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A plusieurs reprises dans ses Essais aussi bien que dans le roman de L’Homme sans qualités, Robert Musil revient sur ce qu’il conçoit explicitement comme sa « position sociale[1]» : l’apolitisme. Par apolitisme, il faut comprendre un désintérêt pour le domaine politique, un certain scepticisme peut-être aussi à l’égard de la capacité des institutions politiques à régler les problèmes de la vie quotidienne. Les affaires communes apparaissent davantage comme une entrave aux libertés individuelles, une perturbation de la frontière bien établie entre vie privée et vie publique. Pire encore, la politique a quelque chose de vulgaire qui heurte la sensibilité de l’individualiste esthète auquel s’identifie le jeune Musil. Ainsi, dans sa « Confession politique d’un jeune homme », il avoue :

« Je ne m’étais jamais intéressé jusqu’ici à la politique. L’homme politique, député ou ministre, m’apparaissait comme le domestique qui a le soin, dans la maison, des choses insignifiantes de la vie : qui veille à ce que la couche de poussière ne soit pas trop épaisse et à ce que les repas soient prêts à l’heure. Bien entendu, il s’acquitte de ses devoirs aussi mal que tous les domestiques, mais tant que ça peut aller, on se garde d’intervenir. Le programme d’un parti ou les interventions des députés au Parlement me tombaient-ils sous les yeux, cela ne faisait que me confirmer dans l’idée qu’il s’agissait là d’une activité humaine tout à fait subalterne et parfaitement indigne de nous concerner intérieurement[2]. »

Musil confesse avec une certaine ironie ce préjugé familier à son époque et au contexte de l’empire austro-hongrois vieillissant, selon lequel la politique est une tâche de gestion des affaires courantes, une sorte d’intendance à l’échelle de l’État, et dont le champ d’action est finalement bien loin des préoccupations importantes, supérieures et élevées de l’individu, en tout cas de Musil et de son principal personnage Ulrich. Il est intéressant de saisir à la racine de ce préjugé une vérité du politique, à savoir qu’il est inscrit dans la vie ordinaire, domestique, assimilé à ce qui est bas, « subalterne », orienté d’abord vers les fonctions primaires de la vie humaine, l’économie avant l’éducation morale. Ainsi, les repas, c’est-à-dire la satisfaction des besoins vitaux, appartiennent à cette sphère des choses « insignifiantes ».

De même, la désinvolture du personnage d’Ulrich à l’égard de la politique est présentée à la fois comme une caractéristique des élites de son époque et comme une méfiance envers la capacité de la politique à produire de véritables changements dans la société :

« Depuis 1848, l’année de la liberté et la fondation de l’Empire allemand, (…) la majorité des gens cultivés considérait la politique comme un atavisme plutôt que comme une chose importante. (…) Ainsi Ulrich avait-il été habitué toute sa vie à ne pas espérer que la politique fît jamais ce qui devait se produire, mais seulement, dans les meilleurs cas, ce qui aurait dû se produire depuis longtemps. Ce qu’il voyait le plus souvent en elle, c’était l’image d’une criminelle négligence[3]. »

Le manque d’intérêt envers la politique n’est donc pas typique de l’homme moderne de la fin du 19e siècle, mais d’une couche spécifique de la population : les « gens cultivés ». Cette précision éclaire le fait que le désintérêt de Musil pour la politique soit considéré comme une position sociale : c’est un apolitisme de classe, dont on peut supposer, compte tenu du contexte de cette explication, qu’il s’agit de la bourgeoisie. En effet, cette seconde citation apparaît au cours du dialogue entre Ulrich et l’étudiant pauvre Schmeisser, fervent défenseur du socialisme. Au-delà de l’ironie d’un tel dialogue entre un riche bourgeois oisif et un étudiant marxiste indigent, Musil exprime la nécessité d’introduire la question sociale comme pendant de la réflexion éthique développée autour de l’utopie de l’ « autre état », parce qu’elle est importante.

Il y a dans cette urgence à réévaluer le problème social une façon pour Musil de rendre publique une prise de conscience personnelle : l’apolitisme est le luxe des élites sociales et le désintérêt pour le politique est motivé par l’aversion à l’égard de l’homme ordinaire et du commun. Or, Musil ne souhaite pas assumer un tel élitisme, mais bien faire comprendre l’apolitisme comme un pis-aller transitoire, comme une position de circonstances fondée sur l’aversion envers la société réelle et les institutions qui la gouvernent. Dans le même temps, Musil élabore une éthique axée sur la réalisation de soi, l’authenticité, la fidélité et l’accord avec soi-même, la conversion désintéressée du regard, l’amour et la réalisation d’un moi meilleur. Cette éthique, que l’on peut désigner comme le perfectionnisme moral de Musil, suppose un certain individualisme, matérialisé dans le roman par la fuite d’Ulrich hors du monde ordinaire, le retranchement à l’écart de la société.

