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Lorsque la guerre froide a pris fin, une nouvelle lutte a commencé. Suivant une période de relative redistribution keynésienne dans les économies de marché développées, les États-Unis sont devenus l’acteur clé d’un remodelage radical du capitalisme. La période keynésienne a apporté avec elle une expansion active des logiques qui valorisaient les gens en tant que travailleurs et consommateurs. Ce n’est pas le cas pour la phase actuelle du capitalisme avancé. Au cours des deux dernières décennies, il y a eu une forte augmentation du nombre des personnes qui ont été « expulsées », une quantité bien plus importante que celle des nouvelles classes moyennes « intégrées » dans des pays comme l’Inde et la Chine. J’utilise le terme « expulsé » pour décrire une variété de conditions : le nombre croissant de pauvres vivant dans une misère abjecte, les déplacés des pays pauvres qui sont recasés dans des camps de réfugiés formels et informels, les stigmatisés et les persécutés des pays riches qui sont destinés aux prisons, les travailleurs au corps détruit à la tâche et rendus inutiles à un âge bien trop précoce, des populations surnuméraires pourtant capables mais parquées dans les ghettos ou des zones. Mon propos est que cette expulsion massive signale en fait une transformation systémique plus profonde qui a été documentée par petits bouts, par bribes, mais pas vraiment présentée comme une dynamique globale qui nous emporte vers une nouvelle phase du capitalisme mondial.

Dans cet essai, j’examine trois enjeux. Tout d’abord, j’analyse brièvement ce qui nous a menés à ce point. Ensuite, je discute une nouvelle logique du profit qui peut prospérer sur les dévastations produites par la logique dominante des deux dernières décennies : la transformation de ce qui fut jadis construit comme territoire national souverain en terre à vendre sur le marché global. Ce sont des terres en Afrique, en Asie Centrale et en Amérique Latine qui sont achetées par de riches investisseurs ou des gouvernements pour produire de la nourriture, pour accéder aux eaux souterraines, ainsi qu’aux minéraux et aux métaux. Le troisième point peut être présenté comme une extension globale des mécanismes financiers qui ont, jusqu’ici, été confinés aux États-Unis mais qui ont pour trait caractéristique la possibilité de réaliser des profits financiers massifs sur le dos de foyers aux revenus modestes, ceux-ci étant globalement au nombre de 2 milliards.

Fabriquer des instruments complexes pour des extractions élémentaires

Deux changements profonds marquent le début des années 1980. Le premier fut l’ascension de la finance. Si l’activité d’une banque traditionnelle consiste à vendre de l’argent que vous avez, avec la finance vous vendez de l’argent que vous n’avez pas. A cette fin, la finance doit envahir des secteurs non-financiers pour obtenir le grain pour son moulin. Et aucun instrument n’est meilleur pour cela que le produit dérivé. Le résultat a été qu’en 2005, la valeur notionnelle des produits dérivés en suspens était de 630 mille milliards de dollars, soit 14 fois le PIB mondial. Ce n’est pas sans précédent dans l’histoire occidentale, mais c’est une transformation majeure par rapport à la période keynésienne, qui était marquée par la vaste expansion des économies matérielles : la production de masse et la construction massive d’infrastructures et de banlieues.

Le second déplacement fut le développement matériel d’un nombre croissant de régions du monde en zones-limites dévolues à des opérations économiques clés : la délocalisation globale d’industries à bas salaires, de services et de travail intellectuel vers des régions à faibles salaires, et l’expansion rapide dans le monde entier des villes globales comme espaces stratégiques pour des fonctions économiques avancées - ce qui vise aussi bien la construction de Dubaï à partir de rien que la rénovation souvent brutale de zones centrales des villes plus anciennes.

