Résumés
Résumé
Le totalitarisme nous interroge, parce qu’il met en question la croyance au progrès qui a animé toute la modernité. Mais l’a-t-on pensé avec justesse quand on l’a compris comme la résurgence, bientôt dépassée, de la barbarie dans le processus de civilisation ? Ne doit-on pas au contraire y voir « le règne de l’inhumain », qui remet en cause de manière radicale nos catégories morales et politiques, parce qu’il rend concevable que l’histoire puisse ne pas être orientée vers le triomphe du droit, de la démocratie et de la liberté et que l’inégalité, l’abandon du droit et la servitude volontaire soient des possibilités inscrites dans notre modernité ?
Mots-clés :
- Totalitarisme,
- Camps de concentration,
- La Loi,
- Mal absolu,
- Arendt,
- Orwell
Abstract
Totalitarianism questions us because it challenges the belief in progress that has driven modernity. Do we conceive of it with relevance when we understand it as the soon outdated resurgence of barbarism in the process of civilization ? Instead, shouldn’t we rather understand it as “the reign of inhumanity” which radically questions our moral and political categories as the fact that history may not head for the triumph of law, democracy and liberty and that inequality, the giving up of law and voluntary servitude may be part of our modern world would then become conceivable ?
Corps de l’article
La rencontre avec les systèmes totalitaires est toujours un choc. Mais ce choc ne repose pas sur la violence meurtrière des guerres, ni sur des massacres, des oppressions dont l’histoire nous montrerait de multiples autres exemples. Le totalitarisme a partie liée avec les deux guerres mondiales, qui font du 20e siècle un mixte indécidable de civilisation et de barbarie, il plonge ses racines dans la première et jette les peuples dans une violence sans précédent avec la seconde.
La Première Guerre mondiale peut être qualifiée de « première guerre totale ». L’écrasement de l’ennemi est en effet devenu, sur le champ de bataille, un objectif exclusif, l’économie des sociétés étant engagée intégralement dans l’effort de guerre. Patočka y a vu un « événement en quelque sorte cosmique »[1], la « chute profonde [du siècle] dans la guerre », la fin de toutes les « valeurs du jour » (la vie, la paix, l’utilité). Mais, pour profonde, traumatisante et inaugurale qu’elle fut, la Première Guerre n’engagea pas totalement l’existence. Au contraire, avec la Seconde Guerre, les sociétés allemande et soviétique furent jetées intégralement dans la lutte, ni la vie familiale, ni la vie intellectuelle, ni la vie professionnelle ne furent préservées. Et aucun lien entre les hommes, les sociétés ou les États, ne parvint à limiter la guerre qui opposait les systèmes totalitaires.
La fin du sens commun et de l’action
Ce qui domine le totalitarisme, c’est le refus de ce qui est seul capable de faire tenir le monde, à savoir le « sens commun ». C’est ce rejet qui a précipité l’histoire dans la guerre. Le « sens commun » est présenté par Arendt comme ce qui fournit à la pensée une connaissance immédiate de la réalité du réel.[2] Il reconnaît l’existence de la vérité, la validité de l’expérience, l’utilité du dialogue, la nécessité de la solidarité. Le totalitarisme leur substitue la fiction de l’idéologie, la manipulation par la propagande, la répétition du slogan, la violence libérée des obstacles de la pitié ou du scrupule, présentés comme des faiblesses sans objet.
