Résumés
Résumé
L’analyse des principaux textes de Michel Foucault consacrés à l’esthétique picturale durant les années soixante ne prend son sens que si elle est rapportée aux questions proprement épistémologiques soulevées par l’archéologie, cette pratique méthodique de description des discours qu’il élaborait au même moment. L’usage de la peinture en tant qu’archive, d’une part, l’esquisse d’une archéologie de la peinture, d’autre part, permettent de mettre en évidence, autour de la notion de représentation, une tension entre les enseignements de l’archéologie des discours et les réflexions inspirées par la peinture. Cette discontinuité foncière du discursif au visuel touche au postulat le plus essentiel de l’histoire (archéologique) de la pensée selon Foucault : le fait que celle-ci, loin de postuler l’unité continue du temps de l’histoire, a pour tâche de décrire l’émiettement de la temporalité historique et l’entrelacement complexe d’« historicités diverses ». La mise en rapport de la pensée foucaldienne de la peinture et de l’archéologie fait ainsi apparaître l’une des voies par lesquelles cet auteur en est finalement venu à proposer une philosophie originale du temps historique. On tiendrait alors l’indispensable préalable d’une éventuelle reconstruction du livre, malheureusement perdu, que Foucault avait consacré à l’œuvre de Manet, Le noir et la couleur.
Mots-clés :
- Foucault,
- Manet,
- archéologie,
- représentation,
- discursif/visuel,
- temporalité historique
Abstract
Analysis of key texts of Michel Foucault devoted to the pictorial aesthetic during the sixties only makes sense if it is properly reported to the epistemological issues raised by archeology, i.e. the methodical description of speeches he was developing at the same time. The use of painting as an archive, on the first hand, and the outline of an archeology of painting, on the other hand, can highlight a tension between teachings of archeology of speeches and reflections inspired by painting. The symptom of this tension consists in the different meanings – archeological or pictural – of the notion of representation. This essential discontinuity between visibilities and discourses concerns the most basic premise of Foucaldian history of thought : instead of positing the continuity of one historical time, history of thought calls for a description of a crumbled temporality of history and for a complex interweaving of « various historicities ». The confrontation of Foucault's archeology to his thought on painting thus shows one of the ways by which he finally came to propose an original philosophy of historical time. We would then hold the necessary preliminary to a possible reconstruction of the book, unfortunately lost, that Foucault devoted to the work of Manet, Le noir et la couleur.
Keywords:
- Foucault,
- Manet,
- archeology,
- representation,
- discursive / visual,
- historical temporality
Corps de l’article
« La description archéologique des discours se déploie dans la dimension d’une histoire générale ; […] ce qu’elle veut mettre au jour, c’est ce niveau singulier où l’histoire peut donner lieu à des types définis de discours, qui ont eux-mêmes leur type propre d’historicité, et qui sont en relation avec tout un ensemble d’historicités diverses[1] ».
1. Liminaire
Les pages qui suivent constituent une introduction possible à un ouvrage rédigé par Michel Foucault durant les années soixante, un livre consacré à l’œuvre d’Édouard Manet, intitulé Le noir et la couleur, et qui est définitivement inaccessible[2]. Loin de reconstituer cet ouvrage tel que je l’imagine, il s’agira plutôt ici de questionner les éléments de la réflexion picturale de Foucault dont chacun dispose. En les nouant soigneusement à la perspective archéologique déployée par l’auteur au même moment, j’analyserai d’abord - et principalement - les textes importants de sa production dédiés à la peinture. Sur cette base, je détaillerai brièvement, pour conclure, le contenu du texte d’une conférence datée de 1971, « La peinture de Manet », seul écrit connu de Foucault traitant ce sujet. Il s’agit là, à mon sens, d’indispensables préalables si l’on voulait, par la suite, en un autre lieu, tenter de penser le contenu d’un ouvrage évidemment mystérieux, et qui ne nous est pas donné.
En interrogeant, à propos d’un certain pan de la production foucaldienne, le lien problématique du discursif et du visuel, spécialement pictural, mon objectif général sera de comprendre sous quelles modalités, chez un auteur, une réflexion sur des œuvres plastiques compose avec une entreprise proprement philosophique (ici nommée « archéologie »). Pour le dire autrement, je voudrais proposer un modèle d’intelligibilité, bien sûr fragmentaire, rendant compte de ce que l’interaction d’une théorie picturale et d’une pratique conceptuelle va permettre, au sein d’une pensée philosophique, de penser autrement. Or, dans ce cas, ce dont le statut sera bouleversé n’est rien de moins que la question de la temporalité historique, le problème des temps de l’histoire.
2. Les écrits picturaux de Foucault
Pour commencer, j’énumère, dans l’ordre chronologique de leur rédaction, les principaux textes de Foucault consacrés à l’art pictural ; ceux-ci sont au nombre de sept. Il s’agit premièrement du chapitre initial de l’Histoire de la folie, publié en 1961, lequel met à contribution La nef des fous de Jérôme Bosch ; le même livre évoque encore, en ses pages finales, certains Caprices de Goya, enfin l’expérience de Van Gogh[3]. Deuxièmement, les Mots et les choses, paru en 1966, s’ouvre sur une analyse, restée fameuse, des Ménines de Vélasquez ; c’est aussi ce tableau qui supporte l’articulation fondamentale de l’ouvrage[4]. Troisièmement, en 1967, Foucault rend compte de la traduction française de deux ouvrages de Panofsky (Essais d’iconologie ; Architecture gothique et pensée scolastique) sous un titre peut-être emprunté à Magritte, « Les mots et les images[5] ». On mentionnera, en quatrième lieu, le texte essentiel rédigé à l’occasion de la mort de ce dernier, en 1968, « Ceci n’est pas une pipe »[6]. Cinquièmement, durant son séjour en Tunisie (de la rentrée de 1966 à la fin de l’année 1968), Foucault enseigne notamment la peinture du Quattrocento dans un cours qui ne nous est pas parvenu ; surtout, il rédige au même moment son grand texte pictural, un livre consacré à Manet intitulé Le noir et la couleur. Cependant ce texte, objet de nombreux fantasmes, s’il a bien été écrit, n’a jamais été lu : Foucault l’aurait détruit dans des circonstances décrites, et peut-être fantasmées, par Hervé Guibert[7]. Dès lors - sixièmement -, pour reconstituer la pensée de Foucault à propos de Manet, nous ne disposons que du texte d’une conférence prononcée à Tunis en 1971, titrée « La peinture de Manet »[8]. Enfin, septièmement, on relèvera un étonnant article de 1975 consacré à Gérard Fromanger, « La peinture photogénique »[9]. L’intérêt de Foucault pour la peinture se manifeste donc dès le début des années soixante et se poursuit jusqu’au milieu de la décennie suivante. Il culmine entre 1966 et 1968, spécialement lors du séjour tunisien ; c’est également à ce moment que Foucault laisse libre cours à sa passion pour Manet - or c’est aussi durant cette période qu’il rédige L’archéologie du savoir. On le voit, d’un point de vue quantitatif, la réflexion picturale de Foucault n’occupe pas une place centrale dans l’ensemble de son travail. Elle ne doit pourtant pas être marginalisée ; mieux : sa relation intime à une pratique archéologique que Foucault, d’essais en essais, élabore tout au long des années soixante[10], est au contraire de première importance et mérite d’être étudiée en profondeur.
Hormis le texte sur Fromanger, toutes les études de Foucault consacrées à la peinture doivent donc être reliées à l’archéologie. À la limite, ce dernier texte, hétérogène à l’ensemble du corpus, pourrait dessiner à lui seul une seconde et fort brève période de la pensée picturale de Foucault. Cette période pourrait être caractérisée de la manière suivante. Il y va, premièrement, d’une interrogation (et d’une valorisation) de la notion d’image entendue comme « événement unique » : il conviendrait selon Foucault de restaurer l’image dans ses « droits », elle qui fut longtemps niée par la peinture et le discours à son propos - « des discours moroses nous ont appris qu’il fallait préférer à la ronde des ressemblances la découpe du signe […] on a essayé de nous convaincre que l’image […] ce n’était pas bien, ni théoriquement, ni esthétiquement[11] ». Deuxièmement, cette interrogation s’accomplit dans une direction fondamentalement politique, voire militante : « Assignés à ne lire les images comme un langage, nous pouvions être livrés, pieds et poings liés, à la force d’autres images - politiques, commerciales - sur lesquelles nous étions sans pouvoir[12] ». Enfin, et corrélativement, la perspective de Foucault est moins épistémologique qu’esthétique, voire affective : « Ce qui me plaît justement dans la peinture, c’est qu’on est vraiment obligé de regarder. Alors là, c’est mon repos. C’est l’une des rares choses sur laquelle j’écrive avec plaisir et sans me battre avec qui que ce soit[13] ».
Or tout cela s’oppose point par point à la manière dont Foucault, durant la précédente décennie, soumettait à la question l’objet pictural : privilège accordé à la description de purs dispositifs de signes sur l’analyse de systèmes de sens, absence d’une dimension politique explicite et interrogation dans une perspective archéologique impersonnelle. C’est la première et principale période de l’interrogation picturale de Foucault - la période « archéologique » au sein de laquelle s’intègre la réflexion sur Manet - qui fera l’objet de cet article. Il convient dès lors, d’abord et avant tout, de préciser la notion d’archéologie.