Le poids croissant de la logique financière explique également pourquoi la dernière crise a affecté les économies des pays les plus riches davantage que les crises précédentes, pourtant nombreuses, au cours des deux dernières décennies. Davantage encore, cela explique la combinaison d’une croissance énorme de la richesse individuelle depuis les années 1990 et de la disparition à la fin de 2009 de l’essentiel de la création d’emplois et de la croissance du revenu national observées dans cette période. Après deux décennies de financiarisation sauvage, on se retrouve avec une économie à croissance nulle dans la plupart des pays riches, en particulier les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Japon. Plus généralement, le monde compte davantage de pauvreté, davantage d’inégalités, davantage de concentration des richesses, et des économies encore plus dévastées dans le Sud Global.

Que sera la suite ?

Quand la terre a plus de valeur que les personnes et les entreprises qu’elle abrite

A l’intérieur du capitalisme lui-même, on peut caractériser la relation entre capitalisme avancé et traditionnel comme marquée par l’extraction et/ou la destruction. Dans le cas le plus extrême, cela peut signifier l’appauvrissement et l’exclusion d’un nombre croissant de personnes qui cessent d’avoir une valeur en tant que travailleurs et consommateurs. Mais cela signifie également que les petites bourgeoisies et bourgeoisies nationales traditionnelles cessent d’avoir de la valeur. Cela fait partie de l’approfondissement systémique actuel des relations capitalistes. Une manière brutale d’illustrer ce propos consiste à dire que les ressources naturelles dans la plupart de l’Afrique, de bonnes parties de l’Amérique Latine et de l’Asie Centrale ont plus de valeur que les gens de ces continents n’en ont en tant que travailleurs et consommateurs. Quand cela arrive, nous avons laissé derrière nous des formes du capitalisme qui prospéraient sur l’expansion accélérée de classes travailleuses et moyennes prospères. Maximiser la consommation des foyers était une dynamique essentielle au cours de cette période ; cela l’est aujourd’hui dans les économies dites émergentes.

Aujourd’hui, après vingt ans d’un type particulier de capitalisme avancé, nous sommes confrontés à un paysage humain et économique marqué par une dynamique à double hélice.

D’un côté, il y a un mélange de situations codées en populations surnuméraires croissantes et en expansion croissante de territoires dévastés - par la pauvreté et la maladie, par les soi-disant guerres civiles, par des gouvernements qui dysfonctionnent sous l’effet d’une corruption aiguë, d’un endettement élevé, et une incapacité extrême à répondre aux besoins des gens. Ces conditions existent, d’une certaine manière, dans les pays développés, mais elles prennent des formes extrêmes dans le monde moins développé. Nous pouvons y ajouter des tendances globales, notamment l’usage de plus en plus grossier des personnes - comme les travailleurs du sexe, ou tous les travailleurs qui ne sont pas simplement utilisés mais usés par des conditions de travail extrêmes puis jetés, les gens qui sont simplement des pourvoyeurs d’organes, et ainsi de suite. Il y a une rapide, et souvent très active production de population surnuméraire - des gens déplacés par la prolifération de conflits armés en Afrique sub-saharienne, ou la forte augmentation du nombre de prisonniers aux États-Unis et dans d’autres pays du Nord, toutes sortes de gens déplacés rassemblés dans des camps de réfugiés gérés par le système humanitaire international qui est (dans le meilleur des cas) financé par les contribuables du monde entier.

D’un autre côté, dans un nombre croissant de régions du Sud, le territoire cesse d’être considéré comme représentant des États-nations, pour être est systématiquement transformé en ressources disponibles[1]. Les dévastations décrites brièvement ci-dessus, notamment dans le Sud Global, combinées à la mise en œuvre de programmes de restructuration du FMI et de la Banque mondiale, ont eu des effets nombreux. Ici, je m’attarde en particulier sur l’un d’eux, que je tiens pour central dans la nouvelle phase de capitalisme avancé qui se déploie depuis que la crise financière a éclaté en 2008. Il s’agit du fait que ce mélange de processus a eu pour effet de « reconditionner » les terrains que représentent ces pays pour une expansion du capitalisme avancé, y compris sous ses formes criminelles.