Dans cette optique, le perfectionnisme moral et l’apolitisme sont les deux versants d’un même désir d’indépendance, celui d’être le moins entravé possible par la société, de pouvoir vivre à sa guise avec le moins d’obligations possibles. On pourrait donc croire à un libéralisme de Musil, qui expliquerait le lien entre le perfectionnisme moral et le désintérêt pour la question sociale. Et ce libéralisme serait évidemment un point de vue privilégié, puisqu’il implique des conditions socio-économiques autorisant la situation du couple d’Ulrich et de sa sœur Agathe, « conversant dans une oisive abondance de la douceur d’être bon[4] ». Il y aurait donc comme une indécence à s’adonner à la réflexion morale et plus encore, à essayer de se transformer pour devenir meilleur lorsque l’on bénéficie d’une « oisive abondance ». Le caractère moral du perfectionnisme pourrait bien en être sérieusement affecté, au point que le perfectionnisme moral serait en passe d’apparaître comme une éthique de riches bourgeois individualistes et égoïstes.

Il est vrai que les remarques explicites sur la question sociale sont peu nombreuses dans l’œuvre de Musil, et figurent notamment à l’état de projet dans les notes du roman inachevé. Il est également vrai que Musil semble revendiquer avec attachement son apolitisme, jusqu’à s’en réclamer publiquement à la Conférence de Paris en 1935 devant un auditoire médusé. Pourtant, il me semble que la question sociale est au cœur du perfectionnisme moral de Musil, qu’elle est même le lieu où s’articulent les principales tensions de sa pensée. Ainsi, l’apolitisme n’est pas tant un dédain raffiné pour la politique qu’une réelle aversion à l’égard d’une certaine manière de faire de la politique, selon le principe du train-train, de manière irresponsable. Le caractère asocial de l’individualisme perfectionniste d’Ulrich est rien moins que l’expression de son désaccord avec le monde, un désaccord qui à la fois présuppose et critique la démocratie. L’apolitisme serait à lire comme une critique interne de la démocratie encore couverte des oripeaux de la monarchie, exemplifiée par la Cacanie, critique dont émerge l’aspiration à une « purification de la démocratie[5]. »

De même, Musil oppose à tout snobisme une réévaluation de l’homme ordinaire, à travers la tension entre le génie et la moyenne. S’il se méfie du désir de communauté, c’est à cause de son irrationalité responsable des grandes expériences collectives du 20e siècle que sont les deux guerres mondiales. En revanche, Musil ne croit pas du tout à une tâche qui serait celle des élites de donner une direction aux aspirations collectives et d’assurer le changement social. Au contraire, la critique des élites à travers la peinture satirique de l’Action Parallèle opère un renversement de l’aversion : l’apolitisme est aussi une méfiance envers les élites et les génies portés aux nues par l’époque. A cela, Musil oppose l’irrévérence, le retour à une certaine grossièreté qui se prolonge dans l’appel à l’authenticité et à la démocratisation du génie.

Enfin, l’individualisme de l’ « autre état » n’est pas un individualisme bourgeois, dans la mesure où il suppose l’articulation entre le souci de soi et le souci de l’autre à travers la conversation. La question n’est pas tant celle d’une philanthropie aveugle qui pousserait la charité à aimer notre prochain comme nous-mêmes, y compris le mendiant devant la grille de notre jardin. Au lieu d’une bienfaisance ponctuelle et édifiante pour les citoyens fortunés, le perfectionnisme moral implique un programme économique tel que chacun se retrouve en position de prendre part à la conversation sociale. Le problème du perfectionnisme porte donc sur ceux qui sont exclus de la conversation parce que les conditions socio-économiques dans lesquelles ils vivent leur sont défavorables. Le paradoxe que doit affronter le perfectionnisme est le suivant : c’est ceux pour lesquels les aspects « subalternes » de la vie commune, comme les repas, sont les choses les plus importantes, c’est-à-dire ceux qui sont le plus concernés par la politique, qui sont exclus de la conversation démocratique, de la conversation sur la justice, parce que cette conversation exige une « oisive abondance ».

