Résumés
Résumé
Outre le fait que les conceptions « allemande » et « française » de la nation ne sont pas aussi antagonistes que le laisse supposer leur ordinaire réduction à deux traditions résolument distinctes, l’une ethno-culturelle, l’autre politico-élective, elles présentent de surcroît la particularité d’être toutes deux issues de productions idéologico-politiques visant à définir et légitimer un État existant ou revendiqué. Dépeignant les nations sous les traits d’entités essentialisées, ces conceptions mobilisées à plusieurs reprises dans le cadre du récent débat sur l’identité nationale française ont été déconstruites depuis trois décennies par des historiens et sociologues dits « modernistes », lesquels ont développé des théories anti-objectivistes destinées à remettre en cause le primordialisme a-scientifique des discours du 19e siècle. Présentant la nation comme une communauté imaginée née de la croyance partagée en sa réalité et ne pouvant être définie que de manière subjective, ces productions « modernistes » sont les seules à être aujourd’hui acceptées dans le champ des sciences humaines en matière de réflexion sur le fait national.
Mots-clés :
- nation,
- nationalisme,
- identité nationale,
- primordialisme,
- ethno-nationalisme,
- anti-objectivisme,
- Johann Gottfried Herder,
- Ernest Renan,
- Benedict Anderson,
- Eric Hobsbawm
Abstract
The “German” and “French” conceptions of nation, that are ordinary reduced to two resolutely opposed traditions (an ethno-cultural one and a political-elective one), are not so antagonistic as would at first appear. Moreover, they have the particularity of proceeding from ideological-political productions aiming to define and legitimate an existing or a claimed state. These conceptions, that represent nations as essentialised entities, have both been deconstructed since three decades by “modernist” historians and sociologists, who have forged anti-objectivist theories in reaction to the non-scientific primordialism of the 19th century. These “modernist” productions, that regard the nation as a community socially constructed, imagined by people who hold subjectively in their minds a mental image of their affinity, are the only ones prevailing today in the field of the social sciences. This article emphasizes this point, in order to enlighten the recent debate on the French national identity, during which the scientists conceptualizing the national fact didn’t really have a say in the matter.
Corps de l’article
Les diverses tentatives opérées par les penseurs du 19e siècle pour définir ce qu’est une nation, ainsi que pour déterminer les éléments objectivement constitutifs d’une identité nationale, sont à l’origine de productions théoriques que l’on rattache ordinairement à deux traditions distinctes. Pour la tradition « allemande », historiquement première, la nation est une entité naturelle qu’incarnent et perpétuent les membres d’une communauté ethno-culturelle définie soit par la langue, le sang, la race ou la terre de naissance. L’autre tradition, « française », développée en partie en réaction à la première, promeut une conception politico-élective de la nation, laquelle est avant tout envisagée comme un « principe spirituel » inscrit à la fois dans le passé (conscience partagée d’un passé commun) et dans le présent (désir clairement exprimé de perpétuer le vivre-ensemble).
L’opposition frontale de ces deux traditions dans le contexte passé des affrontements franco-allemands, ainsi que la remise en scène actuelle de leur antagonisme (notamment à la faveur de débats portant sur l’opportunité de réformer ou non le droit de la nationalité) ne doivent pourtant pas occulter leur ressemblance fondamentale : leur est en effet commune l’affirmation idéologique d’une existence objective de la nation qui, mise au service d’un projet politique, vise à définir et légitimer un État existant ou revendiqué. Présentant les nations comme des faits historiques existant soit spontanément, soit depuis un lointain passé, les constructions théoriques rattachées à l’une ou l’autre tradition sont de fait toutes des mythologies (c’est-à-dire des mises en forme stylisées du passé visant à donner du sens à ce qui existe). De telles constructions n’ont pas pour fonction de décrire ce qu’est une nation ou ce sur quoi repose son identité. Elles visent bien plus à donner sens et légitimité aux États-nations réels ou espérés, à savoir tels qu’ils se sont formés ou tels que leurs promoteurs voudraient les voir se former. Il s’agit là d’un point sur lequel ont particulièrement insisté les historiens, sociologues et anthropologues dits « modernistes ». Ceux-ci développent depuis trois décennies des théories anti-objectivistes destinées à remettre en cause le primordialisme[1] a-scientifique des discours du 19e siècle, en présentant notamment la nation comme une communauté imaginée et imaginaire dont l’identité est nécessairement définie de manière contingente. Leurs écrits, qui considèrent les nations comme des constructions politiques artificielles promues et légitimées par les États, sont actuellement les seules à être acceptées dans les sciences humaines en matière de réflexion sur le fait national. Les autres, et notamment les productions idéologico-politiques du 19e siècle, sont renvoyées dans la sphère de l’histoire des idées.
Afin de redonner une certaine clarté aux discussions, plus qu’animées, qui ont alimenté les récents débats autour de l’identité nationale tant en France qu’en Allemagne[2] – débats obscurcis aussi bien par les discours politiquement instrumentalisés que par les conceptions ordinaires que partagent plus ou moins confusément les citoyens au sujet du fait national –, nous nous proposons de revenir ci-après sur les catégories historiques de l’appréhension savante de la nation et des critères déterminant l’appartenance ou l’extériorité à celle-ci. Pour ce faire, nous évoquerons tout d’abord la classique distinction entre les conceptions « allemande » et « française » de la nation, pour montrer les indéniables apories qu’elle recèle. Nous mettrons ensuite en évidence la plus-value heuristique qu’apportent les réflexions des auteurs « modernistes » en matière de définition de la nation et de l’identité nationale.