La manière la plus simple d’illustrer ce point est de considérer les chiffres liés à l’acquisition accélérée de terres de pays pauvres pour la plupart par les investisseurs et les gouvernements étrangers. Ce n’est pas la première fois dans les temps modernes : il s’agit d’une dynamique récurrente qui tend à faire partie de réajustements impériaux. L’acquisition par la Chine de mines en Afrique est liée à son ascension en tant que puissance mondiale. La Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et les autres ont tous fait cela dans les phases impériales initiales, et, dans de nombreux cas, ont possédé d’importantes parties de territoires situés dans des pays étrangers pour des centaines d’années. Mais chaque période est spécifique. Un trait particulier de notre époque est que, à la différence des empires du passé, le monde d’aujourd’hui est très largement composé d’États-nations reconnus comme souverains - peu importe la faiblesse de ce pouvoir souverain. Plutôt que la saisie impériale, le mécanisme en usage est, parmi d’autres, l’investissement direct étranger (IDE).

L’Institut international de recherche en politique alimentaire (International Food Policy Research Institute, IFPRI) a relevé en 2009 qu’entre 15 et 20 millions d’hectares de terres agricoles dans des pays pauvres ont été sujettes à transactions ou discussions impliquant des étrangers depuis 2006[2]. C’est l’équivalent d’un cinquième de toutes les terres agricoles de l’Union européenne. En prenant une estimation conservatrice pour la valeur des terres, l’IFPRI a calculé que ces négociations s’élèvent à entre 20 et 30 milliards de dollars. Cela représente dix fois le montant du fonds d’intervention pour l’agriculture récemment annoncé par la Banque mondiale et quinze fois plus que le nouveau fonds du gouvernement américain pour la sécurité alimentaire. Quoiqu’il n’y ait pas de données d’ensemble, il y a un certain nombre d’études - et les résultats de l’IFPRI sont certainement les plus détaillés. Les formes contractuelles sous lesquelles ces terres sont acquises comprennent l’acquisition directe et le bail. Quelques exemples permettent de repérer les acheteurs et les lieux. L’Afrique est une destination majeure pour l’acquisition de terres. La Corée du Sud a signé des contrats pour l’équivalent de 690.000 hectares et les Émirats Arabes Unis pour 400.000, tous deux au Soudan. Les investisseurs saoudiens dépensent 100 millions de dollars pour cultiver du blé, de l’orge et du riz sur des terres qui leur sont louées par le gouvernement éthiopien ; ils bénéficient d’exemptions fiscales et exportent les récoltes vers l’Arabie Saoudite[3]. La Chine s’est assurée le droit de cultiver l’huile de palme pour des biocarburants sur 2,8 millions d’hectares au Congo, ce qui serait la plus grande plantation pour l’huile de palme au monde. Elle négocie en Zambie pour cultiver des biocarburants sur 2 millions d’hectares. Peut-être moins connu que l’exemple africain est le fait que des territoires privatisés dans l’ancienne Union soviétique, particulièrement en Russie et en Ukraine, sont également en train de devenir l’objet d’acquisitions par des étrangers. Rien qu’en 2008, on dénombrait les cas suivants : une société suédoise, Alpcot Agro, achetant 128.000 hectares en Russie ; le Sud-Coréen Hyundai Heavy Industries payant 6.5 millions de dollars pour devenir majoritaire au sein de Khorol Zerno, une entreprise qui possède 10.000 hectares en Sibérie orientale ; Morgan Stanley achetant 40.000 hectares en Ukraine ; des investisseurs du Golfe projettent d’acquérir Pava, le premier semencier russe coté sur les marchés financiers pour vendre 40% de sa filiale foncière, leur donnant accès à 500.000 hectares. Encore moins connu que le cas africain est celui du Pakistan offrant un demi-million d’hectares aux investisseurs du Golfe, en promettant 100.000 hommes pour protéger ces terres.