3. Réflexion picturale et pratique archéologique
a. L’archéologie
L’archéologie est une méthode d’investigation descriptive ouvrant à l’étude systématique des « archives », réparties en champs discursifs, et relatives à une formation historique donnée ou, mieux, à un segment de discours précis situé au sein d’une telle formation. Elle est donc une pratique méthodique qui déploie ses effets dans un domaine spécifique, « l’existence accumulée des discours ». On la reconnaît de prime abord au fait qu’elle ignore « les différences, les importances traditionnelles[14] » qui hiérarchisent habituellement l’analyse textuelle : ainsi traitera-t-elle de manière égale, entre cent exemples, du mémoire autobiographique d’un cas de parricide au 19e siècle et des Méditations de Descartes, ou de l’œuvre de Kant et celle de Cuvier.
L’archéologie ne se confond pas avec l’histoire des sciences ou des idées traditionnelle. Ce qui intéresse Foucault, c’est ce qui se situe en deçà des sciences constituées : il cherche les conditions historiques qui rendent possible l’émergence, à un moment et en un lieu donnés, des discours, essentiellement ceux reçus comme scientifiques, ou comme « vrais ». La tâche de l’archéologue consistera à décrire ces différents discours, les recouper, souligner les échos, noter les écarts comme les similitudes afin de mettre en évidence la structure commune et la systématicité qui définissent le réseau épistémique auquel ils appartiennent, et qui les rend possible. Ce « réseau épistémique » est la couche du savoir, située en deçà des discours scientifiques ; ce qui fait le socle d’un âge du savoir, Foucault - surtout dans Les mots et les choses - le nomme épistémè. L’archéologie distingue donc le niveau du savoir de celui de la science, elle interroge le premier, qui rend possible le second : l’archéologue met au jour des « événements d’en dessous » et ne s’arrête pas aux « mouvements de surface[15] ». C’est exactement en cela que consiste l’archive : elle ne se confond avec « l’ensemble des discours effectivement prononcés[16] » qu’à un niveau superficiel puisque, plus précisément, elle est
« la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. […] c’est ce qui, à la racine même de l’énoncé-événement, et dans le corps où il se donne, définit d’entrée de jeu le système de son énonçabilité. […] c’est ce qui définit le mode d’actualité de l’énoncé-chose ; c’est le système de son fonctionnement[17]. »
Du point de vue archéologique, l’histoire des discours ne peut suivre le mouvement linéaire et progressif d’une ratio unique et sans cesse mieux purifiée ; au contraire, elle apparaît structurée selon une succession de ruptures, de coupures brusques et relativement énigmatiques correspondant au passage d’une épistémè à l’autre ou encore à la métamorphose de telle ou telle « pratique discursive ».
Je précise cet ensemble de notions en prenant pour pierre de touche l’analyse de Gilles Deleuze. La systématisation de la pensée foucaldienne qu’il propose consacre le primat, avéré pour Foucault, de la dimension discursive ; mais, selon Deleuze, l’ossature de l’archéologie naît du rapport de deux dimensions, celle du dire et celle du voir[18].
L’archéologie a donc le savoir pour objet et l’archive comme domaine de recherche. Or le savoir, selon Deleuze, se déploie selon deux dimensions, deux types de formes, les visibilités (le « voir ») et les énoncés (le « dire ») : c’est pourquoi l’archive est dite « Video et sonle[19] ». L’agencement particulier de chacune de ces dimensions et l’ensemble qu’elles forment correspondent à une certaine strate ou formation historique. C’est à strictement parler cela qu’explore l’archéologie : elle décrit la disposition du dire et du voir propre à une certaine formation, soit le savoir qui lui est caractéristique (ainsi la visibilité : « Hôpital général - Paris, 1656 » et l’énoncé : « Édit du roi », qui l’instaure et le règle). Mais l’énoncé n’est pas exactement un mot ou une phrase, pas plus que la visibilité n’est à proprement parler une chose : mettre à jour, sous les mots et les choses, les formes d’énoncés et de visibilités propres à une formation historique, c’est en fait découvrir le socle (épistémique) selon lequel s’y disposent nécessairement les choses et les mots.
Surtout, Deleuze nous rend attentifs à la complexité du rapport visible/énonçable. En fait, il y va de deux dimensions, hétérogènes quoique réciproquement présupposées, et l’une, l’énonçable (déterminant, spontanéité), a le primat sur l’autre, le visible (déterminable, réceptivité). Le rapport du dire et du voir (le savoir) ne doit pas être pensé sur le mode de la concordance, mais sur celui de l’affrontement, de la bataille. Tel serait le rapport énigmatique du dire et du voir chez Foucault : de l’un à l’autre, une distinction de nature, une rencontre conflictuelle, puis la détermination, par l’un, de l’autre[20]. Gardons en tout cas en mémoire cette idée d’un conflit, d’une extériorité fondamentale entre ce qui est dit et ce qui est vu. Ou, pour le dire dans les termes de Les mots et les choses :
« On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des commentaires, ce qu’on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n’est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe[21]. »
Ou bien, cette fois à l’instar de Maurice Blanchot : « Parler, ce n’est pas voir... »[22].
Quoi qu’il en soit, la première partie de l’œuvre de Foucault s’inscrit sous le signe de la réflexion archéologique. Or il faut bien voir que l’archéologie, avant d’être une méthode, est une pratique. Foucault l’élabore concrètement, d’hésitations en reprises, au fil de son travail et des ouvrages qui en naissent durant les années soixante (Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Les mots et les choses) avant d’en donner la théorie générale dans L’archéologie du savoir. C’est une idée qu’il faut garder en tête si l’on veut comprendre la manière dont la question picturale rencontre et croise l’archéologie, comment ensemble elles composent.
Il faut en effet distinguer deux choses : le fait que Foucault, dans certains ouvrages, use de la peinture comme archive (au sens trivial du terme) dans le dessein de mettre en évidence la systématicité épistémique d’une formation historique ; d’autre part le fait qu’il ébauche, en marge de ces ouvrages, les linéaments d’une archéologie de la peinture (dont Manet est un maillon essentiel). De même ici, cette « autre archéologie » fut pratiquée par Foucault avant que L’archéologie du savoir n’en dessine in extremis l’armature théorique. J’annonce dès à présent que dans cette rencontre de l’archéologie du savoir et de l’archéologie de la peinture la notion essentielle est celle de représentation. Autour d’elle s’organisent les ruptures épistémiques jalonnant l’histoire de notre savoir ; et l’histoire de la peinture que retrace Foucault peut être lue comme la succession des étapes aboutissant à la destitution du dispositif représentationnel comme principe de la peinture occidentale. Avant de développer ce point, voyons comment la peinture peut fonctionner, au sein de l’entreprise archéologique, en tant qu’archive.
b. La peinture comme archive
L’idée est qu’une archive picturale, ainsi Les Ménines de Vélasquez, peut être l’élément déterminant qui permettra d’aborder et de définir l’épistémè caractéristique d’un âge et d’un espace particuliers du savoir. Cela suppose d’adopter une relation spécifique à l’objet pictural.
Je pose par hypothèse que la courte lecture foucaldienne de Panofsky est ce qui nous permettra de saisir l’attitude générale de Foucault face à la peinture[23]. Le point central est que Panofsky s’inscrit à rebours de la tradition en ce qu’il met à mal le traditionnel « privilège du discours ». Selon lui, étudier une œuvre plastique ne signifie pas déterminer ce que celle-ci veut dire : il ne faut surtout pas chercher à « restaurer la parole là où […] elle s’était dépouillée de ses mots » ; ce qui importe en revanche, c’est de décrire le rapport qu’entretient la figure plastique avec les discours qui la sous-tendent ou l’enveloppent. Il ne s’agit donc pas d’affirmer « l’autonomie de l’univers plastique » mais d’interroger le rapport que nouent deux dimensions :
« Le discours et la figure ont chacun leur mode d’être ; mais ils entretiennent des rapports complexes et enchevêtrés. C’est leur fonctionnement réciproque qu’il s’agit de décrire. »
En somme, le cas de l’archive picturale - ce visible éminent - met immédiatement en question le primat normalement conféré au discursif sur le non discursif par l’archéologie. Parce que la peinture ne parle pas, elle met en évidence la complexité de leur rapport et impose que le voir ne soit pas rabattu sur le dire. Il n’est par conséquent plus primordial de circonscrire le sens (discursif) de l’œuvre. D’où l’attitude de Foucault : l’utiliser en tant qu’archive, la faire fonctionner dans l’archéologie, voir comment elle « machine » avec celle-ci (ainsi Foucault ne cherche pas à retrouver ce que veut dire Vélasquez : il le fait plutôt jouer au sein de sa propre entreprise). Il s’agit moins de la recherche d’une signification ultime que d’une tentative pour mettre le tableau en jeu, en user par un essai où celui-ci révèle l’un de ses prolongements possibles. Mais précisément, par cet essai, c’est à replacer le tableau dans la positivité du savoir qui est le sien qu’on s’emploie. Et par ce geste, c’est la positivité même de ce savoir que l’on aborde, que l’on découvre et définit. Ainsi Foucault invite-t-il dans cet article, à la suite de Panofsky, à décrire « tout ce feston du visible et du dicible qui caractérise une culture en un moment de son histoire ». Et par ces mots, c’est très exactement la tâche de l’archéologie qu’il expose. Bref, le rapport conflictuel des mots aux choses nous incite à penser dans le creux de ce rapport, c’est-à-dire à éprouver concrètement la manière dont une certaine disposition du visible, un tableau, agit, fonctionne, circule en rapport à l’énoncé archéologique. Or, ce faisant, c’est l’archéologie elle-même qui se déploie : elle montre la positivité d’un savoir discursif à l’œuvre dans une forme plastique, cette forme étant elle-même ce qui permet d’aborder ce savoir, en sa positivité.
