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Oblittérature - ou oblitérer la célébrité

Littérature ? Lettre ? Lettré, homme de lettres ? Oublions la littérature, marchons vers une non-littérature, l’oblittérature, renouvelons l’ancien en faveur d’une néo-littérature. En effet, la littérature suppose trop d’égards (comme le sous-entend le mot persan pour la littérature, Adabiat.), trop de raffinement, d’obligeance, elle demeure par conséquent pure et ordonnée. Assez de passivité ! Assez de vanité !  Pensons à la satisfaction de l’inertie, à la littérature stagnante, littéralement, au contentement dans les eaux stagnantes ? Mais non! Cette littérature touche à sa fin. Cette littérature se termine.

Les auteurs de cette littérature iranienne, propre et ordonnée, agissent au service de l’ordre (un ordre moral, un ordre religieux ou politique) d’un régime, et en même temps leur littérature persane régresse, reflue, elle recule de plus en plus.

Le régime littéraire iranien s’emprisonne lui-même dans une zone protégée - un protectorat littéraire. Par conséquent, les écrivains de cette littérature iranienne deviennent des promoteurs de la loi lorsqu’ils se soumettent à elle. On ne transgresse pas le protectorat, on ne porte pas le langage au-delà de ses frontières sages et ordonnées. De fait, on ne franchit aucune ligne, aucune limite - on stagne.

L’ordre et la peur se rencontrent en un point : on a peur de transgresser, on a peur d’être désordonné, on a peur de défigurer ou déformer l’ordre, on a peur de donner liberté à son doigt, à sa main, peur du changement, peur de l’inconnu, peur du risque et de le risquer : on a  peur d’avoir peur.

À ce titre, peut-être n’y a-t-il jamais eu de "littérature" mais seulement des traités, des mises en page et des illusions. Finissons-en.

Langage du monde, langage de poésie, langage du risque

Écrire c’est ébranler les fondations du monde. Le langage bâti les trames du monde. Ayant accès à ce canevas, en subvertissant l’ordre des choses, nous avons accès à la fondation du monde; c’est ainsi que nous intervenons dans l’ordre des choses.

Le danger commence à partir du moment où le poète se positionne contre le langage quotidien, contre le langage de communication et de conversation, contre l’usage  commun, c’est-à-dire se tient résolument contre le monde du familier. Le langage de la poésie n’est pas le langage de l’habitude, n’est pas habitué à donner des nouvelles, ne rend pas compte, n’est pas didactique, il n’est pas là pour donner des leçons, n’est pas répétition, ne peut être répété.

Les régimes étatiques, pour perdurer, pour demeurer, suivent la règle du peuple, c’est-à-dire un langage « populaire », étant immédiatement accessible.  Posons la question suivante : devons-nous suivre la règle du peuple ? Pensons à la grammaire, en persan "dasturé zabaan", signifie littéralement « ordre de la langue ». C’est un ordre ! Une langue qui commande de la main ? Une langue qui donne des ordres ? Et pour ordonner quoi ? Dans ce sens, la grammaire est une construction morale, un devoir qui détermine le futur du langage selon une liste préalable d’impératifs. C’est à ce moment là que la poésie intervient pour aliéner l’ordre et le langage de l’ordre, c’est-à-dire  les éloigner du monde pour créer de nouvelles tournures de phrase. Pour le poète du risque, le langage n’est pas un moyen, mais une fin et un objet de travail. 

Le sacré en littérature et la littérature du sacré

La sainteté et le sacré lèvent leurs mains sacrées et amènent le monde en leur pouvoir. Il arrive que le sacré et la sainteté se dissimulent derrière un point d’interrogation. Un jour, Ahmad Shamlou, poète iranien contemporain, lors d’une conférence à Berkeley, évoque la fragilité de la vérité, se permet de douter de tout, à commencer par les certitudes. Dans un mouvement que l’on considère comme « risqué » celui qui doute devient lui-même objet de doute, en revanche, le sujet sacré, à cause de sa sainteté infinie, n’est jamais venue sous le point d’interrogation. Il y a des choses qui ne sont jamais mises en question. La poésie induit que tout, sans exception, peut être questionné. C’est ici que le risque de la poésie commence.