C’est l’idéologie qui commande le rapport à la réalité dans les régimes totalitaires. Mais on n’a plus affaire à une idéologie au sens marxiste du terme, à un système de légitimation et de dissimulation. Le totalitarisme écarte l’expérience où la pensée rencontre le réel, au profit d’une idée qui dicte sa logique à la réalité. Arendt parle ainsi de « la logique d’une idée ».[3] Et Orwell écrit, en une intuition géniale : « Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. »[4]
Ce qui permet ainsi de bafouer le sens commun, c’est que le totalitarisme s’en prend aux racines des relations humaines. Il ne conteste ni ne détruit seulement le monde ancien, mais il fait disparaître le monde lui-même, au profit d’une existence qui ignore l’autre et le sens, et donc au profit de l’inhumanité. Il réalise ce qu’Arendt appelle la « désolation », c’est-à-dire l’absence de relations, même privées. Le totalitarisme condamne les hommes à la séparation absolue du même et de l’autre, laquelle leur interdit d’être reconnus dans leur altérité : soit ils sont considérés comme absolument autres, les ennemis du Bien qu’il faut éliminer, soit ils sont confondus, dans la masse, avec tous les autres. « Aux barrières et aux voies de communication entre les hommes individuels, [la terreur totale] substitue un lien de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques. »[5] Il ne s’agit sans aucune doute que d’une tendance, parce que l’individualité ne disparaît pas si facilement, mais cette tendance traduit l’horizon de l’organisation dans les systèmes totalitaires.
Arendt confirme la disparition sans précédent des relations humaines dans le totalitarisme, en montrant que l’action y est devenue impossible. Agir consiste à entreprendre du neuf et à manifester sa singularité. Sans l’action, les hommes ne se distinguent pas les uns des autres et s’ignorent en tant que tels. La vie est alors « littéralement morte au monde », « ce n’est plus une vie humaine, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes ».[6] Cette impossibilité de l’action dans le totalitarisme est patente. En effet, comment parler de choix quand l’innocent est aussi sûrement, voire plus sûrement persécuté que l’opposant, quand la résistance est non seulement faible mais frappée d’impuissance par son incapacité à s’organiser, à se faire connaître et reconnaître ?Comment parler d’action, quand l’alternative du bien et du mal disparaît et que des choix contraires conduisent au même résultat ? Ainsi dans l’exemple de cette mère grecque « que les nazis laissèrent libre de choisir parmi ses trois enfants lequel devait être tué ».[7]
Dans le totalitarisme, les individus ne sont pas des acteurs, mais de simples figurants de l’histoire. L’idéologie totalitaire n’a ainsi pas pour but d’orienter l’action des individus, elle définit des lois supra-humaines qui écartent toute contingence et soumettent les hommes aux intérêts changeants de l’exercice du pouvoir. L’humanité de l’homme, sa spontanéité, ce qu’il tire de lui-même, sont de ce fait les ennemis du totalitarisme. L’individu est destiné à jouer seulement le rôle du bourreau ou de la victime ou les deux (cas des procès soviétiques).
Le mal absolu
Le choc du totalitarisme, c’est celui que suscite en nous l’évidence : avec les systèmes totalitaires, est apparu un mal sans précédent, un mal sans limites. Ce choc est pareil à celui que produit l’existence des bombes atomiques comme possibilité pour des politiques, préoccupés d’idéologie, d’ignorer que l’humanité s’impose comme un principe inconditionnel aux pouvoirs modernes doués d’une puissance sans précédent. Arendt fait le rapprochement :
« C’est l’apparition d’un mal radical, inconnu de nous auparavant. […] Ici, il n’y pas de critères ni politiques ni historiques, ni simplement moraux, mais tout au plus la prise de conscience qu’il y a peut-être dans la politique moderne quelque chose qui n’aurait jamais dû se trouver dans la politique au sens usuel du terme, à savoir le tout ou rien - tout, c’est-à-dire une infinité indéterminée de formes de la communauté humaine ; ou rien, dans la mesure où une victoire du système concentrationnaire signifierait la même inexorable condamnation pour les êtres humains que l’usage de la bombe à hydrogène pour la race humaine ».[8]
Mais, dans le cas du totalitarisme, ce n’est pas « seulement » la survie de l’humanité qui est en jeu. C’est la pérennité du monde, lequel relie les hommes parce qu’ils se reconnaissent en tant qu’hommes, malgré leurs différences. Le « rien » du « tout ou rien » a fait entrer l’humanité dans un nihilisme sans précédent, un nihilisme qui n’est plus latent, confiné à des fantasmes individuels, mais qui est devenu le principe de l’exercice du pouvoir. Dans le cas des bombes atomiques, « l’équilibre de la terreur » appartient à l’imaginaire du 20e siècle, mais l’absence de toute utilisation de la Bombe depuis soixante ans l’a écartée, au moins partiellement, des grandes peurs de nos contemporains. Au contraire, les systèmes totalitaires ont constitué des « passages à l’acte » et il n’est pas de témoignages, concernant le nazisme et la Shoah, le stalinisme et la Kolyma, la Chine maoïste et le Grand Bond, le Cambodge et l’évacuation de Pnom Penh, la Corée du Nord et les famines organisées, qui ne nous remplissent d’effroi, par leur savant mélange de cruauté et d’organisation, de « retour à la barbarie » et de systématicité moderne.
