musicale », éléments qui évoquent plutôt le rêve, la beauté, l’harmonie. Dans tous les cas, la probabilité que ce monde advienne durant la vie humaine est nulle, et la probabilité que la narratrice « trouve » le compagnon qu’elle évoque est également nulle. Cet amour là, appelé « claire sympathie » (synonyme de charité ?) n’existe pas. L’idée d’harmonie musicale se retrouve dans « À une raison » :
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie. Un pas de toi et c’est la levée des nouveaux hommes et leur en marche. Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne – le nouvel amour ![28]
Ici l’enthousiasme est encore présent, moins teinté de nostalgie. La répétition du terme « nouvelle », « nouveaux » puis deux fois « nouvel » contribue au ton optimiste du poème. L’hyperbole donne du mouvement et de la gaieté au texte, « tous les sons » se déchargent, la foule des « nouveaux hommes » se lève, ils avancent au rythme d’une harmonie nouvelle également et ceci par la puissance d’une seule « Raison » créatrice, maîtresse du monde. L’Amour ? L’Amour « réinventé » serait alors seul capable d’anéantir l’ancien monde, celui qui est « Assez vu », « Assez eu », « Assez connu[29] » sous des flots de musique et d’harmonie nouvelle. C’est l’avènement du « nouvel amour » que dit, qu’espère ce poème comme l’espérait déjà la Vierge folle d’Une saison en enfer. « Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé, – grâce à son pouvoir magique, – le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances.[30] »: le compagnon rêvait de l’avènement du Nouvel Amour dans ce monde-ci. Amour qui serait dispensé de la morale et des contraintes, et des catégorisations. Reste que pour qu’il advienne il faut toujours un « pouvoir magique »…
« de nouvelles chairs, de nouvelles langues »
J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. (Une saison en enfer, « Adieu »)[31]
Ce pouvoir magique, même si Rimbaud comme on le sait a cessé d’y croire, il l’a effectivement dans les mains : c’est la littérature, la poésie, le travail du langage qui permet de faire advenir le « nouveau ». Le but de Rimbaud, nous l’avons dit, est d’explorer par la littérature ce qui n’est pas connu – ou ce qui est ignoré. De partir en quête de ce qu’il appelle « l’inconnu » dans la « lettre du voyant ». Cela passe par l’invention d’un nouveau langage qui permet dans un double mouvement et de traduire des découvertes, et de découvrir, par l’écriture. Il explique son projet dans « Alchimie du verbe » :
J’inventais la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce fût d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixai des vertiges[32].
A la littérature viennent se mêler d’autres arts comme la musique et la peinture. Le narrateur colore et rythme les sons dans une débandade de couleurs et d’harmonies pour rendre sa poésie accessible « à tous les sens » dit-il. La poésie serait une sorte d’art total qui éveillerait en même temps toutes les facultés d’un individu, en mettant son corps entier à contribution pour mieux le transformer. La poésie serait non seulement une expérience pour le poète mais aussi pour le lecteur, une expérience aux confins de la spiritualité, qui aurait pour but de le sortir de cette vie, de ce monde marqué par des systèmes de valeurs sans cesse entretenus par le langage. « Je réservais la traduction » dit le narrateur. C’est-à-dire qu’il ne se propose justement pas de traduire, ce qui signifierait une sorte d’abnégation face au langage « classique », à la langue de ces « célébrités de la peinture et de la poésie moderne » que Rimbaud trouve « dérisoires »[33]. Il s’agit pour lui, non pas de s’adresser à la Raison, non pas de se placer dans le Logos habituel, mais justement d’en sortir pour s’adresser à ce qui, dans l’être humain, lui est inconnu. Il s’agit d’aller à l’encontre de la raison « phallogocentrée » comme dirait Derrida. Noter « silences », « nuits », « inexprimable », « vertige » : tout ce qui n’est jamais noté. Cette entreprise nécessite un investissement complet du poète (et du lecteur), un investissement « corps et âme », de l’âme et du corps (puisque Rimbaud utilise ce dualisme) qui, comme passés au crible de la poésie, doivent en sortir métamorphosés.