Critique du laisser-faire et « purification de la démocratie »

La principale critique que Musil adresse à la démocratie est de suivre le principe cacanien par excellence, celui de la routine et du train-train. Ce qui permet la réalisation pratique de ce principe, c’est justement le manque de participation de l’individu à la vie politique, son irresponsabilité. Musil n’appartient pas à la classe des moralisateurs et compte tenu de ses propres aveux, il s’identifie tout à fait au type de l’homme moderne irresponsable et indifférent. La difficulté à ranimer cette démocratie inerte tient au fait que les élites qui sont plus disponibles pour assurer le changement social, pour assumer des charges politiques, ne se sentent pas concernées par la vie commune, dans la mesure où elles ont la possibilité de s’en isoler de façon autocratique. Dès lors, personne ne s’engage avec conviction dans la vie politique, et faute de faire du champ politique l’expression de sentiments et d’idées authentiques, il devient la répétition et l’imitation de l’histoire, du passé, ou bien une adaptation ad hoc aux circonstances extérieures sans projet d’amélioration collective et sans visée d’une vie sociale plus juste. C’est ce que Musil appelle le laisser-faire démocratique, que formule le personnage du philosophe-prophète Meingast, contempteur de la démocratie :

« (…) [la démocratie] n’est que l’expression politique d’un état psychique d’indifférence absolue. (…) La démocratie, réduite à sa plus simple expression, revient à faire ce qui se produit ![6] »

On trouve une seconde version dans les Essais, qui correspond à la façon dont l’individu renonce à son pouvoir de décision en le transférant aux organes représentatifs, se déchargeant ainsi du poids de la responsabilité, mais aussi de sa capacité à faire entendre sa voix sur la scène publique et à articuler le souci de soi et le souci de l’autre :

« L’attitude généralement adoptée par l’individu à l’égard d’une organisation aussi vaste que l’État, c’est le "laisser-faire" ; aussi bien ces mots sont-ils devenus l’une des formules-clefs de notre époque[7]. »

Musil revient très souvent sur une caractéristique de l’homme moderne qui semble résumer cette version irresponsable et indifférente de la démocratie : la scission entre l’homme intérieur et l’homme extérieur, entre la vie privée et la vie publique. C’est le maintien de cette frontière invisible qui explique l’individualisme libéral du capitaliste européen et le caractère impersonnel des affaires publiques, comme si la vie politique était abstraite, objet statistique, parce qu’elle s’occupe de cette entité générale qu’est le « grand nombre ». La conséquence en est que le désir de communauté, refoulé par l’aversion, explose dans les évènements terrifiants que sont les guerres. La communauté elle-même est marquée à la racine par la « cicatrice » de l’aversion individualiste, une origine qui devrait justement inciter à l’engagement politique afin de faire entendre sa voix propre. Retrouver cette cicatrice, c’est à la fois réactiver l’aversion pour autrui, mais aussi retrouver la confiance en soi, la capacité à exprimer ses convictions, à être authentique. En effet, l’apolitisme n’est rien d’autre que la forme la plus désinvolte du conformisme : l’imitation des autres, la conformation aux usages en vigueur, la répétition aveugle, devenant une véritable force de normalisation des comportements.

Ainsi, Ulrich se rend bien compte à la fin de la deuxième section du roman que son « congé de la vie » consiste à souscrire au principe du laisser-faire, et que son oisiveté a quelque chose de lâche, même si elle est motivée par un certain scepticisme. L’abstention ou l’indifférence concernant les affaires communes seraient donc un manque de courage que ne compensent pas l’élégance et les qualités intellectuelles des gens honnêtes. On peut en effet considérer Ulrich comme un honnête homme au sens du 17e siècle, cultivé et courtois, mais cela n’est pas suffisant au regard des exigences du perfectionnisme moral. Musil aime à citer dans ses Journaux une maxime de Voltaire, qu’il reprend à Emerson, dans Conduct of Life : « Un des plus grands malheurs des honnêtes gens est qu’ils sont des lâches[8]. »

Cette citation qui oppose l’honnêteté au courage de l’authenticité prend une résonance encore différente lorsqu’on la met en parallèle avec l’une des premières conversations entre Ulrich et Agathe, qui amorce la réflexion perfectionniste. Agathe, avouant son aversion pour son mari Hagauer, le type même de l’honnête homme, bourgeois progressiste de bonne réputation, en appelle à la confiance de son frère pour la soutenir dans sa décision de le quitter. Le désir d’Agathe est anticonformiste, et sa décision intervient à l’occasion d’un acte malhonnête, la falsification du testament de son père défunt au détriment de son époux. Au lieu de justifier son acte en fournissant une raison, Agathe justifie plutôt son sentiment d’aversion par le rapport que son époux entretient avec le langage, par sa manière de citer et de traduire. En effet, quand Hagauer cite, il se limite aux références connues et ne cite que des noms déjà cités. Second indice du conformisme de Hagauer, Agathe relate une scène de traduction où le professeur Hagauer corrige l’un de ses élèves au sujet d’un passage de Shakespeare, qui sonne comme un écho à la citation de Voltaire et un pas supplémentaire dans l’aspiration à l’authenticité, l’expression de sa voix propre et la reprise en main de son droit de réponse, c’est-à-dire de sa responsabilité. Voici le passage de Shakespeare, dans la version préférée par Agathe, celle, spontanée et authentique, du jeune élève, qu’elle oppose au « ronron de la traduction de Schlegel[9] », choix honnête du Professeur Hagauer :