Ces événements sont sans précédent, ils ne sauraient être confondus avec des crimes de guerre ou avec les éternelles persécutions dans les relations humaines. Les systèmes totalitaires n’ont pas simplement élargi l’usage de la violence politique et n’ont pas simplement constitué de super États policiers. La violence ne cherche pas dans ce cas à réduire d’éventuels opposants et plus généralement les populations à l’impuissance. Elle est d’un autre type, parce qu’elle est irréductible à un moyen, dont la fin serait d’une autre nature qu’elle. Elle est l’essence du système totalitaire. Il ne s’agit pourtant pas d’un régime de terreur comme peuvent l’être des régimes en période révolutionnaire, où la violence terroriste répond à une absence d’institutions, de légalité et perdure tant qu’un pouvoir fort, qu’il soit despotique ou démocratique, n’a pas réussi à stabiliser la situation. La terreur totalitaire est sans limites, parce qu’elle n’est pas un moyen en vue d’une fin, mais ne se distingue pas de la fin du pouvoir dont elle est la réalisation.
Le système totalitaire s’attaque au sens de l’existence politique, en remplaçant la puissance du droit par le règne de la violence. Ce règne n’est pas seulement un mot, la violence règne parce qu’elle est le seul rapport entre les hommes, dans un système qui ignore les lois[9] (lesquelles impliquent la punition des crimes et assurent la protection des innocents), qui y substitue l’arbitraire de la police secrète et remplace les prisons par les camps. Les principes de la civilisation sont non seulement contournés, mais aussi reniés : paix, moralité, respect de la loi, responsabilité, conscience, mémoire. Pierre Legendre explique ainsi que le système nazi constitue « un geste de mise à mort à l’adresse du système de la Loi dans la culture ».[10]
Le mal totalitaire est « absolu, impunissable autant qu’impardonnable... »[11], parce qu’il détruit le monde commun qui est la condition des relations humaines, de la punition comme du pardon. Il s’agit d’un mal absolu parce qu’il empêche, avec cette destruction du monde, le mal d’apparaître comme un mal et prétend même se confondre avec le bien.
Thomas Mann insiste, à la fin de sa nouvelle La Loi, sur la différence de la désobéissance à la loi et de sa destruction. En effet, privilégier des motifs intéressés par rapport au droit n’équivaut pas à en délier les individus ou les peuples, en proclamant son abrogation.
« Je sais bien, et Dieu le sait d’avance, que Ses lois ne seront pas toujours observées ; et que Sa parole sera violée, en tout temps, en tout lieu. Mais du moins, que se glace le cœur de celui qui en violera une seule, car elles sont toutes inscrites aussi dans sa chair et son sang, et il sait que les paroles valent. Mais maudit soit l’homme qui se lève et qui dit : "Elles ne valent plus". […] Pour que la terre soit la terre, certes une vallée de larmes mais pas les pâturages d’une brute. Dites tous amen à cela ! »[12]
Que dit la Loi ? « Tu ne pousseras pas de cris de joie sur la chute de ton ennemi. »[13] Elle impose qu’on ne perçoive plus l’autre homme, même son ennemi, comme définitivement et absolument autre, mais comme son prochain. Le totalitarisme, « pâturage d’une brute », s’oppose ainsi à la Loi mosaïque et incarne par excellence le crime contre l’humanité.