Ainsi, dans « Matinée d’ivresse »[34], le narrateur affirme « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours ». La vie, l’être sont constamment en mouvement (titre d’ailleurs d’un poème des Illuminations), constamment l’être vacille et change, dans son âme ET dans son corps, répétons-le, qui ne font plus qu’un. Dans le poème « Matinée d’ivresse » toujours, se retrouve ces thématiques du changement des valeurs, de la transformation du corps, de la musique :
Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féérique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois !
Et plus loin :
On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour.
L’on voit bien dans ce passage qu’il s’agit pour le narrateur de s’extraire des valeurs communes, produits de ce qu’il nomme « les honnêtetés tyranniques », c’est-à-dire probablement la société chrétienne et sa morale liberticide. Il glorifie dans un élan d’enthousiasme « son » Bien, « son » Beau, grandes valeurs millénaires détruites, repensées, déconstruites. Il invite à sortir des visions restrictives du monde et souhaite qu’on enterre « l’arbre du bien et du mal », premier grand binarisme simpliste, symbole de la morale judéo-chrétienne. Reviens alors l’idée du Nouvel Amour, non sans un brin d’ironie (« très pur »…), le narrateur appelle une fois de plus à l’avènement de cet amour « réinventé ». Dans le premier extrait, il y a deux fortes oppositions entre des termes à connotation plutôt positive et des termes négatifs : « fanfare atroce », « chevalet féerique ». Dans le premier cas, la fanfare, la musique, donc, déjà évoquée ailleurs, est « atroce », dissonante, mais cela sied au narrateur qui « ne trébuche point ». Le chevalet de même, qui est un appareil de torture, est « féérique », ce qui connote la magie, la beauté, le rêve.
Ce sont là, au premier degré, des métaphores de l’effet de la drogue, au second degré, des métaphores de l’expérience poétique. N’oublions pas que l’expérience poétique, selon « la lettre du voyant » est une « ineffable torture » où le poète a besoin « de toute la foi, de toute la force surhumaine ». Peu importe qu’il « crève dans son bondissement » : le jeu en vaut la chandelle. Le jeu, c’est l’avènement de « l’œuvre inouïe » et du « corps merveilleux ». Œuvre « inouïe », qui n’a jamais été entendue, « pour la première fois », et le « corps merveilleux », un nouveau corps, après le nouvel amour. Un corps merveilleux, c’est-à-dire surnaturel, « post-humain » créé par la nouvelle langue. Dans les Illuminations, le poème « Being Beauteous » nous éclaire sur ce nouveau corps. Nous le citons intégralement[35].
Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musique que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, – elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux[36].
Ce poème semble la quintessence des recherches de Rimbaud sur le nouvel être humain dont il semble désirer l’avènement. L’ « Être de Beauté » (sorte de traduction approximative du titre anglais « Being Beauteous ») qui nous est décrit ici paraît l’allégorie du travail poétique et des résultats de ce travail. Le jeu du poème est de nous faire imaginer la forme d’un tel être surnaturel, alors même que cette forme est vouée à toujours nous échapper. Car cet Être n’est pas un humain : c’est un Être. Une forme vivante de « haute taille » qui existe, mais en dehors des catégorisations humaines usuelles. D’abord, cet Être n’a pas de sexe, alors que l’on sait que la grammaire traditionnelle ne nous permet pas d’évoquer un quelconque humain sans faire mention de son appartenance à l’un ou à l’autre sexe. Hors du sexe, point d’humain, mais une étrangeté, un monstre à l’instar de cet « Être de Beauté ». Est-il sans sexe ? Est-il un androgyne, un hermaphrodite ? Notons au passage que le poème manuscrit précédent « Being Beauteous » est « Antique » dans lequel il est fait mention d’un autre être au « ventre où dort le double sexe ». L’Être est également appelé « Vision » et « mère de beauté », puis est désigné à la fin par le pronom « elle » à deux reprises. Cela signifie-t-il que l’Être est une femme, ou qu’il est devenu femme au cours de l’espèce de métamorphose que décrit le poème ? Nous ne le croyons pas. « Mère de beauté » est une reprise anaphorique de « Vision ». Ainsi c’est la Vision et non l’Être en lui-même qui est « mère de beauté » : la Vision engendre la beauté. L’Être et la Vision se confondent, certes, mais l’Être est une Vision, la Vision de quelqu’un d’autre, de celui qui l’observe et la décrit, c’est-à-dire du poète pour suivre le fil qui nous fait comparer l’Être de Beauté à la découverte poétique.