De cet état de fait, l’usage que fait Foucault des Ménines de Vélasquez dans Les mots et les choses est l’exemple le plus achevé. Je m’y attarde un instant, ce qui me permet d’aborder une première fois la notion de représentation. Dans l’ordre de l’enquête épistémologique de Les mots et les choses, Foucault entend par Représentation l’épistémè propre à l’Âge Classique[24]. Durant l’Âge Classique, l’être de la représentation (de la pensée) s’épuise dans la représentation de l’Être (la totalité des choses). L’Être et la représentation se superposent ainsi parfaitement, il n’y a nul écart entre le réel, dans sa profusion, et la pensée qui le découvre et l’indique. De plus, la représentation est elle-même représentée (redoublée) par des mots, dans le langage compris comme Discours. Grâce à cette représentation de la représentation, l’ensemble des choses se voit représenté par et dans un singulier système de signes, les mots, de telle sorte que la totalité du visible peut en droit s’ordonner en un tableau complet (couvrant la totalité des possibilités des rapports d’identité et de différence entre ses éléments), permanent (dressé de toute éternité par Dieu), continu et articulé (ces éléments se donnent dans une simultanéité sans ruptures). La représentation colle sans écart à ce qu’elle représente, et son redoublement dans le discours suffit à fonder l’ensemble des rapports des éléments sur fond desquels elle se découpe. L’épistémè de la représentation définit donc une certaine configuration du rapport dire/voir (Discours/Être) : ce rapport est ici de transparence absolue - elle est l’affirmation de leur lieu commun, le moment de leur superposition sans écart ; l’opérateur déterminant est donc bien le discursif. Et dans ce contexte, il n’est nullement besoin de postuler un sujet de la représentation : il n’y a rien d’autre, à son fondement, que le jeu autonome mais réglé qu’entretiennent entre elles des représentations[25].
Or cette « élision » du sujet de la représentation est selon Foucault signifiée, rendue manifeste, par les Ménines : l’absence du roi comme sujet de la représentation picturale (sa quasi-absence dans le reflet « flouté » du miroir de la Ressemblance) est ici l’élément décisif. Cette absence du sujet est aussi bien ce à partir de quoi « la représentation peut se donner comme pure représentation » ; ainsi la toile de Vélasquez n’est-elle finalement pas autre chose que « la représentation de la représentation classique et la définition de l’espace qu’elle ouvre[26] ». On le voit bien, c’est à partir d’un tableau, d’une toile, que Foucault aborde le concept de représentation - où la notion de tableau, précisément, joue un rôle essentiel[27].
On peut dès lors tenter de marquer rapidement en quoi consiste, pour l’œuvre picturale, le statut d’archive que lui assigne la réflexion archéologique. Il est patent que l’archéologue est aidé, dans sa tâche, par des archives discursives d’un genre particulier. Dans Les mots et les choses, l’œuvre de Nietzsche, sans jamais être interrogée au niveau de ses conditions de possibilités historiques, est ce qui donne au travail de Foucault son impulsion, mais aussi ce qui définit son horizon (la mort de l’homme). De même l’archive littéraire (qui est, à la différence de Nietzsche, soumise au filtre de l’archéologie) - ou mieux : l’expérience littéraire, la littérature en tant que résultat, lieu et support d’une expérience -, est ce qui permet de prévoir le dénouement d’une certaine configuration épistémique placée sous le signe de l’Homme, à savoir la nôtre (cela par l’attention qu’elle manifeste, depuis la seconde moitié du 19esiècle, à l’être du langage). Or cette annonce déborde évidemment la tâche, strictement descriptive, de l’archéologue : ni tout à fait au dehors, ni vraiment au dedans de l’entreprise archéologique, l’archive littéraire la conditionne mais lui est en retour soumise.
Mutatis mutandis, l’analyse des Ménines, par l’intrusion de la dimension du visible qu’elle signe dès l’entame de l’ouvrage - une visibilité dans ce cas ramassée sur l’espace du tableau, un espace matériel bien particulier, doté de modalités d’existence épistémiques spécifiques -, apparaît comme l’indispensable pierre de touche permettant à Foucault de rendre compte d’une certaine configuration du savoir. Le tableau de Vélasquez, la représentation de ces Suivantes, vaut en effet comme une sorte de modèle réduit de l’agencement du savoir Classique, ce savoir rivé à la notion de Représentation et s’ordonnant à la forme du tableau. La peinture - certaines toiles du moins, fonctionneraient donc, au sein de l’archéologie, comme des documents privilégiés, expression ou exposition condensée en une toile de la logique propre à une épistémè. C’est ici l’étalement visible des formes et des couleurs qui permet au regard de Foucault d’embrasser d’un seul coup un âge du savoir, de saisir le champ épistémique ramassé, comprimé sur cette surface et qui, en tant que tel, peut motiver, guider voire déclencher la réflexion de l’archéologue - sans cependant lui échapper. Car l’archive picturale, tout comme l’archive littéraire, malgré ce statut particulier qui est le leur dans la pratique archéologique - comme situées à ses confins, à ses limites -, n’apparaît jamais déshistoricisée, coupée de ses conditions historiques. Au contraire, on va le dire, L’archéologie du savoir prescrit comme tâche à l’archéologie de la peinture de montrer comment la toile est elle-même traversée par la positivité d’un savoir.
c. L’archéologie de la peinture
La pratique archéologique a sans doute bien consisté, le plus souvent, en une description du « fonctionnement réciproque » des mots proférés et des choses vues. Ainsi en est-il dans l’Histoire de la folie (étude conjointe de la forme visible qu’est l’asile et de l’énoncé prescrivant son bon fonctionnement) ou dans Naissance de la clinique (où Foucault déclare d’emblée prendre pour objet « la structure commune qui découpe et articule ce qui se voit et ce qui se dit [28] »). Dans Les mots et les choses, cependant, l’accent porte uniquement sur la dimension discursive. C’est pourtant l’analyse d’une visibilité singulière, Les Ménines, qui va faire apparaître le point autour duquel gravite l’ouvrage, la notion-pivot, du savoir occidental classique selon le diagnostic archéologique : la représentation. Parallèlement l’archéologie de la peinture esquissée par Foucault en marge de ses ouvrages majeurs s’est plu à souligner, au sein de l’histoire de l’art occidental, les différentes étapes de la destitution du dispositif représentatif, soit les différentes étapes du divorce du dire et du voir dans le champ pictural, la naissance de leur opacité réciproque.
Avant de confronter, autour de la notion de représentation, ces deux archéologies, avant de considérer la relation de la Représentation (mise en évidence dans l’archéologie des savoirs) et de la représentation (comme principe de la pratique picturale jusqu’au XXe siècle), il n’est pas inutile de montrer comment Foucault imagine dans L’archéologie du savoir ce que serait une telle archéologie de la peinture. Bien qu’elle répète définitivement le primat du discursif sur le non-discursif (d’ailleurs désigné de manière uniquement négative), L’archéologie du savoir fait également signe vers « d’autres archéologies » possibles, et parmi elles une archéologie de la peinture[29]. Celle-ci ne chercherait donc pas à montrer ce que veut dire le peintre, son « discours latent », la « philosophie implicite qui est censée former sa vision du monde ». Plus subtilement (c’est-à-dire : sans réduire la peinture à quelque chose qui cherche à dire en l’absence de mots), cette archéologie
« chercherait si l’espace, la distance, la profondeur, la couleur, la lumière, la proportion n’ont pas été, à l’époque envisagée, nommés, énoncés, conceptualisés dans une pratique discursive et si le savoir auquel donne lieu cette pratique discursive n’a pas été investi […] dans des procédés, des techniques, et presque dans le geste même du peintre. »
Quoique l’accent soit mis sur le rapport du discursif et du non-discursif (ici : le pictural), le discursif reste le plus fondamental : il s’agit de définir la peinture comme quelque chose qui serait, au moins dans l’un de ses aspects, « une pratique discursive qui prend corps dans des techniques et des effets[30] ». Mais l’important est que faire droit au difficile rapport du visible et du dicible, cela permet in fine de montrer que la peinture est elle-même « traversée […] par la positivité d’un savoir ». Réciproquement, on l’a vu avec Vélasquez, la peinture, correctement vue, est entre autres choses ce qui va permettre de circonscrire un âge du savoir, en sa positivité. Les visibilités picturales ne sont donc pas entièrement réductibles au discursif, et Foucault le sait bien - l’important est de faire droit à la relation de ces deux dimensions jusqu’à un certain point hétérogènes, sans jamais être étrangères l’une à l’autre.