Le règne de l’inhumain : les camps
« Le camp n’est pas une extravagance, une anomalie, mais l’aboutissement logique du projet. […] [Si] une société ne dispose pas de camps, elle n’est pas vraiment totalitaire. »[14] Le camp apparaît comme l’accomplissement du fantasme totalitaire. En effet, toutes les ambitions du pouvoir et de son idéologie s’y réalisent sans limites : extermination des ennemis du peuple, totalisation de la société par l’élimination de la différence. Parce que les détenus y sont réduits à un dénuement et une impuissance complète, qui nient leur humanité et empêchent celle-ci de s’exprimer.
Le camp s’attaque à ce qui en l’homme est vital à son humanité, les relations humaines, dans leur complexité et leur imprévisibilité. Grâce à la surveillance permanente (espace clos, miradors, mouchards, discipline), aucun lien indépendant ne peut être entretenu de manière approfondie. La dissolution des relations familiales (dans le Cambodge des Khmers Rouges, ce camp à l’échelle d’un pays, on était allé jusqu’à abolir les noms de famille), des liens naissant de l’habitude (cas des camps et prisons de transit soviétiques où la renaissance de relations humaines indépendantes était prévenue de manière obsessionnelle) permet de réaliser la domination totale sur l’homme, de lui retirer toute spontanéité et résistance, tant individuelle que collective.
« La domination totale […] n’est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions. […] Le problème est de fabriquer quelque chose qui n’existe pas : à savoir une sorte d’espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule "liberté" consisterait à "conserver l’espèce". »[15]
La personnalité juridique des hommes est d’abord défaite par la déchéance nationale (lois de Nuremberg sur la « citoyenneté du Reich » et sur « la protection du sang et de l’honneur allemand ») ou sociale (interdiction de travailler et de résider dans certaines villes en URSS), ensuite par la déportation, extérieure à tout cadre légal. La personnalité morale est mise en danger par les conditions de vie inhumaines, par la lutte inévitable pour l’existence. De nombreux déportés ont ainsi remarqué que survivre impliquait le plus souvent l’injustice. « Parmi ceux qui ont survécu, recouvré la liberté, on compte une part considérable de planqués ».[16]
S’en prendre à ce qui constitue le fondement de toute société humaine (le droit et la garantie des libertés, la morale et la conscience), c’est réduire chacun à une solitude sans précédent, où la personnalité tend à s’étioler, parce qu’elle ne peut plus s’appuyer sur l’échange, même minimal, sur la préservation d’un espace d’indépendance, où le souci de l’autre et le respect de soi pourraient encore s’exprimer. Quand toutes les conditions de la manifestation de l’humanité de l’homme sont détruites au profit de réactions prévisibles, l’humanité des détenus devient purement résiduelle, ce qui permet le comportement brutal des gardiens[17] et le triomphe de la vérité idéologique. Coupés de leurs racines, de leur culture, de leur intégrité, privés d’avenir et de mémoire, d’espace et d’intimité, confondus en des masses anonymes, ils deviennent « superflus » (Arendt), des « hommes en trop » (Lefort), dont la vie et la mort, ne bénéficiant d’aucune mémoire et d’aucun accompagnement, ne sont pas reconnues comme telles et perdent leur signification humaine. Le système concentrationnaire a ainsi aboli ce qui avait été préservé par une majorité de civilisations, le droit à l’identité, à la sépulture, au souvenir. Ce n’est pas seulement la vie qui est détruite (meurtres de masse), c’est l’existence même qui est niée. La domination totale s’accomplit ici non seulement dans le sens du droit de vie ou de mort, mais dans celui de la confirmation ou du déni de l’existence.