Ce qui achève de donner du crédit à cette interprétation, c’est la dernière phrase, la phrase conclusive du poème à savoir « Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux ! ». Voici que ressurgit cette idée de « nouveau » corps, un corps réinventé comme l’amour, le « corps merveilleux » évoqué plus haut. Or, ce corps nouveau, recréé ne peut être ni masculin, ni féminin, il ne peut pas participer de cette opposition binaire avec laquelle Rimbaud s’est sans cesse débattu. D’ailleurs, s’il avait voulu faire de ce corps un corps féminin, s’il avait voulu s’adonner à une érotisation « primaire », pourquoi dans ce cas prendre la peine d’utiliser cette expression de totale indétermination, « Être de Beauté », d’en faire le titre de son poème et de le conclure ainsi, avec cette exclamation de douce surprise ? « nos os », les os de nos squelettes asexués, de cette ossature qui ôte toute détermination à l’être humain sont « revêtus d’un nouveau corps amoureux ». La chair fonctionne comme un vêtement, une parure, d’importance existentielle moindre. Cette nouvelle parure est « amoureuse », c’est-à-dire que ce nouveau corps est un nouveau corps érotique, sensuel : le corps qui serait capable du « nouvel amour » ? En tout cas, un corps qui transcenderais le binarisme irréductible de l’-homme et de la-femme, et avec lui l’érotisme hétérosexuel obligatoire, dans le cadre de la morale judéo-chrétienne.
Maintenant que nous avons refusé de statuer sur l’identité de cet Être, humaine, féminine, ou autre, intéressons-nous au reste du poème et à ce qui s’y passe. Il y a dans le poème un mouvement, coordonné par les mouvements du corps de l’Être de Beauté, par la référence à la musique et par les fortes oppositions entre les éléments qui connotent la vie et ceux qui connotent la mort.
Observons les mouvements du corps. D’abord, pour décrire la position de l’Être, une absence de verbe. « Devant une neige un Être de Beauté de haute taille ». L’ellipse du verbe donne l’impression d’une figure statique, elle ne se meut pas. Elle est positionnée précisément comme l’indique la préposition, « devant » une neige. La figure s’anime petite à petit, par l’action de la musique. Le corps « monte », « s’élargit » et « tremble ». Enfin, à la fin du texte « elle recule, elle se dresse ». Le corps semble se « mettre en branle » progressivement. Déjà grand, il monte comme en lévitation, s’agrandit encore tout en tremblant. Les deux derniers verbes, leur juxtaposition, marquent un mouvement d’hésitation : avant de se dresser, comme en majesté, le corps recule. Ce mouvement du corps est accompagné du mouvement de tout ce qui l’environne. Des « couleurs » « dansent » et « se dégagent autour » de l’Être de Beauté. Des « frissons » « s’élèvent » dans ce même mouvement d’ascension déjà relevé plus haut. Tout le poème décrit un mouvement vers le haut, du corps, et de l’Univers qui s’écarte autour de lui comme pour lui faire place. On sent l’imminence d’un chaos, d’une métamorphose, d’un éclatement des formes. En même temps, on le souhaite, car la description méticuleuse de tous les mouvements crée une attente, l’attente d’un retour à la stabilité, du résultat de la mise en branle, que constitue la chute du poème étudiée plus haut.