C’est bien cette sorte d’implication ou d’enroulement réciproque du discursif et du visuel pictural qui rend pleinement compte de ces déclarations où Foucault affirme que Klee, et l’autoréférentialité foncière de sa peinture, occupe, pour notre épistémè, la place qui était celle de Vélasquez pour l’Âge Classique : « Les Ménines […] décomposaient la peinture elle-même dans les éléments qui en faisaient une représentation. La peinture de Klee, elle, compose et décompose la peinture dans ses éléments qui, pour être simples, n’en sont pas moins supportés, hantés, habités par le savoir de la peinture[31] » : ainsi est-il transi par la positivité du savoir moderne. Et symétriquement, donc, on peut imaginer comment la vision de certaines œuvres de Klee (tout comme la lecture, par exemple, de Blanchot ou Roussel) est ce qui permet d’appréhender cette strate du savoir - il est ainsi bien vrai « qu’il y a assez dans l’expérience de la […] peinture pour repenser l’historicité de la pensée[32] ».
Mais un problème surgit à ce point. Suivant le rapport singulier de l’archive picturale à la pratique archéologique - prise en son sein mais la débordant à son dehors - on pressent déjà qu’archéologie de la peinture et archéologie du savoir ne se superposent pas parfaitement. Il y a de fait, de l’une à l’autre, discontinuité.
Selon Les mots et les choses, on le sait, l’entreprise kantienne (comme découverte simultanée d’un champ transcendantal et d’une finitude originaire) sonne le glas de la métaphysique de la représentation. Les choses ne sont cependant pas aussi simples : la représentation ne disparaît pas totalement du domaine du savoir, elle continue de fonctionner comme socle, mais toujours partiel, de certaines sciences. Elle est à l’œuvre dans les sciences humaines (d’où leur caractère impur, en position instable entre deux types de savoir, classique et moderne), et elle serait également active dans une certaine phénoménologie, dès lors à la traîne par rapport à l’épistémè qui est la sienne[33]. Les choses se compliquent encore si l’on se reporte à la façon dont Foucault esquisse concrètement son archéologie de la peinture. Ce qu’il faut alors bien voir, c’est que la destitution de la représentation comme principe structurant de la pratique picturale ne recoupe pas, chronologiquement, la dissipation de la représentation en tant que socle du savoir : le tournant n’a plus lieu entre le 18e et le 19e siècle, mais au début du 20e siècle - on verra plus loin sous quelles modalités Manet rendra possible l’effondrement de la représentation. Mais c’est dans le texte qu’il consacre à Magritte que Foucault pointe les deux principes qui organisèrent, jusqu’au 20esiècle, l’activité picturale en tant que celle-ci se fonde sur le dispositif représentationnel ; c’est dans cet article qu’il rend compte des étapes de sa dissolution ; c’est enfin là qu’il élabore le plus précisément une archéologie de l’art pictural.
En toute généralité, représenter signifie substituer quelque chose de présent à quelque chose d’absent. Ce qui est représenté doit bien ressembler, peu ou prou, à cela qui s’est absenté, sans pour autant être lui - c’est à ce prix que la représentation déploiera son plus grand pouvoir : se donner comme étant cela même qu’elle représente. Pour Foucault, la représentation repose en effet sur deux principes. Le premier d’entre eux différencie représentation plastique et représentation linguistique, la première se définissant contre la seconde : la représentation plastique « implique la ressemblance » avec ce qui est représenté ; cette ressemblance est exclue dans la représentation linguistique. La motivation de la ligne, pour ainsi dire, est à distinguer de l’arbitraire du signe. Le deuxième principe « pose l’équivalence entre le fait de la similitude et l’affirmation d’un lien représentatif » : il suffit qu’une chose représentée ressemble à une chose pour que la représentation de cette chose veuille du même coup dire, affirme du même mouvement, que ce qui est vu, ce qui est représenté est ce qui est extérieur à la représentation. En somme, la représentation plastique ressemble toujours à ce qu’elle représente (ce à quoi elle se substitue) et elle se donne comme étant ce qu’elle représente (c’est-à-dire qu’elle ne se donne pas simplement pour ce qu’elle est, une représentation, un substitut). Ainsi la représentation et ses privilèges illusionnistes domina-t-elle la scène picturale jusqu’au début du XXe siècle. Foucault peut alors imaginer une brève histoire de la peinture dont les points saillants correspondent aux coups portés contre ces principes.
Klee est celui qui fera exploser le premier d’entre eux. Celui-ci postule en effet un lien de subordination entre le texte et l’image : soit le texte règle l’image, soit le texte s’ordonne à l’image. Or, pour que le signe et la ligne puissent être ainsi hiérarchisés, cela suppose qu’ils soient rigoureusement distingués, séparés. Klee va quant à lui associer étroitement la ligne au signe, fusionner plastique et graphique, en faisant simplement valoir « dans un espace incertain […] la juxtaposition des figures et la syntaxe des signes […] [en donnant] dans l’entrecroisement d’un même tissu les deux systèmes de représentations», les mettant du même coup en question. D’autre part, c’est à Kandinsky (et plus largement à la peinture abstraite), qu’il appartiendra de mettre à mal le second principe, et de manière radicale : en renvoyant aux oubliettes de l’histoire de la peinture et la représentation et la ressemblance.
Dans cette brève histoire, Magritte et les différentes versions de Ceci n’est pas une pipe occupent une position intéressante. Il y a d’abord la manière dont le peintre - lui qui semble si attaché à la ressemblance, tout comme il paraît maintenir l’espace de la représentation - subvertit pour son propre compte ces deux principes de la peinture représentative. Retenons simplement que, comme Klee et contre la tradition, « Magritte noue les signes verbaux et les éléments plastiques », mais ceci, à la différence de Klee, « sans se donner le préalable d’une isotopie » ; ensuite que, comme Kandinsky, contre la tradition, la similitude ne se fonde plus chez lui sur la nécessité d’une affirmation. Le travail de Magritte consiste à faire « jouer de pures similitudes pures parce qu’elles ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes et des énoncés verbaux non affirmatifs dans l’instabilité d’un volume sans repères et d’un espace sans plan », en un geste où la peinture n’a somme toute plus rien à voir avec une affirmation[34].
Mais il y a plus. Comme le souligne Deleuze, la disjonction voir/parler « culmine » dans le texte consacré à Magritte[35]. De fait, lorsque la fonction représentative se voit dissoute, le rapport du dire et du voir, au sein même de la peinture, ne peut que se métamorphoser en non-rapport. L’archéologie du savoir, comme l’archéologie de la peinture à propos de Magritte, mettait en évidence le fait que la représentation est rapport de transparence du dire au voir, affirmation de leur lieu commun. Ses prédécesseurs ayant détruit le dispositif représentationnel, il reste au pinceau de Magritte à dénouer ce lien de transparence, à l’obscurcir, puis à répéter indéfiniment le geste.
Dans Ceci n’est pas une pipe, Magritte met des mots sur ce qu’il n’est pas nécessaire de nommer, mais ceux-ci déjouent la prétention de la représentation à s’affirmer comme étant ce qu’elle représente. Ce geste nous renverrait, selon Foucault, au monde du calligramme : un calligramme en effet « dit deux fois les mêmes choses » ; mais il introduit aussi « un rapport négatif entre ce qu’il montre et ce qu’il dit » (il ne dit jamais, par exemple : « ceci est une averse »). Foucault repère chez Magritte une complication de ce procédé. Mieux, l’effacement d’un calligramme primitif serait à la source de ces toiles et il fonderait la plurivocité sémantique de l’énoncé qui les accompagne. Qu’est-ce à dire ?
Le calligramme piège doublement la chose dont il prétend parler : les mots, exceptionnellement, s’y lient à la chose par la forme graphique qu’ils composent ; réciproquement, la chose se voit directement renvoyée aux discours dont elle est traversée. Magritte, en défaisant ce rapport, à « rouvert le piège » du calligramme : mots et choses se séparent et retrouvent chacun la place qui est la leur - les mots, toutefois, prolongent le dessin, et la chose dessinée poursuit l’écriture ; et l’énoncé d’assumer seul, dès lors, le travail de négation précédemment supporté par la totalité indissociable du calligramme. Il est du coup « impossible de définir le plan qui permettrait de dire que l’assertion est vraie, fausse, contradictoire, nécessaire ». Sous la chose dont on parle, le sol s’effondre : « L’image et le texte tombent chacun de son côté, selon la gravitation qui leur est propre. Ils n’ont plus d’espace commun ». Le plan unique où devaient s’étaler et le mot et la chose fait ici défaut. Fendu, le calligramme ouvre sur un abyme : le lieu de l’intrication s’est dissipé, l’espace de l’interférence s’est volatilisé. Depuis que s’est fracturé le calligramme, depuis que s’est dilué l’espace commun du texte et de l’image, il ne reste plus que l’image d’une pipe mimant la pipe elle-même, et, de l’autre côté du vide, un énoncé morose, dépité. Le rapport est de pure extériorité - autant dire : non-rapport[36].