Décider non seulement de la vie ou de la mort mais de l’existence ou de l’inexistence, c’est mener ce qu’on peut appeler une guerre ontologique qui ne s’en prend pas aux hommes parce qu’ils sont des obstacles à l’intérêt ou à la vérité du fait de leurs croyances particulières, mais parce qu’ils sont doués d’une spontanéité qui non seulement menace la domination totale et le triomphe de l’idéologie, mais en incarne en tant que telle la négation. C’est pourquoi les camps n’étaient pas destinés à disparaître dans les systèmes totalitaires mais à se perpétuer et à s’accroître, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire.
Le totalitarisme interroge de ce fait, comme aucun autre événement, la condition des hommes modernes, menacés non seulement par la mort (ce qui a toujours fait partie des rapports politiques) mais par leur réification ou leur réduction au non-être.
« Désormais c’est fini, nous nous sentons hors du monde », écrit Primo Levi dans Si c’est un homme.[18] Et Vassili Grossman, dans Tout passe : « Le bistouri est le grand théoricien, le leader philosophique du XXe siècle ».[19] Ces deux phrases disent la nouveauté de la domination totalitaire et des camps : l’incursion de la politique, laquelle sort de ses gonds, dans le domaine de l’existence, par sa capacité à exclure les hommes du monde et à les réduire à des non-existants, à des fantômes, en un lieu où la vie et la mort deviennent indiscernables. Le « musulman » des camps de concentration nazis est ainsi celui qui a perdu toute conscience de soi. La mort n’appartient plus à celui qui meurt, elle devient aussi inconsistante que sa vie. Le pouvoir souverain peut ici décider de l’existence ou de l’inexistence, il devient ainsi absolu et commande à l’être par sa puissance de destruction et de désolation.
Pour un travail de mémoire politique
Le totalitarisme appartient au passé. La Corée du Nord continue d’être totalitaire, mais son isolement en fait une survivance et l’empêche de constituer un danger. Pourtant, au regard des éléments que nous avons dégagés (rejet du sens commun, domination de l’idéologie, fantasme de la totalité, disparition du monde, règne de l’inhumain), nous ne pouvons simplement nous considérer comme quitte de l’inhumain, lequel n’est pas l’apanage du totalitarisme.
Comment en effet ignorer, toutes proportions gardées, la perte du monde commun qui tend à caractériser notre époque ? Inégalités Nord-Sud, séparation des catégories économiquement solvables et des exclus de la consommation, montée des communautarismes, rencontre chaotique des cultures et des religions, impérialismes ou colonisations militaires, marchandisation générale des relations humaines, individualisation des rapports sociaux, éloignement et corruption des pouvoirs politiques, soumission du politique à l’économique, dialogue impossible entre les critiques du Progrès et ses partisans libéraux. Autant de caractéristiques porteuses de conflits et de violences dont on perçoit dès aujourd’hui l’ampleur, mais dont on n’aperçoit pas la fin. Il convient d’éviter les raccourcis mais il convient également de penser l’inhumain dans l’histoire post-totalitaire. Non pas comme survivance, laquelle constitue la fiction du libéralisme, qui rejette la barbarie dans les marges de la civilisation dont il prétend incarner l’avenir, mais comme une dimension essentielle de la civilisation qui considère les hommes essentiellement du point de vue de leur utilité.
Laissons ici pour finir la parole à Hannah Arendt qui sut tirer les leçons de son analyse du totalitarisme :
« Aujourd’hui, avec l’accroissement démographique généralisé, avec le nombre toujours plus élevé d’hommes sans feu ni lieu, des masses de gens en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires. Les événements politiques, sociaux et économiques sont partout tacitement de mèche avec la machinerie totalitaire élaborée à dessein de rendre les hommes superflus […] Les solutions totalitaires peuvent fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d’une manière qui soit digne de l’homme. »[20]
Cela n’a certes rien de nécessaire, mais de nos jours l’Europe a élaboré des politiques de gestion des flux migratoires, qui font des populations immigrées de simples variables dans l’économie de marché, impliquent la quasi-disparition du droit d’asile, l’arrestation, la rétention dans des conditions inhumaines et l’expulsion de centaines de milliers de personnes ayant fui la violence et la misère de leurs pays. De ce fait, nous ne saurions baisser la garde devant les formes inédites, latentes ou manifestes, de l’inhumain moderne. C’est la tâche de la mémoire en un sens politique.