« Les lâches meurent souvent avant leur mort ; Les braves ne goûtent jamais de la mort qu’une fois[10]. »

La lâcheté est assimilée par Shakespeare à la mort, ce que l’on peut concevoir comme une mort sociale, dans la mesure où le lâche ne fait jamais entendre sa voix propre, elle n’existe pas. Mais c’est aussi une mort morale, celle de l’apolitisme, du conformisme, qui empêche de renaître à soi, de se réaliser par un perfectionnement dynamique et aussi de prendre part à la vie commune de manière responsable et efficiente. Finalement, l’honnête bourgeois n’a pas plus d’existence sociale que l’homme ordinaire, puisqu’il est tout aussi conformiste alors même qu’il aurait le loisir d’assumer des charges publiques avec authenticité, de manière personnelle et conforme à ses désirs. La tâche qui s’oppose à la lâcheté est donc celle d’une renaissance : renaître à soi en devenant l’auteur d’une parole convaincue, renaître à la démocratie en faisant entendre cette voix propre sur la scène publique.

Ce n’est pas un hasard si dans sa profession de foi en faveur de la démocratie, Musil s’appuie sur une analogie avec la science :

« Toi-même, dans ce que tu poursuis, tu es déjà un enfant de la démocratie, et l’avenir n’est accessible qu’à travers une intensification et une purification de la démocratie[11]. »

« L’intelligence scientifique avec sa conscience stricte, son absence de préjugés et sa volonté de remettre chaque résultat en question, fait dans une zone d’intérêt de second plan ce que nous devrions faire dans les problèmes de la vie[12]. »

Le changement opéré par l’introduction de la question sociale est une inversion de l’importance : ce qui apparaissait comme insignifiant, à savoir la vie commune, la politique, sont devenus importants alors que les découvertes scientifiques, malgré leur précision et l’intelligence qu’elles impliquent, sont de peu d’intérêt pour la vie humaine. Musil a donc réorienté son intérêt de la science à la vie ordinaire, avec l’ambition de transférer les méthodes de l’efficacité scientifique et technique à la politique et au social. D’où son idée d’améliorer la démocratie en la modelant sur la science, en apportant à la conversation démocratique les qualités de la discussion scientifique : l’impartialité, l’absence de préjugés, l’ouverture à la remise en question. Chacune de ces qualités contredit les caractéristiques de la démocratie irresponsable : son parti-pris élitiste, le conformisme, le train-train aveugle. Le projet musilien serait donc une reprise de la vie démocratique à travers une conversation à laquelle chacun puisse prendre part selon les critères de l’authenticité et de l’intelligibilité. Le perfectionnisme moral, dans la mesure où il s’attache à promouvoir les hommes à la fois honnêtes et arrachés à la lâcheté du conformisme, ne risque-t-il pas alors de donner ses faveurs à une petite élite d’hommes capables d’une telle affirmation de soi ? La réflexion éthique de Musil doit ici faire face à une tension entre la puissance du génie, capable de dominer la conversation démocratique, et la masse des hommes ordinaires

Contre l’élitisme : le génie de l’authenticité et la moyenne

Si Musil avoue à de nombreuses reprises sa dette à l’égard de penseurs comme Emerson et Nietzsche, il est loin de partager leur enthousiasme pour la figure du grand homme, qui serait le moteur du progrès historique. Cette réserve est liée à une double méfiance d’abord à l’égard de la notion même de progrès de l’Histoire, qui se heurte au constat formulé de la manière suivante : « Toujours la même histoire[13] », constat alimenté par la statistique qui révèle la constance étonnante des comportements humains dans le temps. Ensuite, la figure du grand homme est elle-même suspecte, comme en témoigne le personnage d’Arnheim, « grand homme » du roman. En l’absence de critères définis quant à la qualification du grand homme, autrement dit, du génie, mieux vaut demeurer circonspect.