Les institutions sociales définissent ou désirent une poésie définie. Mais la poésie n’est pas la sagesse et n’a aucune valeur morale. La poésie n’est pas écrire ce qui est. Ce n’est pas dire ce qui existe mais dire ce qui n’est pas. Être autre que ceci et être cela.

Revenons un instant à la vie réelle : dans un système totalitaire, toute remise en question est considérée comme un danger. Ce n’est pas sans amertume qu’on assiste, lâchement, à l’emprisonnement, à la torture et à l’exécution d’hommes qu’un État, lui-même assassin, présente comme « éléments dangereux pour la Sécurité Nationale ».

"Je" vit au dangereux

Quelqu’un dit « je vivais au dangereux » et subitement se met dans le risque. Quelqu’un décrit sa terre du risque et subitement pose le risque devant le risque. Ainsi, nous nous trouvons devant une mise en abîme du risque ? Que se passe-t-il ? Quand on parle de danger, quelqu’un avec nous, à l’intérieur de nous, sans nous commence à parler. Une voix  se lève: écrire est risquer, écrire est vivre dans le danger (vivre dangereusement), écrire n’est rien d’autre que de vivre dans le (con)texte du danger, passer de texte en texte, naviguer de danger en danger. Portant de l’autre en-soi, on est ainsi inter-textualisé, le risque de l’écrit est que soi devienne autre.  Ici, c’est dans la déchirure du soi qu’autre surgit.

L’échappée belle - être en danger, rester dans le risque, parler du risque. J’ai vécu au dangereux, lisons : j’ai vécu dans l’écrit. Nous avons ici affaire à l’être et au néant de l’écrit. L’écrit est cela : de l’être et du néant, le risque de l’écriture, le risque de la cessation et de la suspension de l’écriture. En d’autres mots, le risque est l’absence de toute certitude. Le risque est  que... quoi ? Le danger, le risque, est le sursis, de (se) mettre en sursis avant d’être oblitéré, c’est un répit, avant que le danger ne donne sa place à l’in-écriture, avant que l’écrit ne se retire. Vivre dans le risque  c’est vivre dans le sursis de l’écrit. Le moment de l’écriture est le moment du risque. Vivre donc dans le risque, et après ? Soit tu désarçonnes le danger, soit le danger t’anéantit. Soit tu prolonges le risque, soit tu mets fin au risque, sinon c’est le risque qui te finira. Finir ? Si le danger prend fin, il n’y aura alors plus d’écrit.

Le risque : le moment où l’écrit approche de son essence. Je vivais au dangereux. Nous sommes confrontés à une expérience. Pensons à Georges Bataille : l’expérience intérieure. En ce sens, l’écrit, le risque de l’écrit, et dans le danger, risquer l’écriture, sont les plus intimes, les plus profondes des expériences. Un défi qui met en danger la vie, la vie du texte, et celle du poète. Ici, expérience, danger, expérience dangereuse, n’ont pas de forme visible. Le risque, c’est vivre avec le texte, affronter le texte ; aller sur la route de l’inconnu. Le danger est écrire ce qui n’a jamais été écrit, écrire ce que personne n’a jamais écrit, écrire l’inconnu, écrire le pas encore connu, partir sur des routes jamais parcourues, avec des mots jamais convoqués, avec des lignes jamais écrites, avec des rapprochements jamais expérimentés, avec des mots jamais créés, avec  des images jamais vues, on écrit, on suit leur fil. Est-ce qu’on reviendra ? Est-ce que quelqu’un parviendra à les écrire ? Le risque demeurera-t-il égal à lui-même ?