Ainsi Magritte est-il dans une certaine mesure symptomatique des possibilités qui s’offrent à la peinture moderne. De même que, dans l’ordre du savoir, la fin de la Représentation, l’ouverture de la Modernité, emportaient avec elles l’obscurcissement mutuel du discursif et du visible, l’archéologie de la peinture pointe avec Magritte un sommet de la modernité, comme exploration d’un rapport désormais simplement négatif du dire au voir. Tentative ludique, et énigmatique, s’appuyant sur un dispositif représentatif dépouillé de ses privilèges et en l’absence duquel le peintre « figuratif » n’a guère d’autre choix que de signifier l’insignifiante extériorité du dire et du voir[37]. Un dernier problème restait cependant en suspens : comment interpréter la discontinuité chronologique que met en évidence la confrontation de l’archéologie du savoir et de l’archéologie de la peinture à propos de la notion de représentation ? Ces deux entreprises se contredisent-elles, ou se complètent-elles ? Que faire de cet écart ?
Selon Dominique Chateau, on assisterait là à une complexification de l’analyse archéologique des ruptures épistémiques de l’histoire du savoir occidental où celle-ci, en plus d’être compliquée, se verrait complétée : il y va d’« une nouvelle discontinuité dans l’archéologie […] celle qui sépare le XXe siècle de toute la peinture occidentale ». L’auteur ajoute audacieusement que le rapport forcément inégalitaire du texte à l’image qui caractérise le premier principe de la peinture représentative (soit le texte règle l’image soit l’inverse) recoupe et par là complète l’archéologie du savoir : « La subordination du texte à l’image renvoie à l’ère de la ressemblance […] et la subordination adverse, à l’ère de la représentation[38]. »
Stéphane Catucci pose ailleurs une question similaire. Il refuse de considérer que la peinture soit ce domaine étroit et particulier où le principe de la représentation continuait de jouer à plein lors même qu’elle avait déserté, au même moment, le champ du savoir : « Au XIXe siècle, on ne cesse de "représenter", mais pas pour autant la représentation n’obéit aux même règles, joue le même rôle, occupe le même espace qu’avant ». Ce qu’il s’agirait en fait de penser, c’est l’irréductibilité de l’image aux mots, de la peinture au savoir, du voir au dire : « Ce que la peinture présente à nos yeux […] a suivi le même chemin de transformation des autres espaces du savoir, mais […] se manifeste en image » ; et plus loin : « Parler de "représentation" à propos de peinture du XIXe siècle est pour Foucault […] une manière pour aborder les glissements qu’ont subi les relations entre ce qu’on voit et ce qu’on dit[39] ».
On a peut-être maintenant de quoi prendre la mesure de notre problème. La représentation, comme socle du savoir classique, soudait le mot à la chose sans le moindre accroc. La Modernité dénoue ce lien intime. Il n’est cependant pas étonnant qu’une certaine forme de représentation perdure dans le champ singulier du visuel pictural. Ce qui a disparu est ce rapport de parfaite transparence. Toutefois le rapport lui-même ne s’est pas dissipé : avant la radicalité du geste magrittéen, dire et voir vont continuer de communiquer, quoique sur des modes divers. On sait en effet depuis Deleuze que si ces deux dimensions composent bel et bien l’une avec l’autre, elles obéissent aussi à des conditions de possibilité hétérogènes, l’être-langage et l’être-lumière, dont les déplacements et les transformations ne coïncident pas toujours, pas forcément[40]. L’archéologie de la peinture montre ainsi, finalement, comment dire et voir se séparent progressivement, le dispositif de la représentation ne cédant pas d’un coup la place à une intransitivité radicale. La peinture du 19e siècle est l’histoire, racontée du point de vue des visibilités, de l’obscurcissement progressif de la relation du dire et du voir, c’est-à-dire l’histoire d’une lente destruction du dispositif représentationnel. Étant donné que c’est le visible qui a ici la parole, on ne peut s’étonner que la métamorphose des rapports dire/voir soit narrée sur un rythme et selon une temporalité qui ne recoupent pas ceux du discours. L’archéologie de la peinture explore une autre histoire que l’archéologie des savoirs, l’art relève d’un autre régime d’historicité que les positivités scientifiques : elle a sa propre temporalité, ses propres lenteurs et accélérations, une durée et des rapports différentiels de vitesse spécifiques. Et de cette histoire - on le verra dans la dernière section de cet article - Manet est le maillon essentiel.
Reste, avant d’y venir, à répéter notre acquis essentiel. On a pu diagnostiquer chez Foucault, de la réflexion picturale à l’entreprise archéologique, une sorte d’enroulement réciproque. La peinture, considérée comme archive, joue au sein de la pratique archéologique un rôle complexe et important. Elle ouvre et est l’objet d’une archéologie particulière et marginale - à moins que ce ne soit cette archéologie de la peinture qui confère à l’archive picturale ce statut particulier. Mais on a compris qu’entre ces deux options il importait de ne pas choisir : implication réciproque, derechef. Toutefois, de l’archéologie des savoirs, c’est-à-dire du dicible, à l’archéologie de la peinture, c’est-à-dire d’un visible, il y a rupture, accroc, une discontinuité dont le signe est la notion de représentation. Cet état de fait nous impose simplement cette pensée difficile, centrale pour les deux archéologies, d’un écart pour ainsi dire ontologique, premier, essentiel, dans le rapport du discursif au visuel. Or cette disjonction - que porte à son plus haut point d’intensité l’analyse du travail de Magritte -, nous conduit naturellement au constat d’une autonomie rigoureuse du dire et du voir, du visible et du dicible, du point de vue de leur historicité ; une autonomie qui ne signifie pas que leurs rapports sont inexistants, mais simplement que l’un et l’autre obéissent à des lois historiques de transformation indépendantes et hétérogènes. Il serait faux de postuler une irréductibilité « en général » des visibilités (picturales) ; mais il est avéré que celles-ci obéissent à des règles de transformation qui leur appartiennent en propre.
À suivre Foucault, du visuel (et exemplairement la peinture), dans son rapport au discursif, on peut finalement répéter ce qu’il disait du discours à l’égard de l’humain : « Son temps n’est pas le vôtre[41] » ; et telle est la raison profonde pour laquelle la représentation picturale n’est pas délestée de ses pouvoirs au même moment que la Représentation épistémique. À tout bien considérer, l’étude de ces deux dimensions hétérogènes mais pas étrangères, l’analyse de ces deux archéologies irréductibles bien qu’elles se complètent sous certains aspects, la découverte de ces deux temps de l’histoire, enfin, tout cela ne nous obligerait qu’à l’invention d’une pensée des formations historiques où celles-ci apparaissent telles qu’elles sont en vérité : un complexe « enchevêtrement de discontinuités superposées[42] », de « trames historiques distinctes[43] ».
4. Autour de la peinture de Manet
Le problème que pose classiquement Manet à l’histoire de l’art est le suivant : sa peinture s’inscrit-elle dans une relation de continuité ou de rupture par rapport à la tradition ? On voit bien ce qui motive cette position du problème. Manet, d’une part, scandalisa son époque : avec Olympia ou Le déjeuner sur l’herbe (tous deux exécutés en 1863), il s’inscrit en faux à l’égard des canons classiques de la beauté. Le public, railleur, condamna non seulement les « sujets » de ses toiles (une prostituée arrogante ou l’évocation d’une partie fine dans les bois) mais plus encore sa manière : juxtaposition inattendues de couleurs parfois criardes, presque pures, déposées par larges aplats, rareté des ombres et donc absence de relief et de modelé des corps et des visages, éclairage déconcertant, cru, abrupt, impression globale d’inachèvement. Cependant, la structure, l’agencement des toiles de Manet sont souvent empruntés à la tradition la plus classique (Olympia à la Vénus d’Urbin du Titien, Le déjeuner sur l’herbe au Jugement de Pâris de Raphaël et/ou au Concert champêtre du Titien). Et c’est également en puisant à d’autres traditions, flamande (F. Hals) et surtout espagnole (Vélasquez en tête), que Manet en vint peu à peu à construire sa spécificité.
