Résumés
Résumé
La science politique peine à voir dans le temps un objet digne d’étude pour sa discipline, et ce, en dépit du fait que nombre de phénomènes politiques sont inscrits dans la durée, voire dans une stratégie temporelle. De nombreuses disciplines du savoir ont étudié la question du temps : le plus proche de la science politique est la sociologie, qui l’a beaucoup travaillée. Les politistes aussi peuvent apporter quelque chose à la compréhension du temps, en y voyant, dans les phénomènes qu’ils étudient, un enjeu entre des acteurs engagés dans une compétition de pouvoir ou d’influence. S’il n’existe pas certainement une « perception occidentale » du temps, unique et qui n’ait pas varié dans les temps et dans l’espace, la culture chinoise traditionnelle a cependant insisté plus systématiquement que l’Occident sur la notion de moment opportun dans son approche du temps. De l’étude du sens profond du caractère 時 peut découler une incitation à voir le temps comme milieu d’action où l’acteur peut guetter le moment opportun pour agir, une approche qui peut être très féconde pour l’approche politique du temps.
Corps de l’article
La notion de temps, souvent qualifiée de première, concerne de nombreux domaines de la connaissance, autant la philosophie que les sciences exactes et les sciences humaines. Si la science politique ne s’y est pas souvent intéressée jusqu’à présent, à la différence notamment de la sociologie, il semble que les perspectives d’étude de ce facteur dans cette discipline soient très encourageantes, tant sont nombreux les faits politiques qui s’inscrivent dans des stratégies temporelles : une négociation entre un pouvoir exécutif et un pouvoir législatif, entre le centre et les pouvoirs décentralisés, entre un parti au pouvoir et son opposition, des stratégies électorales, la hiérarchisation des priorités dans le choix des politiques publiques, des débats sur la réduction de la durée d’un mandat électoral, l’établissement d’un calendrier de réformes institutionnelles, une guerre omni-directionnelle...
Nos recherches sur la géopolitique du détroit de Taiwan nous ont conduit à réaliser l’existence d’une multi-temporalité dans le conflit entre Pékin et Taipei : loin de ne jouer qu’en faveur d’un seul côté, le temps semble favoriser les deux bords en même temps dans des domaines différents (économie, ventes d’armes, médias internationaux...) et sur des temporalités différentes (temps court, temps long). Ceci conduit à mettre en doute la validité des jugements prédisant une unification de Taiwan à la Chine rendue inéluctable par le fait que le temps, est-il affirmé, jouerait inexorablement du côté de la Chine.
Nous nous sommes alors intéressés à la perception du temps en Chine, pour interroger l’un des préjugés occidentaux classiques sur une perception du temps particulière aux Chinois et la capacité de ces derniers à « penser » sur « le temps long », idée qu’une familiarité avec le terrain permet rapidement de contester. La question se posait alors en ces termes : la Chine attendrait-elle patiemment son heure ? Taiwan serait-elle condamnée irrémédiablement à retourner dans le giron chinois à plus ou moins long terme ?
Le questionnement de ce préjugé nous a alors amené à en nous interroger plus largement sur le catalogue d’idées reçues que les Occidentaux ont sur la vision chinoise du temps : celle-ci serait fondamentalement cyclique, les Chinois seraient particulièrement tournés vers le passé, leur historiographie serait désespérément limitée à une simple chronographie et une compilation d’annales.
C’est ce questionnement, et la recherche qui en a découlé, qui nous a permis de comprendre qu’ont existé des particularités culturelles dans la perception chinoise du temps, plus qu’une « vision chinoise du temps » à proprement parler, qui aurait été homogène dans le temps et sur l’espace, et propre à la Chine sans trouver d’équivalent en Occident. Il existe en fait des visions chinoises du temps, dont les divers éléments peuvent se retrouver dans les visions occidentales du temps, mais dont un élément particulièrement saillant semble il est vrai avoir été plus marqué qu’en Occident.
Cette particularité, la perception du temps comme un « milieu d’action » dans lequel doit être observé un « moment opportun » propice à la décision d’agir, nous introduit à ce que pourrait être une analyse propre à la science politique du facteur temps : un enjeu entre des acteurs engagés dans une compétition de pouvoir et d’influence, et qui, quand ils en ont conscience, prennent en considération de manière variée l’écheveau temporel de la stratégie et de l’action.