Arnheim est justement le révélateur de l’imposture du génie, lorsqu’il recouvre l’inauthenticité du voile de la mode et de la bêtise. La grandeur d’Arnheim, sa génialité, est semblable à la génialité du cheval de course, mesurée objectivement ici par la victoire sur la ligne d’arrivée, là par la fortune personnelle et les succès littéraires, en lien avec la mode de l’idéalisme romantique. Musil oppose le grand homme à l’homme authentique, porté par ses convictions au lieu de flatter ses contemporains, préférant Fichte à Goethe. Goethe incarne le soupçon de compromission qui pèse sur le génie, le considérant davantage comme un homme habile capable de se conformer aux goûts du temps que comme le visionnaire ou le réformateur conduisant sa société vers un état nouveau :

« (…) la défense intransigeante de ses convictions est non seulement stérile, mais encore dépourvue de profondeur et d’ironie historique, (…) c’est-à-dire l’ironie de celui qui sait s’accommoder des circonstances[14]. »

Le grand homme de l’époque de Musil est également caractérisé par son intelligence purement intuitive, la supériorité de sa pensée synthétique sur « les petits esprits analytiques[15] », supériorité dont la profondeur insondable évoque le miracle du génie. Le génie apparaît donc comme une mystification alimentée par la tendance à l’irrationalisme et la séduction qu’exerce toute pensée intuitive, ainsi qu’un déguisement de l’habileté politique au compromis et à la démagogie, évoquant par exemple le grand homme que fût Napoléon et « le don qu’il eut de comprendre son siècle, de flatter son esprit, de ne le blesser jamais et de l’utiliser toujours.[16] »

L’élitisme cultivé par la croyance au génie se heurte au soupçon de compromission avec la mode. L’individu exceptionnel est suspect, aussi bien le grand écrivain capable d’insuffler de grandes idées à ses contemporains, que le grand chef politique comme Napoléon, puisqu’ils semblent devoir leur succès et leur grandeur à leur aptitude à capter les idées moyennes et à s’y conformer. Les élites seraient-elles des modèles du conformisme, responsables du caractère répétitif de l’histoire ? Les élites se consacrent-elles à l’expression des idées moyennes, avec peut-être un surcroît d’emphase ? Musil, probablement affecté par sa propre trajectoire personnelle en tant qu’écrivain, souffrant de son impopularité relative, développe une vision très négative des élites, les considérant comme des instruments de normalisation intellectuelle et sociale, au service d’un pouvoir institutionnalisé. Elles sont figurées sous la forme aristocratique d’un « sénat d’hommes évolués[17] », rapidement identifié à une assemblée de bavards pas plus qualifiés que n’importe qui concernant les affaires publiques. Si l’on peut mesurer le génie à une intelligence supérieure dans les domaines spécialisés de la technique, du commerce ou de la science, il semble qu’il y ait un déficit de génies dans le domaine moral. Il y aurait donc d’un côté, des génies hyper-spécialisés incapables d’une pensée authentique et novatrice dans les affaires communes, et de l’autre, des prétendus spécialistes de la politique et des affaires sociales, intellectuels à la mode et bavards conformistes. De tout cela émerge le sentiment que les élites, privées de convictions qui remettent en question l’ordre établi, ne peuvent en aucun cas jouer un rôle de transformation de la société.

Dans ces conditions, la transformation sociale va être soit le produit de la collectivité, et donc, des hommes ordinaires, soit celui de l’individu authentique. C’est ici que la pensée de Musil paraît hésiter, confrontant les deux utopies de la vie motivée et de la mentalité inductive, encore appelée utopie de l’état social donné. La première utopie suppose que l’individu agit de manière authentique, défendant ses convictions, motivées par des significations personnelles, c’est-à-dire importantes pour lui. Chacun serait justifié à agir comme il le fait du moment qu’il se sent en accord avec lui-même. Cependant, l’authenticité n’est pas le caprice, et l’acte authentique se doit d’opérer la difficile conciliation entre la signification affective privée et l’intelligibilité de l’expression publique. Par exemple, le comportement du meurtrier Moosbrugger, s’il est motivé par des raisons personnelles, est complètement arbitraire, parce que les raisons personnelles de Moosbrugger ne sont pas intelligibles pour les autres, elles ne sont pas universalisables, partageables par une communauté humaine.