Je vivais au dangereux : revenir et donner l’expérience au texte ? Revenir et mettre sa vie dans le contexte du risque, sur la ligne. Le risque est soudain. C’est l’unique fois, la seule fois. Le risque est atteindre cette unicité. C’est derrière l’écrit qu’on touche à cette ligne. L’incidence du texte, par conséquent, est ce simple toucher même. Le risque, c’est d’écrire sur le toucher même du risque.

Il n’est pas fortuit que le titre d’un poème soit N’aie pas peur, et que ses premières lignes débutent par cet impératif. La littérature est justement là, n’aie pas peur ! C’est-à-dire : écris !

Je tente d'ouvrir une porte

Pour dire autre chose

Pour qu'autre dise

Ce qui ne peut plus être dit

Pour qu’une porte s’ouvre, et qu’elle parle. Une porte qui est un mot. Une porte qui parle et qui donne parole à de l’autre et devient autre. Elle donne parole à de l’autre. Une porte qui est autre.

Dès le départ, une métamorphose est en marche. A partir de là, une révolution prend forme dans le texte.

C’est ainsi qu’il continue :

Mettre en (sur) table une nouvelle révolution

Poésie de la langue-mère

Si la mère était la langue, et nous en elle, où serait la mère ? Où serions-nous ? Où sommes-nous ? Où sommes-nous dans la mère ? Où est notre langue ? Nous sommes loin, nous sommes exils, nous sommes lointains, où est notre intersection ? La mère est notre distance. Mais qu’est-ce que la distance ? Ou qui est-elle ? La distance est la présence de l’autre, la distance est dans mon être-là quand ton être-là n’est pas, ou vice-versa, la distance est ici et là, là et ici, moi ici, toi là, entre nous, rien d’autre que la distance. Ainsi sont écrites les plus belles lignes de la distance :

Sur ce côté du monde même si tu as un fils C'est

un fils sur ce côté du monde

Ce commencement cherche un refrain qui tout à coup trouve une fin tragique :

Sur ce côté du monde même si tu as une mère C'est

une mère de l'autre côté du monde

La mère est la langue, la mère est le corps, la langue et le corps sont absents. La mère est absente. La langue de la mère, le corps de la mère sont séparés, invraisemblablement. La séparation d’avec le corps de la mère est le début de l’exil. A partir de la naissance, l’enfant apprend la négation du corps de la mère. Tout à coup par la naissance nous sommes en exil, nous sommes distants, ainsi nous devenons narrateurs, nous racontons ce qui a eu lieu jadis, nous avons tout perdu et nous reconstruisons le tout perdu dans le texte, pour rappeler le tout perdu, pour retrouver le tout perdu : le plaisir jouissif du texte. Nous substituons au corps de la mère, à son genre et sa sexualité, le mot, le genre du mot, pour aller de la sexualité à l’absence de sexualité, et nous revenons, nous donnons un genre aux mots, nous fabriquons une mère de mots.

Véloce, loin, tard

Où est le lieu de l’appel le plus court quand l’appel rejoint autrui et qu’il renoue avec la voix de l’autre ?

Un appel est entendu à la limite de la distance entre deux personnes, quand la distance approche l’infini, le mot et la parole, la syllabe et le son, emmènent le temps dans un autre espace: quand la voix, l’appel, l’appel de la voix, n’est plus entendu. La distance éloigne la parole.

Mère            était le plus rapide lieu de ma voix

          Lorsque je m’en fus  éloigné  elle devint tard  

Il y a la mémoire, il y a l’oubli et puis il y a le souvenir. Éloigner, est mettre à distance. Et puis, vouloir cette distance-même sans distance, dans une certaine immédiateté.