Le mouvement d’hésitation que dit la mise en parallèle des verbes « reculer » et « se dresser » trouve sa correspondance dans l’opposition entre des forces de vie et de création et des forces de mort et de destruction. Il y a sans arrêt dans le poème quelque chose de l’ordre d’une « pulsion de vie » opposée à une « pulsion de mort ». Le corps lorsqu’il « monte » semble prendre vie, s’animer et pourtant une ombre pèse sur lui qui présage de sa destruction. Il tremble « comme un spectre », comme une figure de l’au-delà. Plus tard « des blessures écarlates et noires éclatent dans » ses « chairs superbes ». L’expression insiste sur la matérialité du corps alors qu’un spectre est sans corps, immatériel. Les « chairs superbes » c’est la description d’une beauté splendide, comme le « Génie » de « Conte» qui est « d’une beauté ineffable, inavouable même » (et de l’apparence duquel « ressort la promesse d’un amour multiple et complexe[37] » une beauté qui semble « surhumaine ». Mais cette beauté est immédiatement vouée à la destruction (encore une fois, même schéma que dans « Conte » où le Génie s’anéantit avec le prince). Le poème dit que des « blessures » sont « écarlates et noires », opposant leur couleur violente à une peau que l’on peut imaginer blanche en réminiscence de la mention de la neige au début du poème, symbole de pureté. Alors que le début du poème, à cause de cette « neige » toujours, donnait une impression de clarté, soudain « les couleurs propres de la vie se foncent », à l’instar des blessures qui éclatent dans les chairs. Les couleurs « propres », c’est-à-dire la netteté, la pureté, disparaissent pour laisser place au chaos, à l’ « impropre », dans un mouvement progressif, en demi-teinte, vers la mort.
Finalement, ce ne sont pas que les blessures qui « éclatent » dans les chairs, mais le corps lui-même qui semble éclater, se détruire, se disloquer, entrainant avec lui l’Univers qui l’entoure comme Shiva dans sa danse cosmique détruit un monde, mais seulement pour qu’un nouveau monde prenne la place de l’ancien. Ainsi, à la fin du poème, l’Être dépouillé de sa chair retrouve une nouvelle chair : le « nouveau corps amoureux », né d’un mouvement de création-destruction. Le même mouvement que celui de la création poétique, qui détruit les vieilles formes pour les remplacer par des formes nouvelles. L’Être de Beauté, c’est donc la Poésie, la création, c’est la Vision, la mère de beauté qui engendre simultanément la nouvelle chair et la nouvelle langue.
* * *
Nous l’avons vu, une des quêtes essentielle de Rimbaud est cette quête du « nouveau » sous toutes ses formes. La forme littéraire d’abord, qui doit être entièrement repensée pour créer une langue « de l’âme pour l’âme »[38] qui serait accessible « à tous les sens ». Exigeante pour le poète, et exigeante pour le lecteur, cette langue nécessite leur investissement complet. Il faut pour bien mesurer l’ampleur de l’entreprise accepter de se laisser transformer par la poésie. Mettre son esprit et son corps à épreuve, donc. Car c’est l’être humain lui-même qu’il s’agit en fin de compte de renouveler, dans son esprit et jusque dans sa chair matérielle même. La poésie est alors vraiment un « pouvoir magique », puisqu’elle ne fait pas que faire advenir au monde de nouvelles idées, mais qu’elle déconstruit le langage commun dans un mouvement radical seul capable de faire fonctionner vraiment toutes les facultés humaines en faisant éclater de l’intérieur le Logos qui systématise et fait apparaître comme tout naturels des faits construits par lui. Rien dès lors ne doit jamais se laisser figer, et il s’agit d’opérer un mouvement constant de création et de destruction pour que la poésie soit toujours « en avant »[39]. Vu de cette manière, la poésie, de par son caractère performatif (puisqu’elle fait immédiatement ce qu’elle annonce en même temps de vouloir faire) serait capable de « changer la vie ». On peut adhérer plus ou moins à ce souhait qui laisse rêveuse la vierge folle d’Une saison en enfer ; si la poésie de Rimbaud n’a pas changé la vie, elle a en tout cas changé des vies.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Marie-Hélène Bourcier, Sexpolitiques. Queer Zones 2, Paris, La fabrique, 2005, p. 77.
-
[2]
Ibid. p. 145.
-
[3]
Cf. Monique Wittig, La pensée straight, article VIII : « Le cheval de Troie », Paris, Amsterdam, 2007.
-
[4]
Ibid., p. 98.