Cela signifie que l’authenticité n’est pas complètement asociale, comme Ulrich semble le craindre dans sa période d’isolement à l’égard du monde : en effet, agir authentiquement suppose une certaine aversion à l’égard des normes et du conformisme, mais cela exige aussi le consentement de la société, sous peine d’être taxé, comme Agathe, d’ « idiot[e] sociale[18] ». L’individualisme du perfectionnisme moral à l’œuvre dans l’utopie de la vie motivée est ainsi reconduit à la sphère sociale de la communauté sous la forme du consentement, de l’acceptation de nos comportements et de nos usages du langage. Le génie individuel de l’authenticité doit donc être adoubé par le tribunal de la moyenne, afin d’être considéré comme socialement acceptable. Il se peut qu’un comportement ou une idée novateurs subissent d’abord un déni d’intelligibilité, parce qu’ils ne sont pas conformes aux usages en vigueur, aux modèles familiers de l’intelligibilité, jusqu’à ce que le temps fraye peu à peu la voie à un nouvel usage, à une nouvelle manière de se comporter. C’est ce qui fait également dire à Musil que la morale, sorte d’ingénierie sociale, est la forme ratatinée de l’éthique, création authentique, autrement dit, l’extension au grand nombre d’un usage d’abord jugé inintelligible.

Ces éléments permettent de dégager un point commun au-delà de l’opposition entre l’utopie de la vie motivée et celle de l’état social donné. En effet, cette dernière consiste à induire les principes et les décisions politiques de l’état social réel, d’imaginer le réalisable à partir des données du réel et ainsi, d’élargir la morale du génie au grand nombre. Sur ce point, seules quelques notes éparses dans le dernier chapitre du roman inachevé ou dans les aphorismes ouvrent des pistes afin de comprendre en quoi cette utopie implique une réévaluation du génie, devenu synonyme d’ « inactuel[19] », à la fois intempestif et possible. La méfiance envers l’élitisme, l’intérêt pour la moyenne, conduit à entrevoir l’idée selon laquelle « La masse se crée ses chefs[20] ». Non seulement, les chefs peuvent être issus de la masse, mais ils doivent être acceptés par elle. Ainsi, selon la chance, chacun est un chef potentiel, un génie potentiel. Sur ce point, l’utopie de la mentalité inductive rejoint celle de la vie motivée : chacun est un génie potentiel. Cependant, la manière dont chacune de ces utopies envisage la démocratisation du génie constitue une première difficulté : dans le cas de la mentalité inductive, le génie pourra être le lâche flatteur du peuple, le grand homme surfant sur les idées à la mode, alors que pour l’utopie de la vie motivée, le génie se réalise à condition d’agir de manière authentique et intelligible à la fois, afin de remporter le consentement social. D’où une hésitation entre une version réaliste et pessimiste du génie, et une version romantique plus optimiste.

Dans cette seconde version, chère à Musil, on retrouve l’injonction émersonienne de Self Reliance, ferment d’un perfectionnisme moral démocratique :

« Aie confiance en toi : chaque cœur vibre à cette corde de fer. (…) Les grands hommes ont toujours fait ainsi et, tels des enfants, se sont abandonnés au génie de leur époque, révélant par là même que ce qu’ils percevaient comme absolument digne de confiance résidait dans leur cœur, se manifestait par leurs mains et prédominait dans tout leur être[21]. »

Le génie est ainsi reconduit à l’homme ordinaire, à la capacité de chacun à envisager non seulement le réel, mais le réalisable, à vivre non plus seulement en conformité avec le réel, (conformisme), mais avec l’inactuel. L’extension du génie à l’humanité alimente une « intensification de la démocratie » que l’on peut lire comme la promotion d’une démocratie participative.

En outre, il subsiste une seconde difficulté, telle que le plaidoyer de Musil en faveur de la démocratie, contre l’élitisme, qui n’a pas la même tonalité optimiste et exaltée que l’appel émersonien au génie. En effet, si le génie est favorisé par la démocratisation, c’est pour une raison mathématique de proportion :

« (…) la démocratisation de la société au cours des deux derniers siècles a permis à un plus grand nombre d’hommes d’accéder au travail commun, et […] dans ce plus grand nombre - contrairement au préjugé aristocratique -, le choix en hommes doués s’est élargi. (…) le nombre de grands réalisations est en proportion de celui des moyennes[22]. »

Musil ne précise pas si ce choix est destiné à un élargissement virtuellement illimité, mais selon son axiome de la proportion entre génies et moyenne, la démocratie est le seul régime capable d’accroître le nombre de génies, pour le bien collectif. L’élitisme est donc contredit à la fois par l’extension du nombre de génie, dont les limites ne sont pas précisées, et aussi par le fait que n’importe qui peut devenir un génie, puisque chacun est un génie potentiel, d’où une démocratie de génies inactuels. Mais cet accroissement de génie a-t-il un impact substantiel sur la société ? Suffit-il d’une plus grande proportion de génies pour transformer la société malgré la force de stabilisation et de résistance que représente la moyenne ?