Un secret qui demeure secret

Et il y a ce qui reste à jamais secret et hermétique. Une littérature qui écrit le secret sans le divulguer. Une certaine démocratie de l’écriture : avoir le choix pour désirer ou ne pas désirer le secret. Il est une littérature qui a ses énigmes et demeure mystérieuse. Le plaisir du lecteur se situera dans l’expérience du mystère, dans le plaisir de se saisir de secrets qui ne sont jamais révélés. Une littérature qui partage ses secrets avec nous, mais quel secret ? Le secret qui dit que derrière ma personne se tient quelqu’un d’autre puis encore quelqu’un derrière et ainsi de suite.

Mère ?!

Stupide !        le poète qui tente de l’écrire

Extrait de Elle me prit par la main, me grandit, et mourut de chagrin

La mère n’est-elle pas le point crucial dans ce recueil de poèmes, qui parle de ses secrets ? Le secret de la mère, comme la source et le réservoir du secret du langage.

Normopathie ou la maladie du standard

Observons la syntaxe de ces phrases :

Quand je suis arrivé premier, j'ai failli

Mais le millième s'est perdu

Avait promis le vélo et père précipita et n'eut jamais vingt ans

Du vélo qu'il ne lui jamais avait acheté

Je suis si tombé que ma mère devint grande

Allait compter sur la promesse de sa mère

Grand-mère passait à côté de sa gentillesse

Le relevé de note l'avait rendu vingt sur vingt

Et le ciel versait du soleil

Mais soudain le ciel s'habilla de corbeaux

Quel croassement de bravo !

Ou :

Je n'ai pas de temps pour sûrement

Et Garder une grâce pour après

Je n'ai pas de main dans le style du s'il vous plait

Pour mettre sur les cheveux d'à peu près

Ou :

Va vers le va comme j’allai     ne va pas que tu restes

Absence, déplacement, manipulation des phrases, interversion de certains fragments du discours, saut de mots. Voici quelques-uns des évènements évidents dans ces phrases qui peuvent être vues ou lues comme de la poésie ou comme des mensonges. Le lecteur ressent l’absence de quelque chose, au premier abord, ou que certaines choses ne sont pas à leur place et que quelque chose, certaines choses ont perdu leur lieu ; quelles choses ? Ici la syntaxe et le ton des mots ont perdu leur structure habituelle. La structure classique, les combinaisons ordinaires, les images d’usages sont balayées. C’est la qualité de rupture qui touche le lecteur : quand les mots remuent, ils remuent le lecteur.

La société crée des normes et ceci, donc, après approbation de l’autorité. Elle cherche leur intégration et leur reconnaissance. La société évalue, les medias, les journaux, les magasines, la télévision - chacun fait la publicité du standard, rend souverain le standard et chacun (chacun ?) s’efforce de vivre selon ces codes - c’est survivre. Même le poète ou l’écrivain sont standardisés. Car ils recherchent l’approbation, veulent qu’on les approuve. Parce qu’ils courent après la société. Mais le poète du dangereux s’écarte des standards. Son travail n’est pas de suivre la société. Peut-être son vrai travail est-il de faire courir la société après lui.

En manipulant la grammaire (l’ordre de la langue en perse), on manipule l’ordre du langage, ainsi on désordonne l’ordre du monde. Ce qui revient à changer la vérité du monde, comme une phrase que nous assignerions au monde. Il n’y a plus de vérité ultime. Il n’y a que la vérité, la vérité poétique, qui est sa propre vertu.

Il a tellement manipulé la vérité

que lorsqu'il mourut

ce fut un mensonge !

Dans chaque standard il y a une histoire. Le standard artistique remplit les musées. Les musées sont des lieux où sont exposés les standards artistiques. Les visiteurs sont conscients de contempler des images qui portent le sceau de l’approbation. Parce que les œuvres ont été éprouvées dans le temps et leur valeur artistique démontrée. Dans la poésie trop de musées sont  nés du desséchement des mots, de poèmes dont la vie réside dans l’absence de vie.