Parties annexes
Notes
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[1]
Jan Patočka, « Les Guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre » (1975), in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. E. Abrams, Paris, Verdier, 1999, p. 153.
-
[2]
« La pensée ne peut ni justifier ni détruire le sentiment du réel que fournit le sixième sens qu’on nomme en français, pour cette raison peut-être, bon sens ; quand la pensée se met en retrait du monde des phénomènes, elle s’écarte de ce qui relève des sens et, par conséquent, du sentiment du réel qu’apporte le sens commun. » (Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, volume 1 La Pensée, trad. L. Lotringer, Paris, PUF « Philosophie d’aujourd’hui », 2000, p. 69).
-
[3]
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, tome 3 de Les Origines du totalitarisme, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Seuil « Points », 1972, p. 216. Cité dorénavant ST.
-
[4]
George Orwell, 1984, trad. A. Audiberti, Paris, Gallimard « Folio »,1991, p. 118.
-
[5]
ST, p. 211.
-
[6]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1963, rééd. Presse Pocket, 1988, p. 233.
-
[7]
ST, p. 192.
-
[8]
Idem, p. 180-181.
-
[9]
« Ce n’était pas illégal (rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de lois), mais s’il était découvert, il serait, sans aucun doute, puni de mort ou de vingt-cinq ans au moins de travaux forcés dans un camp. » (G. Orwell, op. cit., p. 18).
-
[10]
Pierre Legendre, Le Crime du caporal Lortie, Traité sur le Père, Paris, Fayard, 1989, rééd. Flammarion « Champs », 2000, p. 31.
-
[11]
ST, p. 200.
-
[12]
Thomas Mann, La Loi, trad. N. Taubes, Paris, Editions Mille et une nuits, 1996, p. 116-117.
-
[13]
Idem, p. 47.
-
[14]
Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil « Points », 1994, p. 306.
-
[15]
ST, p. 173.
-
[16]
Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du Goulag, essai d’investigation littéraire, trad. G. Johannet, J. Johannet et N. Struve, Paris, Seuil, 1974, tome 2, p. 190.
-
[17]
« L’opération comporte deux temps : on induit d’abord un comportement qui apparaît comme "animal"; ensuite, en bonne conscience, on traite ces êtres comme des animaux ou pis. » (T. Todorov, op. cit., p. 192.) Le totalitarisme s’accomplit dans les camps, du côté des exécutants, par le renoncement à penser les fins, réservées au Chef, dans la réduction de la pensée à la conscience professionnelle et technique.
-
[18]
Primo Levi, Si c’est un homme, trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, rééd. Presse Pocket, 1990, p. 22.
-
[19]
Vassili Grossman, Tout passe, trad. J. Lafond, Paris, Julliard - L’Age d’Homme, 1984, rééd. Le livre de poche biblio, p. 204.
-
[20]
ST, p. 201-202.
Bibliographie
- Arendt Hannah, Le Système totalitaire, tome 3 de Les Origines du totalitarisme, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Seuil « Points », 1972.
- Bouretz Pierre, « Penser au XXe siècle : la place de l’énigme totalitaire », in Esprit, janvier février 1996, « Le totalitarisme : un cadavre encombrant », p. 122-139.
- Gauchet Marcel, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », in Esprit, juillet août 1976, « Le retour du politique », p. 3-28.
- Lefort Claude, « L’image du corps et le totalitarisme », in Confrontation, n° 2, 1979, rééd. in L’invention démocratique, Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 2nde éd. modifiée, 1994, p. 159-176.
- Levi Primo, Si c’est un homme, trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, rééd. Presse Pocket, 1990.
- Orwell George, 1984, trad. A. Audiberti, Paris, Gallimard « Folio », 1991.
- Mann Thomas, La Loi, trad. N. Taubes, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1996.
- Todorov Tzvetan, Face à l’extrême, Paris, Seuil « Points », 1994.