Les conceptions « allemande » et « française » de la nation : deux conceptions idéologiques parentes au service d’un même dessein politique
Pour se faire une première idée de la distinction entre les conceptions « allemande » et « française » de la nation, il convient de se référer à la manière dont celle-ci est présentée, pédagogiquement, dans les manuels classiques de sociologie politique, d’histoire des idées politiques et de culture générale. Le concept de nation tel que défini par la tradition « allemande » relèverait d’une vision biologique, culturelle et/ou ethnique. La nation, résultat d’une communauté de tradition et d’histoire, se définit alors à partir de critères objectifs comme la langue, le sol, le sang ou encore la culture. Johann Gottfried Herder, père de cette conception, serait un penseur hostile à la philosophie des Lumières et à ses idées d’universalité morale et d’égalité des Hommes, à quoi il oppose l’identité de chaque peuple et la diversité des cultures. Cette conception dite « allemande » serait aussi, essentiellement, le fruit de la pensée de Johann Gottlieb Fichte, qui aurait développé l’idée selon laquelle le peuple allemand, ayant pour mission de veiller au développement de l’humanité, s’identifie au peuple originel (das Urvolk). Ce nationalisme souvent qualifié d’« ethnique », qui pourrait dériver vers la justification ethnocentrique de la supériorité de sa propre nation sur celles des autres, aurait débouché sur la négation d’une humanité commune. De là à suggérer que cette conception « allemande » a pu entraîner les théories de classification et de hiérarchisation des races dont l’Allemagne hitlérienne, dominée par le parti national-socialiste, fut le triste terrain d’application, il n’y a dès lors plus qu’un pas. D’un autre côté, le fait national aurait sa tradition « française » d’appréhension, l’idée française de nation étant pour sa part élective ou volontariste. Cette conception serait caractérisée par la libre adhésion à la nation, laquelle implique l’incorporation au collectif national de tous les citoyens, par-delà leur origine, leurs caractéristiques culturelles et ethniques. Cette conception, qui plonge ses racines dans la Révolution Française, et plus particulièrement dans la pensée d’Emmanuel Sieyès, proviendrait essentiellement de la pensée d’Ernest Renan. La nation est pour ce dernier un « vouloir vivre ensemble » reposant sur « un plébiscite de tous les jours ».
Maintenant, peut-on vraiment parler de conception « allemande » et de conception « française » de la nation ? Et si oui, sont-elles si antagonistes qu’on le prétend ? Pour apporter un début de réponse, il convient au préalable de les replacer dans les contextes historico-politiques dans lesquels elles ont été conçues et qui permettent rétrospectivement d’en éclairer la genèse.
De la genèse de la conception « allemande » de la nation : un réel refus de tout volontarisme électif ?
Johann Gottfried Herder entreprit, il est vrai, sous l’influence de Johann Georg Hamann[3], une critique des Lumières dans son opuscule intitulé Une autre philosophie de l’histoire, publié en 1774 en réponse à la Philosophie de l’Histoire de Voltaire (1765). Herder s’opposa à l’idée de « despotisme oriental »[4] chère à la pensée des Lumières, et ironisa sur les « philosophes de Paris »[5] qui cherchaient « à cultiver toute l’Europe et tout l’univers »[6]. Il s’insurgea également contre ce « siècle des Lumières » où « nous dominons de haut les Orientaux, les Grecs, les Romains, surtout les barbares gothiques du Moyen-Âge », et où « la terre entière resplendit presque déjà de la clarté de Voltaire ! ». Ainsi, s’interrogeait-il, « où ne parviendront pas à s’établir des colonies européennes », pour qu’enfin les hommes deviennent « tous des hommes comme nous ! des hommes bons, forts, heureux »[7]. Cette critique raillait la culture européenne dominante de l’époque, c’est-à-dire la langue et la culture françaises, afin de mettre en valeur les spécificités de chaque culture, et notamment de la culture allemande. Herder fut de fait l’éditeur de contes et chansons populaires en langue allemande, le défenseur de la langue et de la culture allemandes dans la plupart de ses œuvres. Dans un poème publié après sa mort et intitulé La gloire nationale allemande, il anticipait le mouvement national allemand de l’époque napoléonienne et les Discours de Fichte : après une apologie de la culture germanique, de ses artistes et de ses poètes, il en appelait au réveil de la nation allemande, se demandant « pourquoi les Allemands ne crient-ils pas ? »[8]. Cette thématique du sommeil de la nation allemande est très présente dans la littérature germanique de 1805 à 1807, et se trouve très souvent associée à l’idée de cosmopolitisme, caractéristique de l’esprit allemand de cette époque[9]. Ainsi en-est-il de l’Introduction sur l’esprit du siècle d’August Schlegel (1767-1845), dans lequel le peuple allemand se caractérise par son « universalité et son cosmopolitisme »[10], mais aussi de l’Esprit du Temps d’Ernst Moritz Arndt (1769-1860), pour qui « sans la nation il n y a pas d’humanité, de même que sans citoyen libre il n’y a pas d’homme libre »[11]. De même, dans ses Conférences sur la science et la littérature allemandes, Adam Müller (1779-1829) souligne la puissance de l’esprit allemand, tandis que Friedrich Gentz (1764-1832) ne voit pas d’opposition « entre de vrais sentiments patriotiques et de réels sentiments cosmopolites (les deux ne font qu’un dans leur sens le plus noble) »[12].
De tels écrivains cherchaient à éveiller la conscience nationale allemande en réaction aux conquêtes de Napoléon. Friedrich Gentz en appelait ainsi à la création d’un État allemand dans ses Fragments sur l’équilibre politique, écrits entre la défaite d’Austerlitz en décembre 1805 et la prise de Berlin par l’Empereur des Français en octobre 1806. Pour Gentz, « la volonté nationale doit être une » et une « nouvelle Confédération immortelle, entre liberté, ordre et paix, pour un monde à venir plus heureux, doit être créée » afin que « l’Europe qui est tombée par l’Allemagne se relève par l’Allemagne », que les Allemands pansent « leurs plaies fraîchement ensanglantées » et leurs âmes « mortellement blessées »[13]. Johann Gottlieb Fichte, le défenseur de la Révolution, l’auteur des Contributions destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française (1793), en appela lui aussi au réveil de l’entité nationale allemande dans les célèbres Discours à la nation allemande, qu’il prononça du 13 décembre 1807 au 20 mars 1808 dans la salle ronde de l’académie prussienne des sciences à Berlin, alors même que la ville était encore occupée par les troupes de Napoléon. Dans ses Discours, il commença par rappeler la situation de l’Allemagne conquise par « une force étrangère »[14]. De fait, c’est dans « le sentiment de la douleur »[15] qu’il s’adressait aux Allemands afin de leur prôner « une nouvelle éducation »[16], une « Bildung » qui ne devait plus être différenciée en fonction des ordres (Stände), mais révolutionnée afin de concerner tous les Allemands. Outre ce projet d’éducation qui constitue l’élément central de ses conférences, Fichte chercha à caractériser les Allemands par rapport aux autres peuples ayant des origines germaniques, non sans avoir préalablement rappelé « qu’aucun peuple provenant de tribus germaniques ne peut aujourd’hui parler de pureté de son origine »[17], les Allemands ayant été eux-mêmes mélangés avec les Slaves. La langue constitue la différence essentielle entre les Allemands et les autres Germains, l’allemand étant d’ailleurs une langue vivante, à l’inverse des langues qualifiées de « néo-latines », comme le français, qui sont des langues mortes[18]. Par la suite, Fichte revint aussi sur l’histoire afin de caractériser le peuple allemand : ce dernier est « un peuple originel »[19] (et non pas le peuple originel), en ce sens qu’il descend des Germains autrefois restés dans leur patrie sans être passés de l’autre côté du limes romain. Enfin, le peuple allemand est, par son histoire, « libre, républicain et fédératif », par opposition aux peuples romains « absolutistes et centralisés ». Ces Allemands qui, de par leur nature historique, constituaient déjà pour Fichte une nation « sans en avoir conscience », devaient réaffirmer leur lien d’après des principes de base. L’Allemand est « celui qui croit au caractère spirituel et à la liberté de ce caractère, et à la poursuite éternelle de cet esprit par une volonté libre, […] peu importe où il est né, et quelle langue il parle »[20]. Dans ce passage des Discours, Fichte est relativement proche de la conception spirituelle du « vouloir vivre ensemble » de Renan. Il rejette également les critères de langue et de naissance pour caractériser ce qui fait l’identité nationale des Allemands.