-
[5]
V. Monique Wittig, Le corps lesbien, Paris, éditions de Minuit, 1973.
-
[6]
Arthur Rimbaud, Œuvres, Paris, Dunod, « Classiques Garnier », 1997, pp. 346 à 352 pour cette lettre.
-
[7]
Ibid. p. 350.
-
[8]
Christine Planté, « Les poètes et la femme dans les lettres du voyant », in Europe, n°966, octobre 2009, pp. 63 à 72.
-
[9]
Ibid., p. 65.
-
[10]
Ibid., p. 65-66.
-
[11]
Ibid., p. 69.
-
[12]
Op. cit., Rimbaud, Œuvres, p. 107.
-
[13]
Ibid., p. 106.
-
[14]
Cf. Pierre Brunel, Rimbaud, Paris, LGF, Le Livre de Poche, 2002. Il reproduit dans cet essai le poème de Gautier. Nous nous appuyons ici sur cette reproduction (pp. 188-191).
-
[15]
Seth Whidden, « Jeanne-Marie et les mains communardes », in Europe, n° 966, pp. 191 à 200. Dans cet article l’auteur insiste sur l’utilisation des pluriels dans ce poème qu’il voit comme la possibilité d’émergence d’une « subjectivité plus complexe dans une scène basée non plus sur l’individu mais sur celui qui existe, et persiste, au milieu du multiple croissant et de la dissémination » (p. 197-198).
-
[16]
Op. cit., Pierre Brunel, Rimbaud, p. 188.
-
[17]
Ibid., p. 188.
-
[18]
Op. cit., Rimbaud, Œuvres, p. 107.
-
[19]
Ibid., Une Saison en enfer, « Délires I » : «Vierge folle » : « l’époux infernal », p. 224.
-
[20]
Sur la critique de cette institution, voir aussi le poème « H » dans les Illuminations qui, interprété au premier degré, charade exclue, peut renvoyer à une évocation de la solitude d’une femme mariée au sein du couple conjugal. Il est possible que Rimbaud ait lu Madame Bovary, de Flaubert… Voici un extrait du poème : « Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse […] » (p. 303). Voir également « Les premières communions », ou la fillette protagoniste du poème passe du sacrement de la communion à celui du mariage. Rimbaud y fait une critique virulente de la religion catholique. La jeune mariée s’exclame à l’adresse de son mari à la fin du poème : « Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus : / Et mon cœur et ma chair par ta chair embrassée/ Fourmillent du baiser putride de Jésus ! » (p. 126).
-
[21]
Je souligne la négation.
-
[22]
TLFI (Trésor de la Langue Française Informatisé) :
-
[23]
« Mes petites amoureuses » est pour partie une reprise parodique des « Petites Amoureuses » d’Albert Glatigny. Cf. Pierre Brunel, « Rimbaud parodiste : Albert Glatigny et Sully Prudhomme »,in Parade Sauvage, colloque n°4, 13-15 septembre 2002, pp. 65 à 76, 2004. La citation du dictionnaire est extraite d’un autre poème, tiré du recueil Le Fer rouge.
-
[24]
Op. cit., Rimbaud, Œuvres, p. 241.
-
[25]
Ibid., p. 241.
-
[26]
Ibid., p. 270.
-
[27]
Ibid., p. 225.
-
[28]
Ibid., p. 268.
-
[29]
Ibid., p. 266.
-
[30]
Ibid., p. 226.
-
[31]
Ibid., p. 240.
-
[32]
Ibid., p. 228.
-
[33]
Ibid., p. 228.
-
[34]
Ibid., p. 269.
-
[35]
Les éditeurs ne sont pas sûrs de l’endroit exact où finit le poème, la présentation sur le manuscrit étant ambiguë. Certains considèrent les deux dernières phrases, séparées par un espace et des marques typographiques du reste du poème, comme en faisant partie, d’autres l’isolent comme un texte séparé. Nous choisissons cette dernière solution. Le passage retranché est le suivant : « Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger ! » (p. 263)
-
[36]
Op. cit., Rimbaud, Œuvres, p. 263.
-
[37]
Ibid., p. 259.
-
[38]
Ibid., p. 349.
-
[39]
Ibid., p. 350.