La poésie du risque oblitère-t-elle la promesse de pré-approuvé ? La poésie du risque n’est ni similaire, ni la similitude, elle ne ressemble pas à ce qui l’a précédée et a été approuvé. La poésie du risque est telle quelle : en danger.

Si tu es la promesse pourquoi suis-je alors l'accord ?

Et de toutes promesses étant fuyant de nouveau suis-je le oui ?

D'avant moi l'accord et moi l'avant de qui ?

La poésie du risque prend de la distance avec les chemins bien connus et déjà parcourus, c’est-à-dire prend de la distance avec tout ce qui représente la norme préétablie.

Aussi loin que je me rappelle

J'ai appris à oublier la route qu'on mit sur ma route

Plurivoque, multilingue

Il est peut-être temps de penser de manière plurivoque, une manière autre de penser. On en trouve l’opportunité dans le poème Absurdité.

Franchement !

Même la flemme s'incline devant toi lève toi !

S'était levé

Je ne peux pas croire que tu aies rêvé jusqu'au soir

N'avait pas rêvé

Qu'est-ce que tu es assis sur ces fauteuils que tu mis

autour de la table ?

N'avait pas cueilli de pomme

Maintenant que tu as bouffé à tous les râteliers

qu'as-tu appris ?

N'avait rien mangé n'avait rien vu

Mais avec quelle puanteur puante tu as habillé la

chambre t'as pété encore ?

Avait chié

Ton sommeil parle pour ton déshonneur

Hélas tu n'as pas de veine

L'avait coupée

Et la solitude qui se serrait en lui depuis longtemps

Avait mis la carpette sous la table en sang

Elle était aveugle pour ne pas voir

Il était mort

Une voix parle en lettres noires, et à qui parle-t-elle ? A quelqu’un, à moi, à vous, à eux. Elle te met à la place de l’interlocuteur. Elle parle au présent. Et aussitôt qu’elle s’arrête, c’est la bleue qui prend le relai. La voix bleue montre que l’expression noire vient du passé. C’est une réponse, mais une réponse qui ne peut être adressée. La voix noire est une unique voix autoritaire, qui parle, interroge et veut obtenir une réponse, mais entendre elle ne peut pas. Lire, voir, elle ne peut. Elle était aveugle pour ne pas voir.

Qu’est-ce que l’aveuglement ? C’est ce qui sans interruption et d’un jet s’introduit. Elle n’est rien d’autre qu’elle même. Elle interrompt la voix présente, celle de l’autre. Aucun dialogue, aucune conversation n’ont lieu entre les deux voix qui émergent en parallèle, deux pouvoirs qui se combattent pour être entendus. La voix bleue ressemble à un chuchotement.

Langue étrangère, langue consciente

Dans la nuit du 11 octobre 1939 Walter Benjamin, alors en camp de concentration a fait un rêve. Il le relate à Gretel Adorno, la femme d’Adorno. Jacques Derrida, dans son discours de Francfort, raconte ainsi ce rêve :

Le rêve est aussi un lieu hospitalier à l’exigence de justice comme aux espérances messianiques les plus invincibles. Pour « fichu », on dit parfois « foutu » en français, mot qu’on entend aussi bien dans le registre eschatologique de la fin ou de la mort que dans le registre scatologique de la violence sexuelle. L’ironie s’y insinue parfois : « Il s’est fichu de quelqu’un », cela signifie « il s’est moqué de quelqu’un, il ne l’a pas pris au sérieux ou n’a pas assumé ses responsabilités à son égard ».

Benjamin commence ainsi la longue lettre qu’il écrit donc en français à Gretel Adorno, le 12 octobre 1939, d’un camp de travailleurs volontaires dans la Nièvre:

J’ai fait cette nuit sur la paille un rêve d’une beauté telle que je ne résiste pas à l’envie de le raconter à toi. (…) C’est un des rêves comme j’en ai peut-être tous les cinq ans et qui sont brodés autour du motif « lire » Teddie se souviendra du rôle tenu par ce motif dans mes réflexions sur la connaissance.