Dans le huitième discours, Fichte se demanda : « qu’est-ce qu’un peuple, dans la plus haute acception de ce mot, et qu’est-ce que l’amour de la patrie ? »[21]. Après avoir indiqué que seul « l’Allemand est capable d’un amour véritable pour sa patrie », il essaya de formuler en ces termes cet attachement : « sa foi, et son aspiration à créer l’impérissable, son idée selon laquelle il conçoit sa vie comme étant éternelle, est le lien qui le rattache en premier lieu à sa nation, et par son intermédiaire à l’humanité toute entière ; tel est ce qui en introduit les besoins dans son cœur élargi, jusqu’à la fin de ses jours. C’est là que réside l’amour que l’on éprouve pour son peuple »[22]. Par la suite, après avoir démontré que son nationalisme s’écartait de tout fanatisme en reprenant « la parabole non pas de la vraie histoire de Mahomet », sur laquelle il ne souhaite exprimer aucun jugement de valeur, mais « celle d’un poète français connu »[23], Fichte s’en prend aux volontés impériales de Napoléon, qu’il qualifie d’« homme sans nom »[24]. Face à l’impérialisme napoléonien et au colonialisme anglais, qu’il critique également, Fichte prône « la constitution républicaine »[25] et cherche à démontrer que les Allemands la désiraient depuis des siècles. L’ancien Empire romain germanique détruit peu de temps auparavant par Napoléon avait été, du reste, une « République des peuples ». Cette vision républicaine de Fichte amena d’ailleurs les autorités prussiennes à censurer la réédition de l’œuvre en 1822.
L’appréhension de la nation et de l’identité nationale germaniques par un certain nombre d’auteurs allemands du début du 19e siècle, à commencer par Herder, fait ainsi bien référence aux spécificités de la langue, de la culture et de l’histoire allemande. Mais le sentiment national allemand procède plutôt, à cette époque, d’un appel à une prise de conscience nationale lancé à un peuple considéré comme cosmopolite, en réaction à l’impérialisme napoléonien perçu comme l’émanation d’un peuple latin absolutiste et centralisé. Le nationalisme allemand tel qu’il est prôné par Fichte n’apparaît en tout cas ni impérialiste, ni raciste, le mot « race » étant d’ailleurs totalement absent du vocabulaire de Fichte[26] – à la différence de celui dont firent usage nombre d’auteurs français.
De la genèse de la conception « française » de la nation : une rupture absolue avec les déterminants ethno-culturels ?
Emmanuel Sieyès, dans Qu’est ce que le Tiers État ?, publié en 1789, cherchait également à unifier la nation française. Il se référa à l’histoire de France et s’insurgea contre l’idée, défendue aussi bien par Jean Le Laboureur que par le duc de Saint-Simon, selon laquelle les aristocrates seraient les descendants directs des anciens Francs, en proposant ironiquement à ceux qui se prévalent d’une telle ascendance de retourner dans leur forêt de Franconie. Il rappela également le mélange des races entre les Francs et les Gaulois[27]. Sieyès pensait que la Nation avait une loi commune et une représentation commune, mais ceci non sans restrictions. Ainsi, un vagabond, un mendiant, un domestique ou un étranger non naturalisé ne pouvaient figurer parmi les représentants de la nation[28]. Car la liberté politique a ses limites, comme la liberté civile. Cette restriction sera évidemment reprise par les révolutionnaires, la première constitution de 1791 distinguant les citoyens actifs des citoyens passifs, et ce malgré la fameuse affirmation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen selon laquelle tous « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Sans parler de l’absence de droit de vote pour les femmes ou de l’esclavage qui ne fut aboli qu’en 1794, avant d’être remis en vigueur par Napoléon Bonaparte en 1803.
Cette idée nationale française portée par Sieyès et les révolutionnaires se retrouve sous la plume d’un penseur éclectique et prolifique à la prose contradictoire : Ernest Renan. Ce dernier ne fut pas, en effet, l’homme d’une seule conférence sur la Nation. A la fois philologue, philosophe, historien et écrivain, il fut surtout connu en son temps pour sa célèbre Vie de Jésus. En 1855, Renan, encore au début de sa carrière universitaire, publia une Histoire Générale des langues sémitiques dans laquelle il affirmait que « la race sémitique comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure à la nature humaine », et que « la vie arabe n’est qu’une succession de haines et de vengeances ». Avant d’ajouter que « l’intolérance est le caractère des sémites »[29], et de souligner le compréhensible étonnement des Algériens quant à la tendance qu’ont les Français de rire, étant donné que « les sémites manquent presque complètement de la faculté de rire »[30]. Il alla même jusqu’à déclarer que la race sémitique n’avait eu « ni science, ni philosophie »[31], dans la mesure où leur langue ne permettait pas de s’occuper de ces domaines du savoir. Or, la langue est « le moule nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple »[32]. Cette fascination de Renan pour la notion de race se retrouve également dans sa correspondance avec son ami Marcellin Berthelot. Ainsi, le 11 juillet 1870 à Stroen en Norvège, Renan, en compagnie de Napoléon III, écrivit à son ami à quelle point il fut heureux de découvrir « la bonne race » norvégienne[33]. De même, depuis l’Italie, le 20 août 1881, il remarquait : « comme notre race est ici chez elle, et comme ces vieux latins dans nous parlons la langue était en effet près de nous »[34]. Cette correspondance, qui reflète également le sentiment des intellectuels français au lendemain de la « victoire » de Sedan et de la conquête de Paris par les Allemands, permet de mieux comprendre le cheminement de la pensée de Renan menant à sa fameuse conférence Qu’est ce qu’une nation ? Alors que Berthelot se désole de la paix « désastreuse », Renan considère que « l’âme de la vieille France a reçu un coup mortel », invitant le pays à retrouver « ses institutions, son passé, sa vieille gloire »[35].