L’angle prométhéen des politistes
Les sociologues ont une antériorité certaine sur les politistes en termes d’analyse du temps. Par le biais de la sociologie politique, et notamment dans leur travail sur la négociation, ils ont amorcé une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler la tentative d’appropriation du temps par les acteurs. Les politistes peuvent tenter de systématiser cette approche en développant l’analyse de la tension prométhéenne - s’approprier le temps - du regard humain sur le temps. Ceci, notamment dans une situation d’hyper-politique : la guerre, avec l’espoir que, révélés et caractérisés dans ce contexte paroxystique d’une situation-limite, la nature et le fonctionnement politique du temps soient ensuite plus facilement discernables dans des contextes qui font l’ordinaire de l’étude de la politique intérieure des nations.
La réticence des politistes à s’aventurer sur ce chemin incite le philosophe Jean-Paul Jouary à plaider pour une « réinsertion du temps dans la théorie politique » (Jouary, 1994 : 61) ; point de vue que ne renie pas Paul Ricœur dans sa trilogie sur le temps (Ricoeur, 1983-1985). Juan Linz, dans un travail récent, donne une confirmation de cette timidité face au concept : tout en étudiant le facteur temps dans la démocratie et dans la transition politique, il constate et déplore cette discrétion de la littérature en science politique sur la question du temps (Linz, 1999).
Si les politistes ont leur place dans la réflexion sur le temps, c’est que les faits qu’ils étudient sont souvent inscrits dans une séquence temporelle particulièrement signifiante en elle-même. Prenons quatre exemples.
Le premier, l’impact électoral d’une baisse d’impôts. Pour être maximisé, il impose, au-delà de l’effet d’annonce, le choix d’un calendrier approprié pour être effectivement mis en œuvre avant l’élection suivante.
Second exemple, la modification de l’équilibre stratégique dans le détroit de Taiwan suivant l’achat par la Chine d’un porte-avion russe. Elle ne peut-être perçue à sa juste valeur que par l’étude du temps qu’il faut pour son acquisition, puis pour sa mise en service, enfin pour sa maîtrise technologique par les forces armées chinoises.
Troisième exemple, la guerre des nerfs entre un Président et les grévistes du pétrole ou des impôts au Venezuela. Elle révèle les forces en présence autour d’un canevas temporel : le temps que chacune des parties peut tenir est un excellent indicateur de ses forces, de ses capacités de mobilisation et de ses ressources financières dans le conflit, même si ce qu’il reflète vraiment est brouillé par un jeu d’apparences.
Quatrième exemple, la dernière stratégie de Saddam Hussein à l’automne 2002 et au printemps 2003, avant la guerre qui balaya son régime : de « jouer avec le temps » par une attitude ambiguë mêlant déclarations rassurantes et refus de coopérer avec les inspecteurs de l’ONU, avec un espoir peut-être, bien naïf si c’était le cas, de voir la détermination américaine s’émousser[1] ; réponse élémentaire du faible au fort, que les stratèges chinois ont depuis longtemps décrite.
Dans ces quatre exemples, la problématique apparaît clairement liée au facteur temps, et elle est très « politique » ; les politistes peuvent donc eux aussi certainement faire valoir leur point de vue, et utiliser leurs méthodes pour contribuer à une étude de la nature, du rôle et de la perception par les acteurs du facteur temps.