Ces développements font partie d’une combinaison plus large de tendances. Premièrement, il y a le fait immédiat que la demande globale de nourriture, entretenue par le demi-milliard d’individus appartenant aux nouvelles classes moyennes en Asie, signifie qu’il y a des profits à réaliser grâce aux aliments et aux terres. Nous avons maintenant un marché global de la nourriture et des terres contrôlé par des grandes entreprises et des gouvernements, et il a été un secteur de croissance tout au long de la crise financière. Dans ces conditions, le pricing est une affaire bien en main. Deuxièmement, il y a la demande continue pour les métaux et les minerais de toute sorte - et une nouvelle demande pour des ressources encore peu exploitées jusque-là dont le besoin provient de développements récents dans le secteur de l’électronique. L’Afrique, moins densément peuplée et moins construite que d’autres parties du monde, est devenue une destination clé pour les investissements miniers. Troisièmement, la demande croissante pour l’eau et la disparition d’eaux souterraines dans plusieurs parties du monde. Quatrième point, et peut-être le moins connu, est le déclin important des IDE dans le secteur manufacturier en Afrique, signalant également la reconfiguration de ce territoire. En Afrique du Sud et au Nigeria - les deux plus grands récipiendaires d’IDE, comptant pour 37% d’entre eux en Afrique en 2006 -, ont connu une forte augmentation d’IDE dans le secteur primaire et une baisse sensible dans le secteur secondaire[4]. C’est aussi le cas pour le Nigeria, où les investissements étrangers dans le secteur pétrolier ont été un facteur majeur : la part du secteur primaire dans les stocks d’IDE s’y élevait à 75% en 2005, contre 43% en 1990. D’autres pays africains connaissent des évolutions similaires. Même à Madagascar, l’un de ces rares parmi les petits pays à connaître une hausse des flots d’IDE dans les années 1990, celle-ci fut bien au-dessous de la hausse dans le secteur primaire.

Je développe ces enjeux plus longuement ailleurs et m’emploie à démontrer que l’extraction de valeur du Sud et, en particulier, la mise en œuvre de programmes de restructuration dirigés par le FMI et la Banque mondiale, ont eu pour effet de « reconditionner » les terrains représentés par ces pays pour une expansion du capitalisme avancé, y compris sous ses formes explicitement criminelles. L’achat de vastes bandes de terres en Afrique et en Asie Centrale pour les besoins de l’agriculture « offshore », de l’extraction d’eau souterraine et de l’accès aux métaux et aux minerais, est une opération plus aisée pour les investisseurs dominants actuels et les gouvernements s’ils font face à des gouvernements et des élites locales affaiblis et/ou corrompus, ainsi qu’à des citoyens sans pouvoir.

Expulsions dans les pays du Nord

Au début du nouveau millénaire, la forte accélération des valeurs financières par rapport au PIB réel générait une intense demande pour des titres soutenus par de vrais actifs. C’est dans ce contexte que même des crédits mal notés pour des logements modestes sont devenus du blé pour le moulin financier aux États-Unis. Cette combinaison d’une dette de mauvaise qualité et d’actifs modestes est probablement l’investissement le moins attractif pour la finance. Mais les crédits hypothécaires sur les maisons modestes étaient l’un des rares secteurs sous-financiarisés aux États-Unis : la financiarisation des crédits normaux et des prêts aux consommateurs étaient déjà en place depuis deux décennies, si bien que tout ce qu’il restait était aux marges - des crédits mal notés, des prêts pour les études, etc. Alors qu’augmentait la demande pour des titres soutenus par des actifs, l’usage de crédits hypothécaires à risque (subprimes) pour concevoir de tels titres connut lui aussi un essor .

Leur sous-jacent était une caractéristique vitale de ces instruments d’hypothèques en vue de leur possible extension au marché mondial des 2 milliards de foyers aux revenus faibles et moyens. On a bien trop insisté, dans les explications sur la crise, sur l’idée commune selon laquelle ce furent les acheteurs irresponsables de ces crédits hypothécaires qui auraient dû savoir qu’ils ne pourraient pas les payer. Cette caractéristique est le découplage des profits potentiels pour les vendeurs de crédits et les investisseurs de la capacité des consommateurs à rembourser. Il aura fallu un mélange complexe d’innovations pour rendre possible ce décrochage très élémentaire. Le fait qu’un acheteur puisse rembourser ses mensualités ou pas comptait moins que de faire signer au moins 500 de ces acheteurs. Chacun de ces crédits hypothécaires put ensuite être découpé en de multiples fragments, chacun de ceux-ci put ensuite être combiné avec une dette à la note élevée mais non soutenue par des actifs, puis l’on a pu générer ainsi un « produit d’investissement » qui put à son tour être vendu aux investisseurs comme un titre soutenu par des actifs. Mission accomplie !