Dans certains textes antérieurs à cette fameuse conférence, on retrouve également l’importance des notions d’héritage et d’histoire dans la pensée de Renan. Ainsi, dans son article La guerre entre la France et l’Allemagne, il rappelle que c’est « l’histoire [qui] a tracé les frontières des nations »[36], puis, reprenant l’idée selon laquelle « toutes les grandes hégémonies militaires […] ont abouti à un prompt épuisement », en pensant en particulier à la nouvelle puissance de la Prusse[37], il cherche à prévenir le Royaume nord-allemand de toute velléité de domination universelle. Considérant que la France et l’Allemagne sont « deux grandes races », il indique nonobstant dans sa première lettre adressée au savant Allemand David Friedrich Strauss, également auteur d’une Vie de Jésus, qu’il a connu l’Allemagne par « Goethe et Herder », mais aussi par « l’admirable Fichte »[38], avant d’appréhender le droit des nationalités en ces termes : « des groupes naturels déterminés par la race, l’histoire et la volonté des populations »[39]. Puis dans une deuxième lettre à Strauss, écrite après la signature du traité de Francfort et l’annexion de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne, Renan étoffe sa définition de l’idée de nation et écrit : « l’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion, mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le consentement actuel, par la volonté qu’ont les différentes provinces d’un État de vivre ensemble »[40]. Renan nous donne ensuite le fondement de son nouveau concept de « consentement actuel », qu’il définit comme l’élément fondateur de la nation. Ainsi, même si « l’Alsace est allemande de langue et de race […] elle ne désire pas faire partie de l’État allemand : cela tranche la question ». La « nation » n’est donc plus ici « synonyme de race »[41].
Dans sa célèbre conférence Qu’est ce qu’une nation ? prononcée le 11 mars 1882, Renan revient aussi comme Herder et Fichte sur l’histoire des « peuples germaniques » qui « changèrent peu le fond des races »[42]. Et, comme Herder, il remonte aux invasions barbares pour expliquer la formation des nations européennes, le vainqueur ayant prit « la religion du vaincu » et « oublié sa langue ». Cherchant de nouveau à définir la nation, il explique que « l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses ». D’autre part, « le progrès des études historiques [étant] souvent pour la nationalité un danger »[43], il n’est pas bon que le citoyen français se rappelle que « la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle »[44]. Renan tend également à nationaliser la provenance même de l’idée de nation ; peut être est-il d’ailleurs l’initiateur de la distinction historique entre conceptions « allemande » et « française » de la nation. Ainsi, « c’est la gloire de la France d’avoir, par la Révolution française, proclamée qu’une nation existe par elle-même »[45], à telle enseigne que le « principe des nations est le nôtre ». Renan passe ensuite en revue un certain nombre de critères de la nation afin d’expliquer qu’ils ne sont pas suffisants pour déterminer ce qui en fait la nature. Ce faisant, il reprend d’abord une de ses thématiques de prédilection, la « race », et affirme, après avoir différencié le concept de race d’un point de vue philologico-historique et d’un point de vue anthropologico-physiologique, que « la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l’espèce humaine »[46]. Mais il rappelle aussi cette idée, déjà exprimée par Fichte, selon laquelle il n’y a pas de race pure, puisque « les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie sont ceux où le sang est le plus mêlé »[47]. Renan rejette de nouveau ce critère pour définir la nation car, même s’il « aime beaucoup l’ethnographie », elle n’a pas à avoir « d’application en politique ». De même, la langue n’est pas un critère essentiel de définition de la nation, étant donné que la « volonté lui est supérieure ». La religion, « la communauté des intérêts » et la géographie, malgré leur rôle dans la formation des nations, ne suffisent pas non plus à déterminer le concept même de nation : la religion est devenue chose individuelle, les convergences d’intérêts fondent les traités de commerce et les prétendues frontières naturelles n’existent pas[48]. Ainsi, après avoir rejeté tous ces critères objectifs de la nation, qui sont insuffisants pour expliquer ce qu’elle est, il affirme au contraire que « la nation est une âme, un principe spirituel ». Elle s’ancre à la fois dans le passé et le présent. « Le culte des ancêtres » et « la souffrance en commun » rattachent les individus au passé[49], et ce d’autant plus que les « deuils imposent des devoirs [et] commandent l’effort en commun »[50]. Quant au présent, il est caractérisé par le « vouloir vivre ensemble » qui se traduit par « le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune ».
À la lumière de l’analyse et de la mise en perspective historique des principaux textes fondateurs des conceptions « primordialistes », l’opposition entre les conceptions allemande et française de la nation nous apparaît bien mince, voire même parfois inexistante. Les points communs semblent au final bien plus nombreux que les différences. Ainsi, l’élément politique ou électif n’est pas absent de l’œuvre de Fichte, tandis que les critères linguistiques, culturels et ethniques sont bel et bien présents dans la pensée foisonnante de Renan. Qui plus est, réduire la conception de la nation et de l’identité nationale prévalant au sein d’un pays à celle de quelques-uns de ses penseurs, si ce n’est à quelques lignes éparses de leurs œuvres immenses, nous apparaît être un non-sens en soi. La distinction entre les approches herdero-fichtéenne et renanienne n’est au demeurant guère opérée ni par l’historiographie allemande, ni par les ouvrages allemands de vulgarisation d’histoire des idées.