Une littérature en science politique sur le temps a d’ailleurs commencé à se développer, notamment avec la théorie démocratique et la « transitologie » (Philippe Schmitter), même si elle reste peu fournie. La théorie démocratique ne peut faire l’impasse sur le temps, tant la démocratie est limitée par des contraintes de nature temporelle : élections régulières et mandats représentatifs à durée limitée, vote de budgets annuels, temps de parole aux chambres ou dans les médias... Juan Linz écrit ainsi : « The pro-tempore character of democracyis one of the essential defining elements that allows us to distinguish most democracies from other types of regime » (Linz, 1998 : 20). Comme le notent par exemple Javier Santiso et Andreas Schedler, « time in its manifold manifestations represent a pervasive factor in political life » et l’on peut voir sa trace dans des domaines très variés ; eux-mêmes donnent les exemples suivants : « the time budgets and time conceptions of political actors, the formulation and implementation of electoral programs, the weight of uncertaintly in macro-economic decision-making, (…) the evolution of political institutions... » (Schedler et Santiso, 1998 : 5-7). Quant à la transitologie et l’analyse des événements révolutionnaires, ce sont des approches de choix dans l’étude du temps politique, puisque les bouleversements politiques et institutionnels rapides donnent à leurs témoins l’impression d’un temps qui s’accélère, et à ses acteurs l’envie de s’approprier ce temps qui (se) précipite. Renée David, par exemple, lit l’action de Lamartine en 1848 comme une tentative de « maîtrise du temps politique[2]. » Plus près de nous, les cas de transition politique étudiés par Juan Linz mettent en évidence le poids du passé dans les transitions vers la démocratie.
On peut par exemple étudier et apprécier le temps mis par Taiwan pour passer sans guerre civile et en douceur de la dictature à la démocratie, dans un processus initié en 1987, et presqu’achevé aujourd’hui, soit un temps très court, pendant lequel cependant une infinité de mythes politiques, de dispositions juridiques, de rapports de forces, d’idéologies et de symboles nationaux les plus variés ont été renversés, alors même que les réformateurs restaient extrêmement influents dans les cercles variés du pouvoir. Les progressistes comme les conservateurs, pendant le processus, ont tous trouvé le temps long, les premiers parce qu’ils trouvaient que les réformes n’allaient pas assez vite, les seconds parce qu’ils n’en finissaient pas de perdre leur pouvoir. Or leur perception du temps aurait, de nombreuses fois, faire dérailler le processus. Et pourtant, si la transitologie s’est largement intéressée à Taiwan, nul auteur n’a pris le temps en considération dans l’analyse de la transition taiwanaise, comme si ce facteur était d’ordre psychologique uniquement, et qu’en tant que tel, il n’avait pas droit de cité en science politique. Les auteurs précités, Santiso et Schedler, reconnaissent d’ailleurs au sujet de cette dernière, comme Roger Sue l’avait fait pour la sociologie, que « As a rule, reflections on politics and time have remained unsystematic, implicit, and disperse, and our theoretical insights, conceptual tools, and empirical knowledge have remained severely limited » (Schedler et Santiso, 1998 : 5).
Jusqu’aux analyses fournies par les quelques très rares politistes spécialistes de théorie démocratique et s’intéressant au temps, les travaux qui ont touché au temps politique, de Max Weber (Le savant et le politique) à l’American Ethnology Society (The politics of Time) en passant par Charles S. Maier (Changing Boundaries of the Political), avaient avant tout une lecture historique, philosophique, ou anthropologique des relations entre temps et politique, et non pas une lecture proprement politique au sens où nous le proposons : l’étude du temps comme enjeu entre des acteurs engagés dans une relation de pouvoir. Et nous sommes encouragés dans cette voie par l’« invitation » de Schedler et Santiso, qui appellent à une recherche dans ce domaine. Pour eux : « All constitutive elements of political timetables-duration, tempo, timing, sequencing, and rythm-are susceptible to strategic calculation and variation. They all represent key variables in everyday struggles for power and policies » (Ibidem : 10) et c’est vers là que doit progresser la recherche en science politique sur le temps. Il est dommage qu’ils ne prennent aucun exemple tiré du domaine des relations internationales, et qu’ils n’étendent pas leur vision à d’autres domaines que la théorie démocratique : or les applications possibles en science politique d’un travail sur le temps sont probablement bien plus nombreuses. Cette invitation n’en demeure pas moins très stimulante : leur vision d’un temps au centre de conflits de pouvoir est la direction fondamentale dans laquelle les politistes peuvent poursuivre.