La tension entre le génie et la moyenne, malgré la démocratisation, demeure exprimée par la statistique, selon la fameuse loi des grands nombres, qui veut que les actes de génie soient neutralisés par la moyenne à l’échelle du grand nombre. Cela signifie qu’un acte exceptionnel isolé n’aura qu’un impact négligeable sur la société, de sorte que l’individualisme perfectionniste semble lui-même neutralisé par la résistance du conformisme. Il y a donc chez Musil une hésitation entre, d’une part, une reconnaissance de la toute-puissance de la moyenne, de la résorption des efforts individuels dans la passivité collective, et d’autre part, l’appel romantique au pouvoir de changement de l’individu authentique, à la démocratisation du génie, à laquelle il ne parvient pas à renoncer et qui devient la tonalité et l’ambition prédominante du second volume du roman, avec le développement du perfectionnisme moral.

L’ « oisive abondance » : un programme économique pour le perfectionnisme moral ?

Le perfectionnisme moral, dans la tradition antique, n’est pas nécessairement assorti à des conditions économiques favorables. Au contraire, Marc-Aurèle en appelle à la pauvreté, à la dépossession des biens, de même que le perfectionniste moderne américain, avec Thoreau, s’accommode d’une vie dans les bois, dans une petite maison achetée à 28 $. Si la pauvreté n’est pas un obstacle au perfectionnisme, au contraire, il suppose néanmoins le choix d’un dénuement considéré comme un vœu. De la même façon, les personnages de L’Homme sans qualités sont également attirés par le renoncement aux biens matériels, comme en témoigne le chapitre « Jette tout ce que tu possèdes au feu ! » où l’appel à l’appauvrissement est une étape du perfectionnisme moral, une libération à l’égard de la société matérialiste et capitaliste, un acte de non conformisme.

Cependant, il faut bien reconnaître que ni Ulrich ni Agathe ne renoncent à leurs propriétés pour aller vivre sur une île ou dans les bois. Cette prolongation du statut bourgeois des deux principaux protagonistes, alors même que progresse leur quête perfectionniste, me semble révéler un aspect original du perfectionnisme musilien, éclairé par les Essais. De même que l’économie est importante aux yeux de Thoreau, au point d’en faire le premier chapitre de La Vie dans les Bois, tenant le compte de ses dépenses, jaugeant avec précision le coût de la vie, de même Musil ne conçoit la question sociale et son penchant en faveur de la démocratie qu’en lien étroit avec l’économie. Il est convaincu que la purification de la démocratie ne sera pas possible sans un « programme économique ». J’aimerais insister sur la lucidité de Musil, qui me paraît être salutaire pour toute pensée se réclamant du perfectionnisme moral, puisque Musil, s’il introduit de façon subreptice la question sociale dans le roman, ne la sépare pas des contraintes économiques qu’elle suppose. Loin de souscrire aux appels à la pauvreté et à la dépossession, peu crédibles dans l’Europe de son temps comme du nôtre, Musil va dans le sens inverse, considérant qu’une « oisive abondance » est une condition du perfectionnisme moral et de la démocratie. Voici un extrait des Essais qui suit son plaidoyer pour la démocratie :

« Je cherche un programme économique qui garantisse la réalisation d’une démocratie pure, exaltante, capable de soulever de plus grandes masses encore. (…) Et je me pose ces questions naïves : qui cirera mes chaussures, qui charriera mes excréments, qui rampera pour moi, la nuit, dans les mines ? Mon "frère humain" ? Qui accomplira les gestes dont la réalisation correcte exige que l’on passe toute sa vie devant la même machine à faire la même chose ? Je puis imaginer nombre de tâches aujourd’hui méprisées et qui ont pourtant leur magie, dès lors qu’on les accomplit de leur plein gré. Mais qui voudra se charger de tous ces autres travaux auxquels la misère seule peut contraindre ? Avec cela, je veux des voyages plus confortables qu’aujourd’hui et un courrier plus rapide. Je veux de meilleurs juges, de meilleurs logements. Je veux manger mieux. Je veux ne pas avoir à me fâcher contre l’agent du coin. Quoi donc ! moi, l’homme, qui suis l’habitant de cette terre, je ne pourrais pas obtenir de ce mien logement un confort un peu meilleur que son piètre confort actuel ?![23] »