Deux conceptions postulant l’existence objective d’une nation hypostasiée
Outre le fait que la dichotomie opérée entre les conceptions « allemande » et « française » n’est pas aussi évidente que le laisse supposer leur ordinaire réduction à deux types idéaux, les schèmes de pensée auxquels elles se rattachent présentent de surcroît la particularité d’être fondés sur une commune épistémè : celle-ci consiste à postuler l’existence objective de la nation en l’hypostasiant. Qu’ils soient associés à l’une ou l’autre de ces deux conceptions, les théoriciens du 19e siècle, y compris les plus contractualistes, dépeignent en effet unanimement les nations sous les traits d’entités essentialisées transséculaires, existant soit spontanément, soit depuis une période ancestrale. En adhérant à une représentation mythique de la nation, ils sont amenés à présenter les communautés nationales comme « déjà là », ce qui interdit de comprendre non seulement comment elles se sont construites, mais aussi à quoi servent tant le concept de nation lui-même que les réalités politiques concrètes auxquelles il est appliqué. Les écrits de l’ensemble des auteurs préalablement mentionnés éclairent en revanche parfaitement le caractère politiquement instrumental des discours sur la nature de la nation. Le fait d’affirmer l’existence donnée d’une communauté nationale, irréductible par définition à toute autre, a en effet pour implication directe de reconnaître que celle-ci a vocation à être dotée d’une organisation étatique sui generis en accord avec ses traits spécifiques. L’affirmation de l’existence d’une nation est indissociablement liée, pour ne pas dire consubstantielle, à l’affirmation de son droit à coïncider avec un État, lequel est nécessaire pour la protéger et lui permettre de suivre son destin historique[51]. De la sorte, les écrits évoqués dans les pages précédentes ne sont pas des productions sociologiques ou historiques visant à décrire ce qui est ou ce qui a été. Ce sont bien plus des discours politiques normatifs dont la fonction première est de légitimer l’existence effective ou revendiquée d’une entité stato-nationale, et ce par l’affirmation de son existence et la précision de ses contours. La conférence prononcée par Renan en 1882 ne consistait ainsi nullement à poser les jalons d’une définition socio-historique de la nation – comme aurait pu le laisser supposer son intitulé –, mais bien à justifier l’appartenance de l’Alsace-Moselle au corps national français pour appuyer la revendication de son retour à la France. De manière similaire, le but poursuivi par Fichte lors de la rédaction des discours qu’il prononça à l’Académie des sciences prussiennes n’était point d’appréhender positivement le fait national, mais de dénier, au nom de la nation allemande, toute légitimité à l’incorporation de certains territoires germaniques à l’Empire napoléonien. Il s’agit dans les deux cas de productions idéologiques visant à établir le bien-fondé de l’existence d’un État-nation constitué ou désiré, et s’efforçant ainsi d’établir une nature de la nation apte à légitimer une organisation politique stato-nationale en acte ou en puissance.
La rupture opérée par les auteurs « modernistes »
Ayant constaté le caractère profondément politique et idéologique des constructions doctrinales élaborées par les penseurs du 19e siècle, les auteurs dits « modernistes » ont promu, depuis les années 1980, une perspective anti-objectiviste et anti-substantialiste. Elle a abouti à reformuler sur une base scientifique le problème relatif à la définition de la nation, ainsi qu’à l’identification corollaire des éléments qui fixent l’appartenance à celle-ci[52]. La nation n’est de fait plus appréhendée comme une entité réifiée dont les caractéristiques substantielles seraient objectivement identifiables.
La nation : une communauté imaginaire ne pouvant être définie que subjectivement
Selon les sociologues « modernistes », la tentative consistant à établir quel est le ou les bon(s) critère(s) de définition de la nation est proprement insoluble : les entités nationales procédant de constructions historiquement contingentes, aucune définition objective de la nation ne peut être formulée, ni aucun critère objectif d’explicitation de son identité retenu. Les chimériques tentatives de définitions objectives, comme l’indique l’historien britannique Eric Hobsbawm, ont échoué pour une raison fondamentale :
« puisque à toute époque quelques spécimens seulement de la vaste classe d’entités auxquelles s’appliquent de telles définitions peuvent être considérées effectivement comme des "nations", il est toujours possible de trouver des exceptions : soit les cas qui correspondent à la définition ne sont […] pas (ou pas encore) des nations […] soit des nations incontestées ne correspondent pas au critère ou à l’ensemble des critères »[53].
Mais au-delà de la vanité de tout effort mis en œuvre pour déterminer quels pourraient être le ou les critères objectifs à partir desquels se définit toute communauté nationale, une autre difficulté tient à ce que même une caractéristique effectivement partagée par la totalité des membres d’un groupe humain n’en fait pas une nation. En effet, comme le précisait déjà Max Weber en opérant une réflexion similaire à celle ayant conduit Marx à distinguer classe en soi et classe pour soi[54], « le fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement ne constitue pas nécessairement une communalisation. Par exemple, le fait d’avoir en commun les qualités biologiques héréditaires que l’on considère comme les caractéristiques d’une "race" n’est naturellement pas une communalisation des divers membres qui se distinguent par là »[55]. Weber, qui différencie implicitement nation et civilisation de par l’importance qu’il accorde à la conscience collective, indique de surcroît qu’« une communalisation peut se fonder sur n’importe quelle espèce de fondement affectif, émotionnel ou encore traditionnel »[56], ce qui revient à reconnaître son caractère éminemment arbitraire. Ainsi, ce n’est pas une communauté objective de sang, de race ou de langue, ni même une volonté commune de vivre ensemble qui peut fonder une nation, mais la croyance subjective dans une communauté de sang, de race ou de langue, ou bien en la volonté partagée de vivre ensemble. Une nation ne rassemble donc pas un groupe d’individus qui partagent un certain nombre de qualités particulières objectivables, mais un ensemble d’individus qui partagent une même croyance en l’existence de ces qualités[57], et éprouvent par ailleurs le sentiment qu’il existe entre eux un lien de nature affective du fait même qu’ils possèdent les uns et les autres ces mêmes qualités. Ce sont ces deux éléments que retient le sociologue Benedict Anderson lorsqu’il soutient, d’une part, que la nation est une communauté « imaginaire parce que même les membres de la plus petite des nations ne connaîtront jamais la plupart de leurs concitoyens : jamais ils ne les croiseront ni n’entendront parler d’eux, bien que dans l’esprit de chacun vive l’image de leur communion » ; et, d’autre part, que la nation « est imaginée comme communauté parce que, indépendamment des inégalités et de l’exploitation qui peut y régner, la nation est toujours conçue comme une camaraderie profonde, horizontale »[58]. Concernant ce dernier point, il convient de souligner que le concept de nation, qui renvoie à un groupe humain instituant une égalité et une fraternité de principe entre ses membres, est indéfectiblement lié à la grande révolution idéologique et politique engagée à la fin du 18e siècle, laquelle récusa la division de la société en ordres distincts et transféra la légitimité de la souveraineté au peuple[59].
Le statut de la nation n’étant point un fait d’observation, mais bien l’objet d’une conviction partagée, les théoriciens modernistes considèrent que l’on ne peut en proposer qu’une définition subjective. Une telle définition est requise par le statut « épistémologique » même de son objet, puisqu’il est impossible de caractériser la nation par des critères objectifs comparables à ceux utilisés par exemple pour différencier deux corps matériels concrets. La nation, qui existe dès qu’un groupe humain se considère et est considéré comme tel, n’est donc que l’idée par laquelle la collectivité se représente à elle-même comme un tout. Plus précisément, elle est l’idée par laquelle l’individu se représente comme partie prenante d’un tout, sachant que cette idée est normalement partagée par l’ensemble des autres individus membres de ce tout. La nation n’existe au final qu’en représentation, ce qui n’empêche toutefois pas qu’elle soit réelle : dès l’instant que cette communauté imaginée vit dans la conscience de chaque individu, elle existe et agit en tant que telle. Cela revient à dire que l’émergence et le maintien d’une communauté nationale peuvent être analysés sociologiquement grâce au théorème de Thomas, lequel fut reprit par Robert King Merton sous le nom de prédiction auto-réalisatrice (self-fulfilling prophecy) : « quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences »[60]. Aussi, comme l’affirme ironiquement Eric Hobsbawm, « s’il se trouve assez d’habitants de l’île de Wight qui veulent appartenir à une nation wightienne, il y en aura une »[61].