[…]

Le long récit qui suit remet en scène (c’est ma propre sélection interprétative) un « vieux chapeau de paille », un « panama » que Benjamin avait hérité de son père et qui portait, dans son rêve, une large fente sur sa partie supérieure, avec des « traces de couleur rouge » sur les bords de la fente, puis des femmes dont l’une s’occupe de graphologie et tient dans sa main quelque chose que Benjamin avait écrit. Celui-ci s’approche et, dit-il, « ce que je vis était une étoffe couverte d’images et dont les seuls éléments graphiques que je pus distinguer étaient les parties supérieures de la lettre d dont les longueurs effilées décelaient une aspiration extrême vers la spiritualité. Cette partie de la lettre était au surplus munie d’une petite voile à bordure bleue et la voile se gonflait sur le dessin comme si elle se trouvait sous la brise. C’était la seule chose que je pus "lire" (…). La conversation tourna un moment autour de cette écriture. (…) A un moment donné je disais textuellement ceci : "il s’agissait de changer en fichu une poésie" (Es handelte sich darum, aus einem Gedicht ein Halstuch zu machen). (…) Il y avait parmi les femmes une, très belle, qui était couchée dans un lit. En entendant mon explication elle eut un mouvement bref comme un éclair. Elle écarta un tout petit bout de la couverture qui l’abritait dans son lit. (…) Et ce ne fut pas pour me faire voir son corps, mais le dessin de son drap de lit qui devrait offrir une imagerie analogue à celle que j’avais dû "écrire" , il y a bien des années, pour en faire cadeau à Dausse. (…) Après avoir fait ce rêve, je ne pouvais pas me rendormir pendant des heures. C’était de bonheur. Et c’est pour te faire partager ces heures que je t’écris[1].

Dans son rêve, qui fut, à l’en croire, euphorique, Benjamin se dit ceci, en français donc : « Il s’agissait de changer en fichu une poésie. » Et il traduit : « Es handelte sich darum, aus einem Gedicht ein Halstuch zu machen. »

Du camp de concentration, Benjamin, qui est allemand, envoie une lettre à Gretel Adorno dans laquelle il utilise le mot français « fichu » qui signifie aussi bien « foulard » que « foutu, fini ». Benjamin remarque que ceci n’a de sens qu’en français. De la même façon le rêve et son interprétation ne font sens que dans cette langue. Jacques Derrida en fait une prémisse pour travailler sur le langage étranger et le langage des rêves : Benjamin ne peut raconter son rêve autrement qu’en français. Son rêve cherchait un langage pour être narré, pour trouver un sens. Un an après, Benjamin était fichu, mort ! Un rêve revient du futur et écrit celui-ci. Ainsi, ce n’est peut-être pas Benjamin qui écrit : il a été écrit par la langue étrangère.

L’air de l’exil : l’espace des possibles

Regardons de près quelles possibilités l’exil offre au poème et au poète. Oui, je étais d’accord avec vous jusque tout récemment, alors la poésie était exilée de la poésie. Toutefois, l’exil est le lieu de l’expérience et de nouveaux possibles poétiques - de la même manière nous sommes tous en exil. En premier lieu nous sommes exilés de la mère, puis écartés de la société et du langage, mais le tout dernier pourrait être un exil volontaire, et nous nous retrouvons sous différents climats, au milieu de nouvelles vies. Quand les poètes du risque partent en exil ils apportent de nouvelles expériences au poème. Des expériences devenues possibles de par la distance, de par cette nouvelle vie.

Voyons quelques exemples :

Avec une double langue s’entêter dès le collège

Seller un cheval pour se diriger vers le casino et peut-être ne

pas perdre du rôle que M. Zéro - jouera à la roulette

Collège, casino, roulette : il la y a un engrenage de collège, entêtement, rôle, roulette. De nouvelles atmosphères de vie créent de nouvelles vies pour le texte, la diction et bien sûr, pour la poésie. De nouvelles combinaisons, un langage nouveau et une imagination nouvelle : bienvenue à la vie en exil !  Le poète traduit l’expérience de l’exil dans l’expérience de la poésie.