Selon Foucault, cela ne nous étonnera pas, Manet serait plutôt l’homme de la « rupture profonde ». Mieux, « ce que Manet a rendu possible […] c’est toute la peinture du XXe siècle, c’est la peinture à l’intérieur de laquelle encore, actuellement, se développe l’art contemporain[44] ». Il faut noter que Foucault, par là, s’inscrit dans une lecture dominante de l’œuvre de Manet dominante en France dès la fin des années quarante : avec Malraux tout d’abord et Bataille ensuite ; cette tradition s’oppose, on le notera, aux lectures des historiens anglo-saxons et allemands de cette époque (Sandblad, Hofmann, Hanson), lesquels tendaient au contraire à atténuer ou nier l’idée d’une rupture accomplie par Manet[45]. Pour Bataille comme pour Malraux, Manet est le premier des modernes en ce que sa peinture se fait essentiellement intransitive : parce qu’elle s’autonomise radicalement par rapport à ce qu’elle est censée représenter et se donne dès lors, essentiellement, pour ce qu’elle est : une simple surface matérielle couverte de peinture (avant d’être un corps nu, un bouquet de fleur...). Cette destitution du caractère représentatif de la peinture, le fait que ce qu’elle veut dire passe au second plan par rapport à ce qu’elle donne à voir (elle-même) signifie corrélativement que l’importance du sujet de la toile est relativisée au profit d’une dimension purement autoréférentielle. Ou encore que la peinture devient à elle-même « son unique objet » : elle oppose une fin de non recevoir nette à l’égard de « toute valeur étrangère à la peinture» (dit Malraux, cité par Bataille[46] ). Sur ce point, Bataille raffine en fait la position de Malraux. Or, à une série de différences et d’insistances près, Foucault s’inscrit ici dans le sillage de la pensée de Bataille. Si cela n’a guère souvent été remarqué, le détail du commentaire bataillien, rapproché de celui de Foucault, devrait aisément en convaincre.
Historiquement, la peinture qui représente et veut dire quelque chose, celle où importe d’abord le sujet, a trouvé son efficace en s’intégrant dans un ensemble plus large en tant que « partie d’un édifice majestueux, proposant à la foule une totalité intelligible ». Elle n’est pas d’abord, à la différence d’une peinture moderne comme celle de Manet, une fin en elle-même : elle est peinture « de langage, de discours », peinture éloquente, et en tant que telle soumise au régime de l’hétéronomie ; la loi de son fonctionnement lui est prescrit par autre chose qu’elle-même[47] - elle est, pour le dire vite, l’instrument de pouvoirs qui trouvent à s’y célébrer. Mais la peinture de Manet, objectera-t-on, reste bien discursive : elle représente quelque chose, s’appuie sur un sujet. Toutefois la spécificité de Manet est pour Bataille bien réelle : si sa peinture raconte effectivement des choses, elle le fait « dans l’indifférence à ce qu’elle raconte » »; si elle a, de fait, un sujet, celui-ci est au fond insignifiant : il n’est que le « prétexte de la peinture[48] ». Tel serait le « secret » de l’art de Manet : signifier une insignifiance, un silence, l’absence du sens. Moins « détruire le sujet » que le réduire, le noyer dans la peinture en un geste qui déçoit forcément l’attente d’un spectateur à la recherche de ce que représente, de ce que veut dire la toile (à tout le moins le spectateur contemporain de Manet). Le secret de Manet se fonde donc sur une « opération » qui fera taire « ce dont le mouvement naturel est de parler[49] ». Tout se passe comme s’il s’agissait d’étrangler la fonction représentative de la peinture en maintenant son dispositif formel, de neutraliser la signification du sujet, d’en faire le simple prétexte d’un jeu. Manet dissout donc de singulière façon « la possibilité de représenter que la toile […] donne : il la tient sous sa brosse, mais sous sa brosse elle se retire[50] ». Ainsi la peinture, avec lui et quelques autres, cesse-t-elle de bavarder, pour ne plus dire autre chose qu’elle-même. Elle n’est pas peinture d’histoire, chargée de dire ce qu’il faut penser, elle ne dit plus autre chose que soi, et aussi bien le présent qui est le sien. Elle s’ouvre à une dimension d’historicité en général et exprime son régime d’historicité spécifique[51].
J’ai montré que l’archéologie de la peinture esquissée par Foucault est l’histoire de la désagrégation progressive du dispositif représentatif. Or Manet est le jalon essentiel de cette histoire. On devine du coup le lien de continuité existant entre la lecture de Bataille et celle de Foucault. L’un comme l’autre voient en Manet l’élément de la rupture : « Manet […] a tranché avec ceux qui l’ont précédé ; il ouvrit la période où nous vivons[52] ». Plus précisément, l’œuvre de Manet est pour Foucault celle qui, du sein de la représentation, ouvre la possibilité de sa disparition. Et si Bataille insiste davantage sur la position absolument fondatrice de Manet à l’égard de la modernité picturale, il souligne également, on vient de le voir, la façon dont il subvertit la représentation sans cependant la nier intégralement. Je rendrai maintenant compte, pour finir, de la lecture de Foucault. Comme on va le voir, celle-ci ne s’intéresse que médiocrement au sujet ou au sens des tableaux - l’analyse est formelle et cherche à montrer les différentes techniques par lesquelles Manet donne la toile à la perception en tant qu’objet du monde, et perfore ainsi du dedans la représentation. Ce texte de Foucault, joint à l’analyse proposée ci-dessus du rapport de l’archéologie des savoirs à l’archéologie de la peinture, me semble constituer une base solide à partir de laquelle il serait loisible d’imaginer le contenu de Le noir et la couleur, l’ouvrage perdu de Foucault.
Suivant Foucault, l’intérêt fondamental de Manet est qu’il manifeste la matérialité de la peinture - c’est cela qui rend compte de la rupture qu’il introduit par rapport à la tradition représentative[53] : « Manet en effet est celui qui pour la première fois […] s’est permis d’utiliser et de faire jouer, à l’intérieur même de ses tableaux, à l’intérieur même de ce qu’ils représentaient, les propriétés matérielles de l’espace sur lequel il peignait[54] ». Jusqu’alors, le dispositif illusionniste de la représentation reposait sur une triple négation : il nie que la représentation s’étale dans un espace qui est celui du tableau, le tableau comme objet ; en représentant une lumière artificielle, il nie que le tableau est lui-même un objet mondain baigné par l’éclairage réel ; il nie enfin la capacité du spectateur à se déplacer autour de cet objet en lui assignant une place idéale à partir de laquelle il doit être contemplé.
Ce dispositif déploie un ensemble de techniques pour nier autant que faire se peut le fait que la représentation n’est qu’une représentation et afin d’affirmer, en retour, qu’elle est bien ce qu’elle représente : « Ce que Manet a fait […] c’est de faire resurgir, en quelque sorte, à l’intérieur même de ce qui était représenté dans le tableau, ces propriétés, ces qualités ou ces limitations matérielles de la toile que la peinture, que la tradition picturale, avait jusque-là eu pour mission en quelque sorte d’esquiver et de masquer[55] », ce qui lui permettait d’affirmer son pouvoir d’affirmation, le pouvoir de la représentation. En imposant le tableau en tant qu’objet (ce que Foucault nomme le « tableau-objet »), c’est tout cela que Manet fait exploser : il révèle « le tableau comme matérialité, le tableau comme chose colorée que vient éclairer une lumière extérieure et devant lequel, ou autour duquel, vient tourner le spectateur[56] ».
Pour démontrer cela, Foucault va s’appuyer sur une définition trois fois négative de la représentation et étudier douze toiles de Manet en pointant chaque fois la manière dont elles déjouent ce dispositif : soit en montrant comment Manet impose, dans la représentation du tableau, les propriétés spatiales de la toile elle-même ; soit en montrant comment, à l’intérieur de la toile, il met en jeu l’éclairage extérieur à la représentation, la lumière réelle ; soit en montrant comment il met en question la place assignée au spectateur et le mouvement réel de celui-ci par rapport à la toile.
Premièrement, concernant la représentation de l’espace. La représentation masque la matérialité de la toile, le fait qu’elle se donne sur un morceau d’espace encadré : aussi laisse-t-elle se déployer l’illusion d’un espace en profondeur qui serait de son fait. Au contraire, Manet, et chaque fois selon un mouvement de redoublement ou de répétition, va présenter à nouveau dans le tableau l’espace matériel de la toile. Différentes techniques peuvent être mises en œuvre. Ainsi, un mur sera peint de manière à encadrer une scène : il va répéter et comme souligner la toile en tant que cadre, croisement à angles droits d’axes horizontaux et verticaux. Or cela a pour effet de boucher la profondeur de la représentation, de biffer l’espace. Ce qui est alors représenté, c’est la matérialité réelle de la toile et non plus une profondeur illusoire (par exemple dans Le bal masqué à l’opéra (1873-1874)). Manet répète aussi parfois dans la représentation la matérialité la plus intime de la toile qui la supporte, soit l’entrecroisement serré de ses fibres (voir par exemple les croisements des mâts des bateaux dans Le port de Bordeaux (1871)). L’effet est toujours le même : « Tasser l’espace dans le sens de la profondeur, exalter au contraire les lignes de la verticalité et de l’horizontalité[57] ». Il arrive enfin que le tableau soit rendu sensible en tant que fragment de l’espace dans un jeu où il apparaît comme un recto indissociable de son verso (forcément invisible). On mettra en jeu cette invisibilité en représentant des personnages regardant dans des directions opposées des choses toujours invisibles au spectateur (comme dans Le chemin de fer (1872-1873)). C’est une autre manière de jouer avec la matérialité de la toile : souligner qu’elle est une surface dotée d’un envers, donner l’envie au spectateur d’en faire le tour. Bref, le tableau ne représente plus illusoirement la profondeur de l’espace, ce qui lui permettait de se donner pour autre chose qu’une simple représentation ; il présente la toile comme portion matérielle de l’espace réel et se donne pour ce qu’il est - il ne renvoie plus à grand chose, sinon lui-même.