L’entreprise nationaliste de définition et de construction de la nation
En considérant les nations comme des communautés au fondement contingent nées de la croyance partagée en leur réalité, les « modernistes » sont logiquement amenés à insister sur leur caractère construit. Ce dernier procède de deux types d’entreprises s’influençant dialectiquement, et dont les maîtres d’œuvre furent d’abord les pionniers érudits des mouvements nationalistes, puis les instances administratives d’État[62] : une entreprise, historiquement première, de construction subjective de la nation, consiste à définir et à faire assimiler par la population les caractères distinctifs de la communauté nationale, à savoir ceux qui permettent de justifier et fixer les limites humaines et territoriales du groupe ; une entreprise d’objectivation de l’identité nationale, consiste ensuite à faire advenir concrètement la communauté de caractères ainsi définis, et par là même à assurer le bien-fondé de la croyance partagée en l’existence objective de la nation. Ces deux types d’entreprise, qui ont pour but de forger une communauté homogène et consciente de soi au sein des limites définies du groupe, contribuent au final à construire ex post l’unité qui est supposée constituer ex ante la base de la nation, preuve s’il en est, comme le souligne Hobsbawm[63], que cette dernière découle bien plus du projet nationaliste qu’elle ne le fonde.
Selon les situations propres à chaque entité humaine entendant s’affirmer et se faire reconnaître comme nation, le projet de définition/construction de la communauté nationale met l’accent sur des critères variables d’appréhension de l’identité du groupe. Ainsi, alors que les « entrepreneurs » des mouvements nationalistes allemands, dès l’époque pré-romantique, ont fait de la langue (et de la culture qu’elle incarne et propage) le critère essentiel de la nation germanique, cette ressource ne pouvait être exploitée en France dans le cadre du travail de création identitaire post-révolutionnaire en raison de la grande bigarrure linguistique héritée de l’Ancien Régime. Les composantes de l’identité nationale, quels que soient les régimes et les idéologies politiques à l’origine de l’entreprise de création identitaire, font cependant toujours l’objet d’une opération de remodelage, de recréation, voire même d’invention, destinée à en singulariser les traits. De nombreuses langues « nationales » ont par exemple été entièrement créées ou re-créées sur la base de travaux philologiques, lesquels ont pu aussi bien enrichir et moderniser des langues écrites archaïques (cas de l’italien et de nombreuses langues slaves) que fixer et normaliser des dialectes populaires pratiqués oralement (cas du finnois ou de l’estonien). De la même manière, les enquêtes et collectes ethnographiques, menées dans de nombreuses contrées européennes dès la fin du 18e siècle afin de mettre au jour les traditions censées fonder authentiquement les cultures nationales, ont procédé autant, sinon plus, de la réinvention analytique que du recueil objectif de données[64]. Aussi n’est-il guère étonnant que plusieurs costumes folkloriques emblématiques, tels que le kilt écossais ou la Tracht bavaroise, aient été totalement reconçus ou recréés dans le cadre de ce qu’Éric Hobsbawm et Terence Rangers appellent l’« invention de la tradition »[65]. Les histoires officielles, intégralement réécrites, ont elles-mêmes subi un processus de sélection-invention. Celui-ci a conduit à mettre en lumière ou à laisser dans l’ombre certains évènements ou personnages selon qu’ils confortaient, ou contredisaient, le récit du passé national en adéquation avec la définition identitaire du groupe. Escamotant la diversité des trajectoires régionales, et passant sous silence les conflits passés entre territoires de la nation, les récits officiels nouvellement promus dans le cadre du travail de recréation identitaire se distinguent fondamentalement des chroniques dynastiques par leur conception ontologique et téléologique de l’histoire, laquelle les amène à se fonder sur les deux principes fondamentaux que sont l’unité primordiale et la continuité pluriséculaire de l’être national. Cette volonté de rendre compte de l’histoire de la nation à la lumière de sa cohésion transcendante est notamment particulièrement prégnante dans la France du 19e siècle. Celle-ci, rappelons-le, abandonna progressivement la thèse de la double origine franque et gauloise des Français afin de dégager la communauté nationale de toute division conflictuelle[66]. Elle a cependant été mise en œuvre dans un grand nombre de contrées à des époques somme toute fort différentes, ce qui signifie que le type de régime, l’idéologie politique ou la forme d’organisation de l’État importent peu en la matière.
Puisque le projet politique nationaliste n’ambitionne pas seulement de dire ce qu’est la nation, mais aussi et surtout de rendre réellement observables les traits caractéristiques de son identité censés fonder sa nature même de nation, le travail de définition s’accompagne d’un travail de diffusion et d’imposition de normes, schèmes et repères unificateurs. S’opère alors un processus par lequel se consolide une culture nationale effective, et dont le succès dépend en dernière instance de l’intervention des organes étatiques de socialisation. L’État, qui, dès lors qu’il fut confronté à la destruction des allégeances dynastiques, ne trouva un nouveau fondement aux sujétions politiques et aux limites territoriales existantes que par la promotion du mode de légitimation national[67], possède en effet seul l’intérêt et les moyens de démanteler les identités locales défavorables à l’émergence de la nation nouvelle, et d’« imposer […] une haute culture là où la population, dans sa grande majorité, voire sa totalité, vivait dans des cultures inférieures »[68]. Afin de promouvoir une « exosocialisation » visant non plus à intégrer les individus dans et par leurs communautés locales d’origine, mais bien dans une culture commune standardisée, les instances d’État commencent ordinairement par s’emparer du « monopole de l’éducation légitime »[69] en démantelant le système d’instruction contrôlé par l’Église. Ils instaurent parallèlement la scolarisation obligatoire des jeunes générations, auxquelles devront être transmises la langue, l’histoire et la culture nationales. L’entreprise de restructuration des allégeances politiques et des sentiments d’appartenance au profit de l’entité stato-nationale est renforcée par les mesures publiques prises en faveur de la refonte des anciennes formes et divisions administratives du territoire, de l’uniformisation des systèmes locaux de poids et mesures, et de l’unification des systèmes monétaires, grâce auxquelles seront annihilés les schèmes de référence localistes hérités de la période pré-nationale. Permettant corrélativement de rompre avec la segmentation culturelle des sociétés agraires, et donc de répondre aux exigences d’homogénéisation qu’implique le processus historique de transformation des économies et sociétés traditionnelles en sociétés et économies industrielles, ces réformes étatiquement imposées sont consolidées dans leurs effets par des phénomènes qui, bien qu’indépendants de toute volonté de contribuer à l’entreprise de construction objective de la nation, favorisent néanmoins l’émergence de l’homme nouveau qui découle de celle-ci. Ainsi en est-il de l’extension de ce que Benedict Anderson appelle le « capitalisme de l’imprimé », liée à la diffusion généralisée des supports de communication de masse que sont les journaux populaires et les ouvrages romancés[70], du développement des chemins de fer et axes routiers, de l’exode rural, mais aussi des guerres inter-étatiques. Celles-ci, comme l’ont fort justement souligné Georg Simmel et Lewis Coser[71], permettent non seulement d’unir des groupes sociaux et géographiques hétérogènes dans le cadre d’une mobilisation sanctificatrice contre un ennemi plus ou moins fantasmé, mais aussi d’intensifier la production des représentations en adéquation avec la définition retenue de l’identité de la nation.