Et

Avec des ourlets de complets qui tournent autour de la table

de Black Jack et ferraillent pour y rester.

Et

Depuis la table de Punto Blanco passer négligemment

Avec la machine à 50 pence tâtonner

L’exil est le langage de l’autre et ajoute du possible aux autres langages. Le poète implique tout en poésie. D’autres langages s’infiltrent entre ses lignes

Pour « win »

Si t'es un homme

Va à l'inverse de John Wayne

Pour que tu sois rentré « I'm lost »

La vie continue aussi en exil, mais nous en avons été témoins, bien souvent la vie en exil n’est pas venue dans la poésie. Les poètes du risque amènent des détails de l’expérience de l’exil dans leurs poèmes, renouvellent la figure du danger, de l’exil en tant qu’êtres bipolaires que la poésie d’après les années 90 avait chassés. La poésie d’après les années 90 est la poésie de l’après-dépolarisation.

Réfugié signifie rire puis pleurer et puis rire le jour et

emmener tout droit le jour à minuit et puis ramener au jour

et puis et puis et puis quoi encore ?!

Que tout était tellement noir et blanc que j'ai été politisé ?

Pourquoi ? Pour qui ?

L’atmosphère de la poésie de l’exil qui se fait jour dans Je vivais au dangereux propose une nouvelle esthétique de l‘exil, de la poésie pour la poésie de l’exil (hormis le fait que la poésie est toujours en exil). Cette esthétique multilingue, multidimensionnelle  requiert l’atmosphère du monde et la met au service de la poésie. La poésie n’est plus écrite pour la langue maternelle, mais avec le matériau de la langue maternelle. Vous rappelez-vous ? La langue maternelle est notre pays.

Ça ne me regarde plus va-t'en !

Ce Langeroud[2] des poètes boite beaucoup dans la rivière

Salut !

Déconstruction des structures folkloriques

Je vivais au dangereux appelle la problématique du folklore et de ses potentiels dans la poésie.

Quel folklore ? Celui qui prend de la distance avec lui-même, à la fois dans sa verbosité et dans sa répétitivité ; folklore dont la fabrique est démantelée dans le but de prendre forme dans de nouvelles structures.

Ici nous rencontrons non pas une nouvelle réitération de l’histoire ; mais son besoin de reconstruction. Par exemple, l’un des passages les plus esthétiques du volume est l’épisode dans lequel le prophète Moïse, sa canne et le Nil sont réunis :

Barque était une Demoiselle sur le Nil

Et avec tout ce qui ramait

N'atteignait pas Moïse

Dont la canne avait été reprise par Dieu

Dans plusieurs poèmes d’Abdolrezaei, une technique que nous appelons délibérément mésinterprétation, guide le lecteur vers une perception poétique instruite par une nouvelle compréhension. Le poète travaille constamment sur le dispositif de compréhension du lecteur.

Les comparaisons dans le poème glissent constamment vers leur contraire. Ici c’est la parole d’un Nil qui court dans le texte et raconte l’histoire d’un Moïse qui est peut-être en train de lire ce texte...

Peut-être que la raison essentielle de cette expression en arrière du mythe et du folklore est que le poète, intentionnellement, désire créer constamment de l’ordinaire à partir du sacré.

Les lèvres de Marie ses lisières

C'est dans la Bible

Qu'aucune lèvre ne les a jamais touchées

Et au moment de la faire

Dieu s'est rué vraiment

Il se peut que Jésus soit né de la baise qui sait

Et qu'il ait quitté la Terre que sais-je !