Cette exigence de jeunesse, qui réclame un programme économique à la mesure de l’ambition d’une démocratie véritable, n’est pas abandonnée ou niée par les personnages bourgeois du roman. Au lieu d’encourager l’individu perfectionniste à devenir pauvre comme les plus pauvres, il s’agit de trouver une solution telle que les pauvres deviennent aussi riches que les bourgeois oisifs. Loin d’évacuer le problème économique d’un haussement d’épaules, Musil semble concevoir l’abondance comme un préalable au perfectionnisme moral. Admettre des conditions économiques de possibilité de l’éthique, ce n’est pas la désavouer, mais s’attaquer déjà au problème. Le retour à l’ordinaire reconduit aux platitudes et aux nécessités de la vie quotidienne, celles de la sphère économique, de l’argent et du travail, de la production de richesses et de la réponse aux besoins. Ignorer cet aspect serait effectivement le propre d’un perfectionnisme élitiste, mais ce n’est pas le cas de l’éthique de Musil. En acceptant de renouer avec l’ordinaire, en faisant vœu d’authenticité, il faut revenir aux « questions naïves » de la division du travail et de la répartition des richesses. Contre la philanthropie bourgeoise, Musil se défend d’un altruisme à bon compte : mon frère humain est mon esclave !

De même qu’Emerson refusait de voir en tous les nécessiteux « ses pauvres », de même, Musil ne renonce pas à l’individualisme et écarte le sentiment de fraternité comme illusoire. La charité est le pis-aller d’un système économique inégalitaire. Or, il faut se rendre à l’évidence, sa version du perfectionnisme moral implique l’abondance économique, sans quoi il risque d’être irréalisable ou réservé à une élite sociale. Musil n’est pas économiste, et il ne poursuit pas dans la précision d’un tel programme. Mais il faut lui reconnaître le courage d’énoncer cette difficulté, quitte à affaiblir son ambition éthique.

Conclusion

Le perfectionnisme moral de Musil est démocratique autant qu’il démystifie l’élitisme fondé sur une conception fantasmatique du génie. Sa version d’une démocratie participative comprend un versant économique tel que l’abondance apparaît comme une condition préalable à la réalisation de soi. La confrontation entre l’exhortation du jeune Musil à trouver un programme économique afin que les discours politiques soient autre chose que du bavardage, et la troisième section du roman où le couple principal conduit sa quête perfectionniste dans une « oisive abondance » amène plusieurs remarques.

D’abord, si l’abondance n’est pas une condition sine qua non du perfectionnisme moral, il faut tout de même reconnaître que la quête de soi implique déjà un minimum de ressources assurant la survie. Il est évident que dans des démocraties pauvres, comme le Sénégal ou le Mali, la survie prend le pas sur la réalisation de soi. En même temps, il est clair que la capacité à renoncer aux biens superflus, dont la définition reste floue, participe du rapport désintéressé au monde qu’implique une éthique perfectionniste. Là où l’ingénieur, incarnation musilienne de ce qu’Emerson appelle la part ignoble de notre condition, agrippe le réel, avide du contact avec ses doigts, l’agresse pour le maîtriser et le posséder, le perfectionniste se dessaisit des biens matériels, ne se soumet pas le monde, mais est attiré à lui, le regardant avec attention, « débarrass[é] de l’égoïsme[24] » et des impératifs utilitaires. Mais ce renoncement est un choix et non une contrainte, et il présuppose, au-delà de l’abondance, du superflu auquel on renonce, sans affecter sa propre survie.

Comme Musil ne vit pas dans la nouvelle Amérique sauvage, un renoncement semblable à celui de Thoreau serait un pas en arrière inenvisageable. Cela n’aurait pas de sens de renoncer au progrès technique, aussi bien à l’avancée en matière de confort matériel que dans le domaine médical. Cependant, soit ce progrès est le monopole d’une élite sociale, soit il atteint les masses sans pour autant favoriser leur développement moral. D’où une double inquiétude émergeant des termes de la réflexion de Musil :

  • - L’abondance des uns, loin d’être un choix, sera le revers de la pauvreté des autres et de l’inégalité des ressources tant que ne sera pas mis en pratique un programme économique de répartition équitable des richesses

  • - L’abondance sera-t-elle une condition suffisante du perfectionnisme moral ?

Musil a déjà répondu implicitement à ces difficultés : le choix du renoncement aux richesses reste un privilège rendu possible par l’existence d’une classe de laissés pour compte privés de l’abondance. Quant à la seconde question, le perfectionnisme moral, dans la mesure où il est une éducation de soi, se heurte au paradoxe suivant : comment enseigner au grand nombre à « être soi » ? Pourtant, cette éducation de soi, supposant les mêmes exigences qu’en science, peut consister à diffuser une certaine méthode et un encouragement à se faire confiance, un apprentissage de la critique et une formation à la responsabilité. L’abondance doit donc être assortie d’une certaine culture, d’où l’importance de la démocratie pour le perfectionnisme.