Deuxièmement, concernant cette fois l’éclairage de la toile. La représentation du tableau est normalement éclairée par une lumière interne à elle-même : cette source lumineuse peut être représentée en tant que telle, à moins que seuls ses effets (modelés, reliefs, ombres) se donnent à voir. Manet, en faisant intervenir une lumière extérieure à la représentation rompt avec ce principe. Le déjeuner sur l’herbe combine les deux types d’éclairage : l’éclairage traditionnel illumine le fond du tableau, tandis que le corps de la femme nue au premier plan, ainsi que les deux hommes qui l’accompagnent, en l’absence de tout reliefs, de tout modelé, sont éclairés brutalement, par une lumière frontale et perpendiculaire qui n’est plus intérieure au tableau. Cela supprime évidemment tout sentiment de profondeur, cette consistance de la représentation qui était assurée par le jeu de la lumière et des ombres portées : en l’absence de cette impression, le spectateur perçoit la toile pour ce qu’elle est : une portion de l’espace exposée à la lumière du monde. L’un des pouvoirs de la représentation était de se faire oublier en donnant l’illusion qu’elle déployait à partir de soi sa propre lumière. Rapportée à la lumière qui la balaie du dehors la toile se donne dans sa facticité, sa condition est désormais dévoilée.
Troisièmement, à propos maintenant de la place du spectateur (Foucault commente ici le seul Bar aux Folies-Bergère (1881-1882)). Traditionnellement, le dispositif représentatif assigne au spectateur, via la perspective, la place et la distance à partir desquelles il convient de contempler le tableau : sans cette opération, la profondeur illusoire de la représentation n’apparaît pas au regard. Or, dans le Bar aux Folies-Bergère, cette place n’est pas définie - d’où ce sentiment étrange, fait d’étonnement et d’inquiétude mal définie, parfois éprouvé en face de l’œuvre. En fait, cette peinture dessine plusieurs systèmes d’incompatibilité. D’abord par l’impossibilité optique de la scène : le reflet de Suzon, la serveuse qui nous fait face, nie les règles élémentaires de l’optique. Pour que le reflet nous apparaisse ainsi décalé vers la droite, nous devrions nous-mêmes (nous mais également le peintre) être décalés vers la droite - mais ce n’est pas le cas puisque Suzon nous apparaît de face, et pas de profil. Bref, le peintre comme le spectateur, pour contempler cette scène, devraient se trouver à la fois à côté de la serveuse et en face d’elle ; mais, à moins de jouir du don d’ubiquité, c’est impossible. Ensuite, le personnage à qui Suzon s’adresse (le peintre Gaston Latouche) pose également problème. Suivant l’image donnée dans le miroir, quelqu’un se trouve très près de Suzon, et lui parle. Mais si cela était le cas, l’ombre du personnage devrait apparaître sur le visage ou la gorge de la serveuse; pourtant il n’y a rien. Le reflet et l’éclairage dessinent de cette manière un second type d’incompatibilité : il y a quelqu’un ou personne, l’un ou l’autre - mais la toile donne les deux. Au fond, il n’y a pas de place d’où il serait possible de voir cette scène : chaque lieu recèle ses contradictions; de la même manière, comment penser l’endroit à partir duquel Manet pourrait l’avoir peint ? C’est là un moyen particulièrement ludique de contourner l’une des plus puissantes opérations de la représentation :
« Avec cette dernière technique, Manet fait jouer la propriété du tableau d’être non pas du tout un espace en quelque sorte normatif dont la représentation nous fixe ou fixe au spectateur un point et un point unique d’où regarder, le tableau apparaît comme un espace devant lequel et par rapport auquel on peut se déplacer […] la toile dans ce qu’elle a de réel, de matériel, en quelque sorte de physique est en train d’apparaître et de jouer avec toutes ses propriétés, dans la représentation[58]. »
Tout est dit, et tel serait in fine ce que révèle ce maillon essentiel de l’archéologie de la peinture selon Foucault : Manet, par l’ensemble des techniques énumérées ci-dessus, marque la condition historique de possibilité de la modernité picturale comprise comme abandon de l’illusion représentative. En dévoilant du dedans de la représentation les conditions matérielles de la peinture représentative, il en déjoue les artifices : ainsi ouvre-t-il la voie à ces entreprises - Klee, Kandinsky - qui finiront par l’éluder tout à fait, ou à d’autres - comme celle de Magritte - qui sous couvert de « mystère » la tourneront en dérision. Avec la place qu’elle assigne au travail de Manet, l’archéologie du visuel pictural détermine le seuil d’une modernité qui, tout comme la modernité épistémique, est synonyme de fin de la représentation. Mais parce que son geste ne peut que compliquer - peut-être en la complétant - l’archéologie des savoirs, elle indique du même coup ce qui fait la texture de toute formation historique : la pluralité des temps et des rythmes de (trans)formations historiques, la complexité de leurs rapports, la rigueur de leur autonomie.
C’est donc à partir de cette donnée fondamentale, que révèlerait certainement l’étude de la seule archéologie des discours, mais qui apparaît plus intensément encore dans l’analyse croisée des rapports du discursif et du visuel, spécialement pictural, que l’on pourrait maintenant tenter de reconstituer le Manet de Michel Foucault. Cette donnée fondamentale n’est autre que l’enchevêtrement de durées diverses, de temporalités plurielles qui, bien qu’elles ne connaissent pas entre elles de solutions de continuité directes, n’en constituent pas moins « une histoire générale », mais déterminée comme pure « dispersion[59] », une histoire poreuse, et brisée, puis répartie en de multiples segments. L’intérêt d’une réécriture de Le noir et la couleur serait de faire résonner cette figure de Manet avec des réflexions de Foucault qui échappent à son travail sur la peinture mais sans y être absolument étrangères, puisqu’elles constituent précisément l’un des postulats de sa propre méthode d’analyse de l’histoire de la pensée - et la première de ces réflexions, le postulat décisif, est sans nul doute la « viscosité[60] » du temps de l’histoire, l’éparpillement de cette histoire de la pensée en « historicités diverses ». On sait bien que cette pensée difficile mais essentielle de Foucault se développe au carrefour de différentes traditions dont il hérite : que l’on pense - hormis au champ de l’épistémologie française à la manière de Canguilhem - à l’historiographie de l’École des Annales ou à l’ethnologie structurale de Lévi-Strauss. J’avais cependant à cœur de dire que cette mise en question de la temporalité historique classique, au fondement de la pratique archéologique, était aussi redevable d’une réflexion proprement esthétique (picturale). Reste à montrer comment Foucault, ailleurs, ne fera qu’approfondir cette ligne de force de sa pensée lorsqu’il se donnera pour programme de recherche la saisie du présent, dans l’histoire émiettée qui lui sert de trame, et sa transfiguration en expériences et en possibles inédits, par l’indéfini labeur de l’imagination politique[61].
Parties annexes
Notes
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[1]
Foucault M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008, p. 225 (ouvrage désormais abrégé AS).
-
[2]
Cf. Infra, p. 2, n. 7.
-
[3]
Cf. Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 2003, p. 22-28, 654-663.
-
[4]
Cf. Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 2004, p. 19-31, 318-323 (désormais abrégé MC), cf. spécialement chapitre IX, « L’homme et ses doubles », section II, « La place du roi ».
-
[5]
Cf. Foucault M., Dits et écrits I, n. 51, Paris, Gallimard, 2001, p. 648-651 (désormais abrégé DE I).
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[6]
Cf. DE I, n. 53, p. 663-678 ; article repris et augmenté ailleurs, cf. Foucault M., Ceci n’est pas une pipe, Paris, Fata Morgana, 1973. On sait aussi que Magritte et Foucault échangèrent l’une ou l’autre lettre, dès la parution de les Mots et les choses (dans l’une de celles-ci, le pastiche, par Magritte, du Balcon de Manet est évoqué).
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[7]
Cf. Guibert H., À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 27 ; cf également Deleuze G., Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 60, 65 ; cf. enfin DE I, p. 41.
-
[8]
Cf. Foucault M., La peinture de Manet suivi de Michel Foucault, un regard, (éd.M. Saison), Paris, Seuil, 2004 (ce texte fut édité pour la première fois en 1989 par Rachida Triki dans les Cahiers de Tunisie).
-
[9]
Cf. DE I, n. 150, p 1575-1583.
-
[10]
L’essentiel des textes picturaux sont écrits entre 1961 et 1969 ; or tous les ouvrages rédigés durant ce laps de temps sont placés sous le signe de l’archéologie : « L’archéologie [d’un] silence » (première préface à l’Histoire de la folie) ; « une archéologie du regard médical » (première édition de Naissance de la clinique) ; « une archéologie des sciences humaines » (Les mots et les choses) ; enfin L’archéologie du savoir (ouvrage théorique de 1969, synthétisant et corrigeant la méthode d’investigation élaborée au fil des ouvrages précédents).