Les sociologues, anthropologues et historiens « modernistes » ont montré que les nations constituaient des « communautés imaginaires » nées d’une commune croyance en leur réalité, ayant fait l’objet d’un processus contingent de construction socio-historique. Ils n’en ont pas pour autant conclu qu’il fallait déconstruire tout édifice national. Une entreprise de déconstruction étant du reste tout aussi contingente qu’une entreprise de construction, il convient donc de ne pas tirer argument des analyses d’auteurs tels que Benedict Anderson ou Ernest Gellner – qui n’ont pas cédé au « prophétisme de la chaire » dénoncé par Max Weber – pour se livrer à une critique radicale du fait national.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le primordialisme définit une relation de nature exclusive présentée et reçue comme dérivant d’une appartenance conçue comme naturelle et prescrite, et que l’individu accepte de placer au-dessus de toute autre allégeance. Ce concept a été introduit en 1957 par le sociologue américain Edward Shils, afin de souligner l’importance des groupes primaires impliquant un lien de nature exclusive dans la configuration et la reproduction des sociétés. Cf. Edward Shils, « Primordial, personal, sacred and civil Ties », British Journal of Sociology, VIII, 1957, pp. 130-145.
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[2]
L’institutionnalisation du très contesté Ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale, le « Grand débat sur l’identité nationale » lancé par Eric Besson, puis les mesures d’éloignement prises à l’encontre des Roms de nationalité étrangère ont donné lieu, en France, à d’âpres discussions qui semblent trouver leur pendant dans celles alimentant le débat sur l’intégration des étrangers secouant l’Allemagne depuis la publication, fin août 2010, d’un essai controversé de Thilo Sarrazin. Ce débat a donné lieu à des prises de position polémiques, à l’instar de celle du ministre-président bavarois Horst Seehofer, qui a estimé que l’Allemagne n’avait plus besoin d’accueillir des « immigrés issus d’autres cultures comme celles de la Turquie et des pays arabes », ou de celle de la chancelière Angela Merkel, qui a déclaré de façon péremptoire que « le multiculturalisme a totalement échoué ».
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[3]
Cf. Patricia Rehm, Herder et les Lumières. Essai de biographie intellectuelle, Hildesheim, Olms, 2007, pp. 28-31 et 175-176. L’auteur montre notamment dans cet ouvrage comment Herder, après s’être révolté contre le rationalisme français représenté par Voltaire, s’est également révolté contre son ancien professeur Immanuel Kant grâce à l’influence qu’exerça sur lui la Metakritik de Hamann.
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[4]
Johann Gottfried Herder, Histoire et Cultures : Une autre philosophie de l’histoire [1774], traduction et notes de Max Rouché, présentation d’Alain Renaut, Paris, Flammarion, 2000, p. 48.
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[5]
Herder désigne ce faisant Helvétius, d’Holbach, Voltaire ou Montesquieu qui « philosophent à l’aide de deux idées ». Cf. Ibid., p. 100.
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[6]
Ibid., p. 114.
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[7]
Ibid., p. 121.
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[8]
Johann Gottfried Herder, Der deutsche Nationalruhm: Eine Epistel, Leipzig, Hartknoch, 1812, p. 12.
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[9]
Voir Andrea Albrecht, Kosmopolitismus : Weltbürgerdiskurse in Literatur, Philosophie und Publizistik um 1800, Berlin, Walter de Gruyter, 2005.
-
[10]
August Wilhelm Schlegel, Introduction sur l’esprit du siècle [1805-1806], cité par Xavier Léon, Fichte et son temps, tome II : Fichte à Berlin, Paris, Armand Colin, 1954.
-
[11]
Ernst Moritz Arndt, Geist der Zeit [1806], Altona, 1877, 6ème éd., pp. 141-144.
-
[12]
Friedrich Gentz, Fragmente aus der neusten Geschichte des politischen Gleichgewichts in Europa, St. Petersburg/Leipzig, Hartknoch, 1806, préface.
-
[13]
Friedrich Gentz, op. cit.
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[14]
Johann Gottlieb Fichte, Rede an die Deutsche Nation [1807/08], introduction de Reinhard Lauth, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1978, p. 12. Nous avons utilisé notre propre traduction des Discours de Fichte. Deux bonnes traductions peuvent cependant être consultées : Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, présentation, traduction et notes d’Alain Renaut, Paris, Imprimerie nationale, 1992, ou Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, introduction de Max Rouché, traduction de Serge Jankélévitch, Paris, Aubier-Montaigne, 1975.
-
[15]
Johann Gottlieb Fichte, Rede, op. cit., p. 14.
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[16]
Ibid , p. 21.
-
[17]
Ibid. pp. 60-61.
-
[18]
Ce qui explique « le long et éprouvant apprentissage de la langue allemande » pour les étrangers (Ibid. pp. 72-73).
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[19]
Ibid. p. 106. « ein Urvolk ».
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[20]
Ibid., p. 122.
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[21]
Ibid., titre du 8ème Discours, p. 124.
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[22]
Ibid., pp. 129-130.
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[23]
Ibid., p. 138. Fichte se réfère ici à Voltaire et à sa tragédie intitulée L e fanatisme ou Mahomet écrite en 1736.
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[24]
Ibid., 13ème Discours, pp. 206-227.
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[25]
Ibid., p. 144 notamment.
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[26]
Les Discours ont été utilisés, il est vrai, par la propagande allemande pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être manipulés par des idéologues nationaux-socialistes.