Dans l’étude des relations internationales, la question du temps attire il est vrai régulièrement l’attention, la guerre et le conflit faisant une large place à l’enjeu du temps. Pourtant, on connaît peu d’ouvrages, dans l’étude des relations internationales, isolant le facteur temps pour opérer sur lui une réflexion répondant aux questions essentielles suivantes : quelle est la nature politique de ce facteur ? Quels rôles joue-t-il ? Peut-il jouer de plusieurs côtés à la fois dans un conflit ? Comment analyser les dilemmes qu’il provoque ? Les acteurs en font-ils une utilisation consciente ? Est-il totalement maîtrisable par les parties ? Aucune de ces questions ne trouve actuellement de réponse satisfaisante.
Bien qu’il ne soit pas internationaliste, mais plutôt philosophe et urbaniste, le travail de Paul Virilio sur la guerre aborde de front la question du temps et de l’information. Son concept de « dromocratie » (le pouvoir de la vitesse) s’apparente à l’idée que la maîtrise du temps est source de pouvoir politique (Virilio : 1977). De son côté, la démarche non moins originale de Zaki Laïdi, un internationaliste cette fois, l’a conduit à l’étude du temps dans la politique internationale et l’évolution globale du monde, « le temps mondial » (Laïdi : 1997). Ses travaux n’abordent cependant pas tout à fait la même problématique que celle par laquelle nous avons commencé notre cheminement : ils présentent l’idée d’un moment fédérateur ; la problématique taiwanaise nous introduit à l’idée d’une multi-temporalité stratégique. Le sinologue Jean-Luc Domenach replaçait, de son côté, la question du temps au centre de la crise vécue par les Asiatiques en 1997 et 1998, en notant l’obsession de la vitesse dans des régimes et des sociétés qui perdent alors le contrôle de leur économie (Domenach, 1998 : 314-315)[3].
Mais le travail le plus proche de cette problématique semble être celui de Pierre Grosser, Les temps de la Guerre Froide (1995), qui analyse de manière explicite la multi-temporalité de l’opposition Est-Ouest, en montrant que le facteur temps a plusieurs longueurs d’action, comme les ondes qui se propagent ont plusieurs longueurs de fréquence ; et qu’il faut bien le comprendre pour saisir les différents temps politiques travaillant durant la guerre froide. Mais le temps est pour lui un cadre d’analyse ; il n’est pas un objet d’étude en soi. Si nous trouvons dans son travail la confirmation de l’utilité d’une méthode d’analyse conduisant à distinguer des longueurs de temps différentes, la voie est toujours vierge en matière d’étude du facteur lui-même, comme trame de conflit et comme enjeu entre acteurs.
À en croire Roger Sue, la recherche sur le temps est pourtant fondamentale, en ce que l’histoire des sciences nous enseignerait « que la représentation de la temporalité a une fonction « paradigmatique » pour chaque science. Et qu’il n’est pas de grande révolution scientifique, à commencer par la révolution copernicienne, qui ne s’accompagne d’une transformation de cette représentation[4]. Toute révolution scientifique est autant une révolution du temps qu’une révolution dans le temps »(Sue, 1994 : 25). En ce sens, l’étude du temps produit par chaque science serait « un excellent "guide" épistémologique des mutations scientifiques » (ibidem). Il est vrai que les sociologues du Time Ecology Project semblent souhaiter une adoption du critère temporel dans toute la démarche sociologique, et que l’on peut souhaiter à notre tour la même chose pour les études politiques : le temps, comme l’identité, nous entourant de façon pénétrante, il est tentant de chercher à savoir si son étude ne pourrait pas apporter aux études politiques des perspectives, voire des méthodes, radicalement nouvelles - sans pour autant imaginer mettre le temps partout.
Milieu d’action et moment opportun dans la perception chinoise du temps
L’idée d’une perception particulière du temps en Chine est ancienne, et a donné lieu à quantité d’interprétations culturalistes souvent contestées. En 1934, Marcel Granet publiait son célèbre La pensée chinoise, dans lequel il construit un modèle idéal, qui n’a sans doute jamais existé sur une durée et un espace continu et homogène. Reconnaissant que la perception chinoise était « plus que du pragmatique » (la simple observation des saisons) mais n’était pas encore de l’abstrait, il présentait le temps comme étant vécu par les Chinois comme un « faisceau d’emblèmes solidaires ». Le temps, ainsi, aurait été compartimentalisé, chaque séquence étant pourvue d’une identité spaciale (un orient) à laquelle s’ajoute ce faisceau de symboles : géographiques, dynastiques, de couleurs, voire de musique, etc... (Granet, 1988 : 77-99). Sa présentation du temps comme indissociable des autres symboles auxquels il est lié est aujourd’hui plus perçu comme une construction idéale qu’une réalité vécue comme telle par des Chinois, à une époque d’ailleurs indéterminée par Granet.