-
[11]
DE I, n. 150, p. 1580, 1578.
-
[12]
Ibid., p. 1578.
-
[13]
DE I, n. 149, p. 1574.
-
[14]
DE I, n. 48, p. 623.
-
[15]
MC, p. 251.
-
[16]
DE I, n. 66, p. 800.
-
[17]
AS, p. 177-178 ; l’énoncé est lui-même l’élément atomique de la description archéologique (ibid., p. 111), simple « fonction qui porte sur des ensembles de signes » (p. 158).
-
[18]
Cf. Deleuze G., Foucault, op. cit, p. 11-30, 55-75.
-
[19]
Ibid., p. 58.
-
[20]
On le sait, pour rendre compte de la codétermination de la forme énonçable et de la forme visible et du primat de la première sur la seconde, Foucault, suivant Deleuze, fera ensuite intervenir une troisième dimension, dimension informelle et faite de forces : celle du pouvoir.
-
[21]
MC, p. 25.
-
[22]
Sur ce dernier point, on se reportera utilement à A. Janvier, « "Parler ce n’est pas voir..." Deleuze et Blanchot entre événement et dialectique » (consultable en ligne sur le site www.blanchot.fr).
-
[23]
Cf. DE I, n. 51, p. 649-650.
-
[24]
Les épistémè sont donc, en quelque sorte, des « machines à produire du savoir », a priori radicalement historiques qui, pour chaque époque, forment le socle de la pensée et distribuent sujets, objets, concepts et théories. L’épistémè renaissant est la Ressemblance, l’épistémè moderne l’Histoire. En 1969, alors même que cette notion semble passer au second plan, Foucault la précisera comme suit : « L’épistémè, ce n’est pas une forme de connaissance qui, traversant les sciences les plus diverses, manifesterait l’unité souveraine d’un sujet, d’un esprit ou d’une époque; c’est l’ensemble des relations qu’on peut découvrir, pour une époque donnée, entre les sciences quand on les analyse au niveau des régularités discursives » (AS, p. 259).
-
[25]
Cf. MC, p. 60-91.
-
[26]
Ibid., p. 31.
-
[27]
Dans la troisième des Méditation métaphysiques, Descartes note que « la lumière naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des tableaux... ».
-
[28]
Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, 2003, p. XV.
-
[29]
Cf. AS, p. 262-263.
-
[30]
Ibidem.
-
[31]
DE I, n. 39, p. 572.
-
[32]
Gros F., « De Borgès à Magritte », in Michel Foucault, la littérature et les arts, (éd. P. Artières), Paris, Kimé, 2004, p. 20.
-
[33]
Cf. Lebrun G., « Notes sur la phénoménologie dans Les mots et les choses », in Michel Foucault philosophe, (coll.), Paris, Seuil, 1989, p. 33-52.
-
[34]
Sur tout ceci, cf. DE I, n. 53, p. 671-678.
-
[35]
Cf. Deleuze G., Pourparlers, Paris, Minuit, 2005, p. 133.
-
[36]
Cf. DE I, n. 53, p. 665-671.
-
[37]
Quand à même la toile le dire et le voir paraissent irréconciliables, le dire du philosophe, renvoyé à cette toile, ne peut que répéter ce que celle-ci déjà révélait : la mort de la représentation, l’opacité réciproque du dire et du voir. L’énoncé philosophique, lorsqu’il tente de reconstituer le sens de cette peinture, est alors réduit à peu de choses : à la limite, il redouble, discursivement, ce que manifeste, plastiquement, l’œuvre. Pire, ce redoublement est comme un appauvrissement : il manque toujours ce qui ne peut jamais être dit, le mystère qui préside à l’élaboration de la toile, et qui continue à désorienter le spectateur. Magritte l’a souvent dit : le commentaire ne peut que « méconnaître une image inspirée en lui substituant une interprétation gratuite qui peut à son tour faire l’objet d’une série sans fin d’interprétation superflues ». Tout se passe comme si, au fond, le voir se suffisait fort bien à lui-même et que le dire, de son côté, ne pouvait que manquer sa spécificité. L’un ne se loge jamais dans l’autre (c’est cela, le signe de leur rigoureuse autonomie). Cette superposition impossible, on l’a vu, est aussi bien ce qui fonde l’archéologie (comme description d’une archive audio-visuelle), ce qui lui prescrit sa tâche, ce qu’elle repère dans la modernité épistémique aussi bien que picturale, et enfin ce que ressassent les tableaux de Magritte. Il ne s’agit pas de gloser à l’infini à propos du sens toujours inépuisable de l’œuvre d’art : l’intérêt est bien plutôt qu’un travail comme celui de Magritte impose au fond de penser une manière de faire autrement droit, dans le discours, au non-discursif. Cette modalité précise de la pensée, lorsque le langage se frotte à l’image, serait toujours une expérience, une pratique de la pensée, une pensée pratique. Foucault, dans son activité conceptuelle, dans la manière dont il usait de la peinture, en tant qu’archive, construisait une telle pratique, mais il est d’autres exemples (ainsi, le film La société du spectacle de Guy Debord ou son livre Mémoires, réalisé en collaboration avec Asger Jorn, Jean-Luc Godard et ses Histoire(s) du cinéma ou encore, pour un exercice à propos et à partir de la seule dimension visuelle - quoiqu’il aurait dû être, selon la volonté de son auteur, accompagné d’un texte -, l’Atlas Mnemosynè d’Aby Warburg. Pour une lecture de Warburg inspirée de L’archéologie du savoir, on consultera Hagelstein M., « Mnemosynè et le Denkraum renaissant. Pratique du document visuel chez Aby Warburg », in MethIS, n°2, 2009, p. 87-111).
-
[38]
Cf. Chateau D., « De la ressemblance : un dialogue Foucault Magritte », in L’image. Deleuze, Foucault, Lyotard (éd. T. Lenain), Paris, Vrin, 1997, p.104.
-
[39]
Cf. Catucci S., « La pensée picturale », in Michel Foucault, la littérature et les arts, op. cit., Paris, Kimé, 2004, p. 135-136.
-
[40]
Cf. Deleuze G., Foucault, op. cit., p. 63-64.
-
[41]
AS, p. 286.
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[42]
DE I, n. 103, p. 1174.
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[43]
AS, p. 198.
-
[44]
M. Foucault, La peinture de Manet, op. cit., p. 22.
-
[45]
On lira par exemple Cachin F., « Introduction », in Manet 1832-1883, Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux, 1983, p. 11-19.
-
[46]
G. Bataille, Manet, Paris, Skira, 2004, p. 34-35.
-
[47]
Ibid., p. 28, 27.
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[48]
Ibid., p. 38.
-
[49]
Ibid., p. 69.
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[50]
Ibid., p. 79.
-
[51]
On peut renvoyer à ce que d’aucuns dirent de Gustave courbet, cf. Ishaghpour Y., Courbet, l’atelier du peintre, Paris, L’échoppe, 1998, p. 14 : « Avec les guerres napoléoniennes et le romantisme, l’histoire se révèle comme historicité, et en 1848 prend un sens d’urgence du présent […]. Avec cette nouvelle conscience de l’historicité, la peinture d’histoire devient anachronique. Elle reste étrangère à cette urgence et, en tant que peinture académique, sort de l’histoire ».
-
[52]
G. Bataille, Manet, op. cit., p. 9.
-
[53]
Cf. la déclaration de Foucault : « Il y a la matérialité qui me fascine dans la peinture », DE I, n. 149, p. 1575. Ce thème de la matérialité est tout aussi essentiel à l’étude foucaldienne des discours, cf. AS, p. 15, 138. Il est en outre indissociable du thème de l’intransitivité ou de l’autoréférentialité : c’est ainsi dans ces mêmes termes que Foucault analyse l’expérience littéraire, la littérature spécifiquement moderne, ainsi l’œuvre de Raymond Roussel. Cette perspective, classique en un certain sens, fut plusieurs fois critiquée par Rancière, cf. par exemple Rancière J., Politiques de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 11-39.
-
[54]
M. Foucault, La peinture de Manet, op. cit., p. 22.
-
[55]
Ibid., p. 23.
-
[56]
Ibid., p. 24.
-
[57]
Ibid., p. 32.
-
[58]
Ibid., p. 46.
-
[59]
AS, p. 33.
-
[60]
Ibid., p. 237. Canguilhem utilisait le même terme dans un contexte comparable, cf. Canguilhem G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 2001, p. 19.
-
[61]
Cf. DE II, n. 339, p. 1389. Il faudrait analyser, dans cette perspective, le retour de Manet dans les derniers cours de Foucault, cf. Foucault M., Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France 1984, Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 173-174 : avec Manet, l’art est alors décrit comme « lieu d’irruption de l’élémentaire, mise à nu de l’existence. Et par là même l’art établit à la culture, aux normes sociales, aux valeurs et aux canons esthétiques un rapport polémique de réduction, de refus et d’agression » (p. 174).