-
[27]
Emmanuel Sieyès, Qu’est ce que le Tiers État ? [1789], in Collection des Écrits d’Emmanuel Sieyès, Éd. revue et augmentée, vol. 1, Paris : C. F. Cramer ; Berlin : Vieweg, 1796, p. 282.
-
[28]
Emmanuel Sieyès, op . cit., p. 305.
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[29]
Ernest Renan, Histoire générale des langues sémitiques [1855], tome I, Paris, éd. Calmann-Lévy, 1947, pp.4-5.
-
[30]
Ibid., p. 11.
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[31]
Ibid., p. 16. Il reviendra sur cette idée en 1883.
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[32]
Ibid., p. 17.
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[33]
Ernest Renan, Correspondance 1847-1892, Paris, Calmann-Lévy, 1898, 2e éd., p. 391.
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[34]
Ibid., p. 504.
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[35]
Ibid., pp. 393, 395 et 404.
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[36]
Ernest Renan, « La Guerre entre la France et l’Allemagne », Revue des Deux Mondes, 15 Septembre 1870, in Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, présentation de Raoul Girardet, Paris, Imprimerie nationale, 1996, p. 171.
-
[37]
Cette idée se retrouve aussi dans les Fragments sur l’équilibre politique de Friedrich Gentz à propos de la domination de Napoléon.
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[38]
Ernest Renan, Lettre à Strauss, Journal des Débats, 16 Septembre 1870, in Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, op. cit., pp. 192 et 202.
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[39]
Ibid., p. 192.
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[40]
Ernest Renan, Lettre à Strauss, 15 Septembre 1871, in Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, op. cit., p. 211.
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[41]
Ibid., p. 212.
-
[42]
Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, in Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, op. cit. , p. 225.
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[43]
Ibid., p. 227.
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[44]
Ibid .
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[45]
Ibid ., p. 229. De ce point de vue, Renan apparaît comme un auteur pré-moderniste.
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[46]
Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, in Qu’est-ce qu’une nation ? et autres écrits politiques, op. cit., p. 234.
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[47]
Ibid ., p. 233
-
[48]
Ibid ., pp. 235-240.
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[49]
Ibid., pp. 240-241.
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[50]
L’un des devoirs étant de laver l’affront de la défaite de 1870 par la reconquête de l’Alsace-Moselle.
-
[51]
L’anthropologue Ernest Gellner, qui a fort bien mis en évidence le lien irréfragable qui unit historiquement la nation et l’État, définit ainsi le nationalisme comme « un principe politique qui affirme que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes » (Ernest Gellner, Nations et nationalisme [1983], Paris, Payot&Rivages, 1989, p. 11).
-
[52]
Pour des éléments de présentation de leurs travaux, se reporter à Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Paris, Seuil, 1996, et Patrice Canivez, Qu’est-ce que la nation ?, Paris, Vrin, Coll. Chemins philosophiques, 2004, pp. 39-45.
-
[53]
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780 [1990], Paris, Gallimard/Folio, 2001, p. 20.
-
[54]
Cf. Karl Marx, Misère de la philosophie [1847], in Œuvres I, Gallimard, Coll. La Pléiade, 1977, p. 134-135.
-
[55]
Max Weber, Économie et société , vol. 1 : Les catégories de la sociologie [1922], Paris, Pocket/Agora, 1995, p. 80. S’inspirant de la définition donnée par Ferdinand Tönnies au concept de « communauté », Weber entend par communalisation « une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde […] sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) d’appartenir à une même communauté ». S’y oppose la « sociation », qui renvoie à « une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde […] sur un compromis d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts motivées de la même manière (Ibid., pp. 78-82).
-
[56]
Ibid., p. 78.
-
[57]
Il est à noter que même les tenants de l’ethno-nationalisme qui, tel Walker Connor, estiment que le nationalisme repose sur un fondement ethnique, en viennent à montrer le caractère imaginé d’un tel nationalisme, et à souligner qu’il exprime la croyance en une origine ethnique spécifique propre à justifier la création ou la perpétuation d’une nation donnée. Cf. Walker Connor, Ethnonationalism: The Quest for Understanding, Princeton, Princeton University Press, 1994.
-
[58]
Benedict Anderson, L’Imaginaire national . Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], Paris, La Découverte, 1996, pp. 19-20.
-
[59]
Anne-Marie Thiesse, « La fabrication culturelle des nations européennes », in Catherine Halpern, Jean-Claude Ruano-Borbalan (Coord.), Identité(s) – L’individu, le groupe, la société, Paris, Éd. Sciences Humaines, 2004, pp. 277-284, ici p. 278.
-
[60]
William I. Thomas, Dorothy S. Thomas, The Child in America : behavior problems and programs [1928], cité dans Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique [1953], Paris, Armand Colin, 1997, p. 136.
-
[61]
Eric Hobsbawm, op. cit., p. 20.
-
[62]
Miroslav Hroch a montré que les mouvements nationaux sont toujours portés par une minorité agissante, caractérisée par un haut degré de militantisme, avant d’obtenir un soutien de masse. Ce dernier est par ailleurs très souvent acquis suite à l’action de l’État. Cf. Miroslav Hroch, Social Preconditions of National Revival in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
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[63]
« […] le nationalisme vient avant les nations. Ce ne sont pas les nations qui font les États et le nationalisme ; c’est l’inverse » (Eric Hobsbawm, op. cit., p. 28).
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[64]
Cf. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Europe XVIII e -XX e siècle, Paris, Le Seuil, 1999.
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[65]
Cf. Eric Hobsbawm, Terence Rangers (eds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
-
[66]
Sur cet abandon, et la promotion progressive d’une appréhension ontologique et téléologique de l’histoire de la nation française, voir Michel Foucault, « Il faut défendre la société… ». Cours au Collège de France [1976], Paris, Gallimard/Seuil, 1997, pp. 50-73.
-
[67]
Comme l’écrivait Ernest Renan lui-même, « il est clair que, dès que l’on a rejeté le principe de la légitimité dynastique, il n’y a plus, pour donner une base aux délimitations territoriales des États, que le droit des nationalités » (lettre de Renan à Strauss datée du 13 septembre 1870, citée dans Guy Hermet, op. cit., p. 130).
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[68]
Ernest Gellner, op. cit., p. 88.
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[69]
Ibid., p. 56.
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[70]
Sur l’importance des romans, et notamment des romans historiques, dans l’émergence de la conscience nationale, voir Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien – Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque [1984], Paris, Seuil/Points, 2000.
-
[71]
Cf. Georg Simmel, Le Conflit [1908], Strasbourg, Circé, 1995, et Lewis A. Coser, Les fonctions du conflit social [1956], PUF, Coll. Sociologies, 1982.