Ainsi, la crise des saisies qui a éclaté en 2007 n’était pas une crise pour les investisseurs financiers. Ce fut une crise pour les millions de familles de la classe moyenne, la plupart ayant signé, nous le savons maintenant, en fonction de fausses prémisses. Ils ne purent rembourser leurs crédits et perdirent tout, y compris le peu qu’ils possédaient avant d’emprunter. Quinze millions de foyers ont désormais perdu leur maison du fait de saisies, ce qui est plus que la population des Pays-Bas. Des millions d’entre eux vivent maintenant dans des tentes.

Pour la haute-finance, ces millions de saisies en 2006 et 2007 ont créé une crise de confiance. Elles étaient le signe que quelque chose n’allait pas mais, en raison de la complexité des instruments combinés, il devint impossible d’identifier les éléments toxiques. La valeur en jeu, 300 milliards de dollars, n’aurait pas pu faire chuter le système financier. Il y a une ironie profonde dans cette crise de confiance : le talent de ceux qui ont conçu ces instruments financiers a contribué à la faillite d’un grand nombre d’investisseurs (en plus de celle des familles aux revenus modestes à qui l’on a vendu ces crédits). Le lien toxique était que pour que ces crédits hypothécaires marchent comme actifs pour les investisseurs, un grand nombre d’entre eux furent vendus sans qu’on se soucie de savoir si les acheteurs pourraient repayer leurs mensualités. Plus vite ces crédits hypothécaires étaient-ils vendus, plus vite ils pouvaient être combinés à des instruments financiers et revendus à des investisseurs. Au total, les subprimes ont plus que triplé entre 2000 et 2006, et ils ont compté pour 20% de tous les emprunts immobiliers aux États-Unis en 2006. Cette primauté accordée à la vitesse a également permis de garantir les commissions des vendeurs de subprimes et de réduire l’effet des défaillances sur leurs profits. En fait, ces vendeurs de subprimes qui n’ont pas pu s’en débarrasser, combinés à d’autres instruments, ont finalement fait faillite, mais pas sans avoir auparavant touché les commissions versées par les acquéreurs.

Les crédits hypothécaires peuvent être des instruments utiles pour aider les foyers aux revenus modestes à acquérir une maison. Mais ce qui s’est passé aux États-Unis au cours des dernières années a constitué un abus du concept. L’épargne modeste ou les futurs revenus de foyers aux revenus faibles furent utilisés dans le seul but de développer un instrument financier qui permettrait aux investisseurs de réaliser des profits même si ces foyers faisaient faillite. Dans un monde de plus en plus globalisé, les bons et les mauvais usages de cet instrument vont proliférer.

La vente agressive de subprimes à ceux qui ne pouvaient les rembourser est devenue un phénomène clair dans ce microcosme qu’est New York City. Les Blancs, qui ont un revenu bien plus élevé que tous les autres groupes de la ville, étaient bien moins susceptibles de souscrire aux subprimes que les autres. Ainsi, seulement 9.1% de tous les Blancs qui ont souscrit à des crédits immobiliers ont pris des subprimes en 2006, contre 13.6% d’Asiatiques, 26.6% d’Hispaniques et 40.7% de Noirs. Certes, tous les groupes ont connu des taux de croissance importants, si l’on considère la période des pires excès, de 2003 à 2005 : plus qu’un doublement pour les Blancs, un triplement pour les Asiatiques et les Hispaniques, et un quadruplement pour les Noirs. La plupart de ces foyers ont perdu leurs maisons à cause de saisies, et beaucoup de quartiers sont devenus des espaces urbains sinistrés.