Comme l’a montré, récemment, une étude aussi courte que saisissante d’Achim Mittag sur la conscience historique et la perception du temps chez les Chinois, le nombre d’exagérations que des écrits culturalistes ont pu produire sur une prétendue vision chinoise du temps est significatif (Mittag, 1998 : 47-76). L’idée principale souvent avancée est que les Chinois auraient une « vision cyclique » du temps, telle que, par exemple, manifestée par leur propension à chercher dans l’histoire des réponses toutes faites aux questions présentes, ou plus simplement, leur adoption très tardive (fin du 19e siècle) d’un calendrier (au demeurant celui de l’ère chrétienne) qui compte les années de façon linéaire à partir d’une année 0, et non plus de façon dynastique[5]. Si le phénomène constaté est très probablement vrai, la conclusion ne l’est pas du tout. Les astronomes chinois, par exemple, avaient déjà conceptualisé l’existence et l’historicité de l’univers, postulant d’ailleurs que plusieurs univers pourraient se succéder sur un temps extraordinairement long, idée qui imprègne la philosophie bouddhiste, qui a fortement influencé la Chine. Le mathématicien et astronome Wang Xishan, au XVIIe siècle, comptait déjà l’âge de notre univers en milliards d’années, indique Jean-Claude Martzloff (1997) et ce bien longtemps avant que l’Occident chrétien ne sorte (fort tard, au demeurant : après les Lumières) d’une conception biblique d’un temps du royaume terrestre enserré entre la Création du monde, quelques cinq mille ans avant la naissance du Christ, et le Jugement Dernier, rappelle Jacques Gernet (1994).
En fait, il existe dans la culture chinoise des éléments permettant de conclure à une vision cyclique du temps, et d’autres permettant de conclure à une vision linéaire du temps. C’est la même pluralité que l’on retrouve dans la culture occidentale, et, pour conclure sur une éventuelle opposition entre la vision chinoise et la vision occidentale du temps, il nous semble possible d’affirmer que chacune des deux civilisations a nourri des approches différentes du temps et que l’on peut parler « des perceptions » du temps en Chine et « des perceptions » du temps en Occident.
Pour autant, ce serait une erreur d’abandonner l’idée que l’étude de la perception et du vécu du temps en Chine ne puisse nous apporter quoi que ce soit dans notre compréhension du temps que nous ne voyons pas nécessairement en Occident. Il y a sans doute, précisément, une approche « prométhéenne » du temps dans la culture chinoise.
Il est intéressant de noter que le caractère 時 (shi) employé pour désigner aujourd’hui l’idée de temps n’exprime une idée semblable à la nôtre que dans son acception contemporaine. Traditionnellement, il exprime bien plutôt l’idée d’un moment opportun à saisir pour agir. Aujourd’hui, associé au caractère 間 (l’intervalle), le caractère 時 signifie alors le temps, au sens de la durée (時間). C’est ainsi qu’on exprime « le temps » en chinois moderne. Mais si l’on revient au caractère singulier, et que l’on cherche son sens originel, nous retrouvons son essence. Le Grand dictionaire Ricci de la langue chinoise définit le sens de 時 comme l’opportunité qui discerne la qualité du moment ou de la période, saisit son côté favorable ou défavorable, propice ou non, en surveillant les signes des mutations et des renversements de la tendance[6]. Nous avons là une indication claire d’une surveillance du temps qui passe, pour déceler le moment opportun, moment où il faut agir pour profiter de la tendance favorable. Voici donc ce qu’exprime en chinois le caractère le plus proche de notre idée de temps. Nous y décelons déjà l’idée du temps comme enjeu.