De la même manière :

La Pauvre ! C'était une Aïcha jalouse lorsqu'elle coucha

avec Mahomet

Avant de tendre la main vers la figue                   elle lut la Bible

Syncope dans la poésie

Et le poème se syncope. Soudain l’arrêt. Tu commences, tu écris, puis n’écris plus ! A présent tu t’arrêtes. Laisse le poème toujours ouvert. Et soudain, sans avertissement, tu le termines. Terminé ? Soit : tu termines le commencement et tu recommences, soit : tu crées une syncope mais sans sortir du poème ; tu débutes un autre poème dans le poème. Un instant est suffisant pour l’arrêt de toute chose, et un instant est suffisant pour commencer à nouveau toute chose.

Dans ces lignes :

Barque était une Demoiselle sur le Nil

Et avec tout ce qui ramait

N’atteignait pas Moïse

Dont la canne avait été reprise par Dieu

Qu’elle n’atteigne jamais !

Tu n’es pas en mesure d’écarter les rideaux

Et de parrainer un ciel qui a craché Dieu

Qu’elle n’atteigne jamais ! A cet instant, cet instant précis où un poème touche à sa fin un autre poème débute au beau milieu du poème originel. Comme s’il y avait des poèmes qui autorisent la présence de multiples autres poèmes dans leur ventre - la multiplicité du poème dans un poème unique. Ambiance et langage changent radicalement en un clin d’œil.

Comme dans le poème précédent ces syncopes se transforment en un autre poème. A travers les changements atmosphériques et au cœur des gouffres, un sorte de lecture blanche émerge.

Qu’est-ce qu’ils savent   combien de chevaux a-t-il ce hennissement qu’on a vendu pas cher et depuis qu’on l’a encadré a quitté l’écurie et en dehors du village... laisse tomber ! 

Il n’y a même pas de vent à la maison

Prépare un appétit debout

Viens me compléter

O la plus étroite des bouches carnivore

Sous la peau du Mal

En 2006 Jonathan Littell a écrit un roman intitulé Les bienveillantes. Ce roman est composé des mémoires d’un officier nazi racontées à la première personne du singulier. Ici, clairement, le romancier a pris un risque ; parce que jusqu’à maintenant, il était normal pour un auteur de défendre le droit et le symbole du bien, en prenant position contre le mauvais et le mal, en se cachant généralement derrière une persona probe.

Néanmoins il arrive que lorsque nous parlons du mal avec une certaine hauteur et en termes désobligeants, nous le condamnions ; il arrive aussi que nous nous mêlions au mal et nous nous abandonnions à lui et vice-versa. Nous délaissons notre peau et entrons dans une nouvelle. Cet autre n’est rien d’autre que le mal lui-même. Lorsque nous entrons dans cet autre, sommes-nous en train de l’approuver ? Ou désapprouver ? Ou restons-nous indifférents ? Supposons que nous restions indifférents. Nous entrons dans le mal pour mieux le désigner. Le lecteur poursuit le texte pour lui-même :

Nous étions trois frères

Un milicien

Le suivant front populaire

Le suivant encore qui était moi était un branleur

Il déclare Nous étions trois frères et à partir de là s’inclut dans le groupe et éloigne toute distance.

Il poursuit :

Un milicien

Le deuxième le suivant

Le suivant encore n'importe qui

Le « je » dont la présence était annoncée au début est n’importe qui que personne n’assume.

En bref socialiste veut dire milicien veut dire moi tout les trois un autre

Et dans le même registre :

Et il ne savait toujours pas que dans cette nuit des Samedis

qu'on fuyait le lendemain

On transforma de sa fille en femme de façon sanglante

Le poète parle d’une présence qui ose ne pas dire son nom. De fait il endosse la peau des trois ou d’un autre et écrit les trois et cela suffit. Le risque est que chacun peut dire : tu es soit l’un soit l’autre. La réponse du poète pourtant est donnée par avance : Je suis celui-ci, celui-là et l’autre. Je suis chacun des trois.