2002

2003

2004

2005

2006

Blanc

4.6%

6.2%

7.2%

11.2%

9.1%

Noir

13.4%

20.5%

35.2%

47.1%

40.7%

Hispanique

11.9%

18.1%

27.6%

39.3%

28.6%

Asiatique

4.2%

6.2%

9.4%

18.3%

13.6

Taux de prêts hypothécaires à risque conventionnels par race, New York City, 2002-06. Source : Furman Center for Real Estate & Urban Policy, 2007

Il est possible d’utiliser plusieurs ensembles de données pour anticiper le marché global potentiel pour ces instruments, et, de fait, leur potentiel pour dévaster les ménages, les quartiers et davantage encore. Une comparaison de la valeur de toutes les dettes de crédits immobiliers (crédits hypothécaires faibles à élevés) rapportée au PIB à travers les pays révèle des variations profondes. D’une certaine manière, la variation de cette valeur est fonction du timing. Elle est bien au-dessus de 100% aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie et dans plusieurs pays européens, notamment 145% en Suisse. Ici, le marché de l’immobilier a longtemps été privé et, plus important, le système financier est très développé dans bien des domaines. Ainsi, l’incidence des crédits est à la fois élevée et étendue en termes de variétés des circuits financiers qu’elle touche. Point central dans cette histoire, la différence entre les prêts immobiliers rapportés au PIB et le taux de croissance de ces prêts. De fait, le second est très bas dans les pays dotés de jeunes marchés de l’immobilier, comme en Inde et en Chine, où il s’élève à 10%. Par contraste, sur des marches plus matures en Asie, cette valeur peut être supérieure - s’élevant à 60% à Singapour, et 40% à la fois pour Taiwan et Hong Kong - mais le taux de croissance est bien plus bas. Entre 1999 et 2006, la croissance annuelle moyenne des crédits immobiliers en Chine et en Inde était extrêmement élevée, certainement au-dessus des autres types d’emprunts. Ces deux pays ont des nouvelles classes moyennes de 200 millions d’individus chacun, et donc des marchés immobiliers croissant rapidement. Ils sont donc au commencement d’une nouvelle phase économique de développement. Si l’on considère les innovations financières particulières - les emprunts immobiliers et les crédits hypothécaires à risque des foyers à modestes ou bas revenus -, alors l’on comprend combien le marché des emprunts immobiliers en Chine et en Inde peut être attractif.

Les capitaux liés aux emprunts immobiliers se développent, mais il faut les replacer dans un contexte financier plus large. Ainsi, même si la masse financière des emprunts représente une proportion significative du PIB dans des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis, la valeur totale des actifs financiers est sans commune mesure. Comme indiqué plus haut, le ratio de la finance rapportée au PIB américain est de 450%, comme c’est le cas pour le Royaume-Uni. L’autre histoire, dans ce cas, c’est la manière dont la finance est parvenue à trouver des mécanismes pour produire des bénéfices sans relation directe avec la croissance réelle des économies nationales. De ce point de vue, la titrisation des emprunts immobiliers peut être considérée comme un instrument puissant pour une financiarisation toujours plus importante des économies.

Finalement, un moyen plus avancé pour comprendre le marché potentiel des emprunts immobiliers peut être la mise en équivalence du système bancaire/financier d’un pays avec la valeur de son parc immobilier (Sassen 2008). Pour le système financier, on peut utiliser les données sur la part d’emprunts immobiliers dans les crédits totaux d’un pays. De fait, une telle part, dans les « marchés émergents », s’élève à 9% en Russie, 13% en Pologne, 20% en Afrique du Sud, avec la plupart des pays situés entre ces extrêmes. Dans les pays développés, cela varie énormément. La part la plus basse est de 17% en Allemagne et dans d’autres pays européens. Les plus élevées sont aux États-Unis, à 40%, au Canada, à 60%, en Australie, à 50%, en Norvège, à 60%, et ainsi de suite. Autrement dit, il y a une réelle marge de croissance pour les emprunts immobiliers dans la somme totale des crédits distribués par les systèmes bancaires et financiers. Il se pourrait qu’une partie de cette croissance prenne la forme de subprimes, avec ses risques pour les foyers aux revenus modestes et le levier additionnel que cela apporte au système financier.