Ce sens est plus encore clair si l’on se réfère à la graphie antique du caractère :
Le grand dictionnaire chinois de Kangxi (1716)[7], le Grand Ricci, le Grammata Serica Recensa, et le Dictionary of Early Zhou Chinese, dictionnaires de référence pour le chinois classique, attestent tous de la graphie ancienne du caractère 時 montrant une main, ou peut-être même deux, tendues(s) vers le soleil, graphie que l’on peut interpréter comme l’idée d’une tentative d’appropriation du temps dans une culture paysanne où les rythmes naturels avaient une importance cardinale.
Cette interprétation peut trouver une confirmation dans ce vieux sens du temps à surveiller, pour discerner le moment opportun favorable à l’action, que le chinois moderne a conservé dans quelques rares mots comprenant le caractère 時 utilisé dans ce sens. Le plus courant est 時機, qui désigne le « moment opportun », ou favorable, pour agir, distinct de l’idée de l’« occasion », indiquant l’idée d’opportunité (au sens français du terme, non de l’anglicisme). [8] Plus rare, on trouve aussi 時雨, la « pluie opportune », métaphore de l’éducation. Ce sont là les deux dernières occurences en chinois moderne, nous semble-t-il, du sens ancien de 時, mais l’importance passée de cette perception du temps reste attestée dans un principe philosophique chinois qui s’exprimait par les caractères du « moment opportun » et celui du « milieu » : 時中, une expression traduisant l’art de s’adapter à la variabilité des circonstances (時, on l’a vu, désigne les mutations de la tendance), sans jamais se départir d’un ancrage au centre (中, le milieu, la centralité confucéenne) : principe de sagesse et clé de survie dans un monde troublé. Il est sans doute regrettable que les Chinois ne comprennent plus ce mot aujourd’hui, mais le fait que ces deux caractères aient eu, dans le passé, un tel sens, atteste de l’existence d’une approche du temps en termes de moment opportun et non d’abstraction, qui a caractérisé la culture chinoise, et combien cette perception nous approche d’une vision du temps comme enjeu, dans la mesure où elle présente le temps comme devant être surveillé, guetté, pour être enfin utilisé.
Se pose alors la question de savoir si cet héritage persiste dans les schémas mentaux des Chinois d’aujourd’hui, quand bien-même ils ne sauraient plus le sens de ces expressions, et particulièrement chez les décideurs politiques et les stratèges militaires. Pour les militaires chinois par exemple, l’importance du facteur temps est claire, comme le montre un manuel remarqué de stratégie publié en 1999 par deux colonels de l’armée de l’air, Une guerre au-delà des limites (超限戰), pour lesquels le temps est une dimension fondamentale de la guerre omni-dimentionnelle qu’ils préconisent comme fondement de pensée stratégique pour leur pays.[9] Prendre le temps en considération est certes d’un réflexe naturel chez un stratège, mais la façon dont ceux-là présentent l’idée d’un « axe du temps » et calculent, grâce au nombre d’or, le moment opportun (le mot est employé) pour la victoire, ne laisse aucun doute sur l’existence d’une pensée sur le temps qui rejoint la présentation qu’on vient d’en faire, quelle qu’en soit sa valeur scientifique. Cet ouvrage décrit précisément ce que pourrait bien être la future stratégie de la Chine face à Taiwan : une guerre multi-directionnelle dans laquelle les opérations militaires, si elles ont lieu, ne seront qu’un élément parmi d’autres ; comme par exemple l’envoi de bombes logiques qui paralyseront les systèmes électroniques de défense et l’organisation informatique gouvernementale de l’île, déplaçant la guerre d’un terrain militaire classique à celui d’un conflit électronique nanométrique à l’échelle de la nanoseconde. Les signes d’une telle guerre ne sont plus de l’ordre de la fiction, des attaques informatiques chinoises ayant déjà été lancées en masse contre les sites du parlement taiwanais et d’autres instances gouvernementales, ayant une probable valeur de test.
Conclusion
Si le temps n’est pas une catégorie immanente, qu’il est un construit social et le résultat d’une perception illusoire de nos sens, on ne peut voir ce dernier comme un acteur ; mais il semble possible de l’analyser politiquement comme un facteur. Il n’est pas, dans le cas d’étude sino-taiwanais, le grand ordonnateur secret d’un conflit dans l’impasse depuis soixante ans, et si personne n’a jamais pu se l’approprier, c’est sans doute simplement par ce qu’en tant que tel, il n’existe pas. Si l’on pousse la réflexion un peu plus loin, nous pouvons dire que si le temps échappe aux acteurs, ce n’est pas parce qu’il serait un acteur autonome, une sorte de « grand malin » se jouant de qui veut se jouer de lui, mais tout simplement parce que chaque acteur est lui-même face à une multitude d’autres acteurs engagés directement ou indirectement dans le conflit en question, et que chaque acteur inscrit sa stratégie dans le court terme, le moyen terme, le long terme, ou plusieurs temporalités à la fois, ce qui ne manque pas d’influencer la stratégie temporelle de autres et rend illusoire la maîtrise du temps par un seul.
On peut se poser la question de savoir si, au fond, il est utile d’étudier le facteur temps en science politique, dans la mesure où aucun acteur ne peut s’approprier ce dernier totalement, et si, fondamentalement, le temps est une illusion. Et pourtant, ne serait-ce que par ce que ces perceptions et ces constructions font sens socialement, elles sont dignes d’étude.
Si l’on tente de tenir compte à la fois de l’illusion du temps et du moyen qu’il est, en tant que construit social, pour servir une fin, on peut peut analyser le temps politique comme un lieu imaginaire où se jouent des enjeux néanmoins réels, comme une trame d’action, et, finalement, comme un enjeu lui-même quand les acteurs se prennent au jeu. C’est de manière en partie consciente, en partie inconsciente, et de façon en partie réfléchie et en partie naïve, que ces acteurs essaient de s’approprier le temps.
Mais étudier le temps en politique devrait supposer à la fois de donner au temps toute sa place, et de ne lui donner que sa place : « Accélération du temps », « assimilation de l’espace par le temps », « présent se comptant en nanosecondes »... les références ne manquent pas, chez les plus grands analystes, qui montrent que leurs auteurs risquent de tomber dans le « panneau du temps », confondant le concept de la vitesse et celui du temps. Ils oublient peut-être que Chronos est une invention : « Le temps, finalement, c’est ce qu’indiquent les horloges », concluait élégamment Einstein. Quand Paul Virilio (d)énonce la « dromocratie », cette vitesse qui entraîne « l’anéantissement du temps » (1977) il laisse entendre que le temps-mesure s’est incarné en dimension réelle, mais en voie de disparition, de notre existence. Dans le monde post-moderne, nous sommes effectivement tous toujours plus occupés ; mais ce n’est pas le temps qui s’accélère, mais simplement la quantité des tâches qu’il nous faut accomplir dans le même laps de temps qui s’accroît démesurément. Et quand les temps de trajet se réduisent, ce n’est pas « l’espace qui est assimilé par le temps », mais simplement les moyens de transports qui sont rendus beaucoup plus rapides...
Ces facilités de langage expriment des sensations bien réelles et des perceptions qui ont un sens social, et qui appellent en ce sens des études sociologiques. Mais elles risquent de figer l’analyse, et de l’orientent vers des voies qui, après des développements intellectuels intéressants, pourront se révéler des impasses. La sociologie du temps ne dépasse pas, en fait, la description des manifestations et l’impact social du temps : le temps qui se morcèle ; et le temps qui se réduit ou s’accélère.
La science politique, avec une nouvelle approche, et en s’aidant de ces contributions, pourrait renouveler l’étude du temps dans les sciences sociales et féconder à son tour les disciplines qui l’ont, sur ce point, fécondée. Peut-être est-ce là un rôle naturel pour elle, dans la mesure l’invention du temps, que les anthropologues font remonter à la rythmisation de la vie dans la nuit ancestrale de l’histoire humaine par les premières célébrations religieuses, fut peut-être un acte éminemment politique : la création d’un outil au service des prêtres pour établir leur pouvoir sur les hommes et réguler les premières sociétés.