En ce qui concerne les ménages, on observe, sur une période de temps très courte, une croissance rapide du ratio de la dette des ménages rapportée au revenu disponible. De fait, pour prendre des exemples de hausses fortes dans les marchés émergents, en République tchèque, ce ratio a bondi de 8% en 2000 à 27% en 2005 ; en Hongrie, de 11% à 39% ; en Corée du Sud, de 33% à 68%. Dans les marchés matures, ces ratios sont passés : de 83% à 124% en Australie, de 65% à 113% en Espagne, et de 104% à 133% aux États-Unis. Ce sont des taux élevés qui signalent le potentiel de croissance dans les pays ayant connu récemment de fortes hausses, tout comme ils annoncent ce qui peut arriver là où la hausse est restée limitée. On trouvera un signe de la propension de ce marché à devenir global dans la forte part de cette dette détenue par des étrangers dans certains pays. Cela vaut pour des économies aussi différentes que, par exemple, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie, où respectivement 35%, 40% et 42% de la dette des ménages est détenue par des étrangers.

Conclusion : Une logique d’expulsion

L’une des manières de penser ces processus émergents dont nous parlons pose l’extension de l’espace opérationnel du capitalisme avancé. S’appropriant de nouveaux espaces, il en expulse des gens aussi bien dans le Sud que dans le Nord. Dans le Sud, ces espaces consistent en divers agrégats territoriaux visant la capture des richesses de la terre, des cultures d’exportation aux réserves d’eau ou aux ressources rares des minéraux et des métaux. Dans le Nord, les motifs réels pour s’approprier des espaces brusquement libérés sont moins évidents. Reste que l’on assiste dans les deux cas à la création massive de "populations surnuméraires", expression où le mot "surnuméraire" renvoie pour moi à une condition intentionnellement créée au sein d’un système et non pas à une condition spontanée.

Le Sud peut être vu comme une espèce d’avant-garde systémique pour une phase nouvelle du capitalisme avancé, laquelle prend le relais de la période d’hyper-financiarisation ouverte dans les années 80. Les économies du Sud, dévastées et en butte une ou deux décades durant aux programmes structuraux imposés par le FMI pour le remboursement de la dette, sont à présent intégrées aux nouveaux circuits du capitalisme avancé. Cela se produit par le biais de l’acquisition fébrile de millions d’hectares de terres par des investisseurs étrangers, tant pour produire de la nourriture que pour pomper de l’eau ou extraire des minerais au profit des pays investisseurs. L’important accroissement du nombre des déplacés - actuellement estimé à 26 millions, dont 17 l’ont été dans les toutes dernières années - est un indicateur de cette phase nouvelle.

Le tableau est moins clair dans les pays du Nord. La complexité plus forte de leur économie a pour effet une démultiplication des logiques d’extraction. Ici, j’ai fait état brièvement à la crise des crédits hypothécaires, cette logique spécifique aux pays du Nord qui aboutit à détourner le concept initial du crédit hypothécaire, cet instrument destiné à favoriser l’accession à la propriété de ménages aux ressources limitées. Je lie ce détournement à l’extension du domaine de la finance spéculative, et cela détache en réalité le circuit financier du bien réel qu’est la maison, tout autant que de son quartier ou des familles à qui l’on prête. Dans l’usage qui en est fait, la maison n’importe qu’en tant que le contrat la mentionne comme un gage matériel, et pour autant que des milliers de ces prêts peuvent être agrégés. Les familles sont ainsi requises pour développer un instrument financier : une fois le contrat signé, il n’est pas vraiment important de savoir si elle pourront s’acquitter ou non de leurs traites. En fin de compte, des quartiers entiers seront finalement expulsés, au sens propre, des circuits traditionnels du capital.

Traduit de l’américain par Gérard Wormser