Parties annexes
Notes
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[1]
Et à en juger l’onde de choc sur le camp occidental de l’affaire irakienne, S. Hussein n’avait pas totalement perdu. Comme le notait en mars 2003 le journal Gazeta Wyborcza, « Saddam a gagné la première bataille. Il a divisé l’Europe en morceaux, fait des vagues, et agrandi la faille transatlantique ». On se rapelle les conséquences en chaîne de la mésentente européenne sur l’affaire irakienne, couplée aux divergences transatlantiques.
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[2]
« La précipitation est la marque évidente de tout événement révolutionnaire. Celui de février 1848 n’échappe pas à la rapidité et à l’intensité de son cours, auxquelles répondent les décisions des acteurs, qui à leur tour infléchissent la cadence. Loin que celle-ci soit régulière, des rythmes divers et contrastés la perturbent. Comment les maîtriser, raccourcir les uns, prolonger les autres ? En quel sens endiguer ce flot turbulent et comment se l’approprier par la pensée et par l’action ? ». David. Lamartine. La politique et l’histoire, 1993, p. 38.
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[3]
« Si rétablir la primauté de la politique implique à la fois doute et prévision, c’est que la pratique asiatique du temps et de l’espace doit être mise en examen. (…) C’est vrai que l’Asie n’a cessé de foncer depuis deux décennies au moins. Cette capacité de vitesse, comme la rapidité de ses adaptations, sont des explications importantes du triomphe économique (…). Mais lorsque la voie se fait sinueuse, il faut aussi prévoir et réfléchir (…). Or la cohésion des sociétés et la collusion de leurs élites font de beaucoup de pays de la zone des blocs compacts, ou plutôt des bolides lancés à pleine vitesse. Impossible, pour eux, de céder la place à un véhicule plus prudent : il n’y en a pas. Rétrogader ? Le chauffeur s’est enivré et les passagers exigent la vitesse. »
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[4]
Selon Th. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1983, cité par Laïdi.
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[5]
Par exemple la « vingt-et-unième année du règne de Guangxü » correspondant à 1895.
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[6]
Ricci, vol. V, p. 334, caractère n° 9753.
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[7]
Il s’agit du plus grand dictionnaire du chinois classique, réalisé à la demande de l’Empereur Kangxi (1662-1723) qui recensait plus de 47.000 caractères, en comptant les formes ayant cessé d’être utilisées et tous les barbarismes de graphie.
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[8]
Qui n’est pas "l’occasion" (機會), au sens distinct. Par exemple, 現在不是時機去那邊 (Ce n’est pas le moment d’aller là-bas maintenant), distinct de, par exemple, 現在沒有機會去那邊 ([Je] n’ai pas l’occasion d’aller là-bas en ce moment).
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[9]
Qiao Liang et Wang Xiangsui. Traduction française : La guerre hors-limites, Payot et Rivages, 2003.
Bibliographie des ouvrages et articles cités
- DAVID, Renée. Lamartine. La politique et l’histoire. Paris : Imprimerie nationale, 1993.
- DOMENACH, Jean-Luc. L’Asie en danger. Paris : Fayard, 1998.
- GERNET, Jacques. L’intelligence de la Chine, le social et le mental. Paris : Gallimard, 1994.
- GRANET, Marcel. La pensée chinoise. Paris : Albin Michel, 1988.
- GROSSER, Pierre. Les temps de la guerre froide : réflexions sur l’histoire de la guerre froide et sur les causes de sa fin. Bruxelles : Complexe, 1995.
- JOUARY, Jean-Paul. L’art de prendre son temps. Essai de philosophie politique. Paris : le temps des cerises, 1996.
- KUHN, Thomas. La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion, 1972.
- LAÏDI, Zaki. Le Temps mondial. Bruxelles : Complexe, 1997.
- LINZ, Juan. « Democracy’s Time Constraints », in International Political Science Review, 1998, vol. 19 (1), 19-37.
- LINZ, « Time and Regime Change », in Italia Politica, 1999, vol. 1 (1).
- MITTAG, « Historical Consciousness in China : Some Notes on Six Theses on Chinese Historiography and Historical Thoughts », in van der Velde, Paul, et McKay, Alex, ed., New developments in Chinese Studies. Leiden : Kegan Paul International, 1998.
- MARTZLOFF, Jean-Claude. A History of Chinese Mathematics. Heidelberg : Springer, 1997.
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