Résumés
Résumé
Éduardo Cifuentes, éminent juriste colombien, retrace les temps forts et les revers auxquels fait face la DUDH “pierre angulaire de la Constitution mondiale”. Ce faisant, l’auteur montre en quoi le paradigme juridique qu'elle constitue redéfinit les limites de la souveraineté des États, en leur ôtant notamment leur droit historique à faire la guerre. Cependant, l'importance de ce moment dans le chemin vers une paix mondiale est minimisée par la réapparition sur la scène internationale de concepts tels que celui de Guerre Juste. Aussi, la mondialisation économique face à laquelle les États sont faibles et accommodants (alors qu’ils deviennent envahissants et forts envers leurs citoyens), transforme progressivement la DUDH en « artifice rhétorique et décoratif ». L’auteur plaide alors pour une refondation fédérale du système des institutions internationales afin que la DUDH prenne tout son sens. Cet article suit de près les thèses exposées par Luigi Ferrajoli sur la constitutionnalisation de l'ordre juridique global, amplement développées dans son oeuvre {Principia Iuris. Teorîa del Diritto e delle democracia}, ed Laertza, 2007.
Resumen
Eduardo Cifuentes, eminente jurista colombiano, muestra los avances y los obstáculos a los cuales se ha enfrentado la DUDH, “pieza vertebral de la Constitución del mundo”. Esta, siendo un nuevo paradigma jurídico, redefine los límites de la soberanía de los estados, que ya no podría comportar el histórico derecho a declarar la guerra. Sin embargo, tan importante avance en el camino hacia la paz mundial se ve cuestionado por la reaparición de conceptos como el de Guerra Justa. Además, la mundialización económica frente a la cual los estados son débiles y flexibles (mientras que con sus ciudadanos tienden a ser fuertes e invasivos), muta la Declaración en “artificio retórico y decorativo”. El autor hace entonces un llamado a la refundación federal del sistema de las instituciones internacionales afín que la Declaración adquiera todo su significado.
Corps de l’article
On nous a invité à réfléchir sur le sens et l’importance de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dans ce nouveau siècle (DUDH), fondement et raison d’être de la civilisation juridique moderne. Si on examine l’évolution de la Déclaration depuis son origine et son intégration dans le corpus iuris qu’elle construit avec la Charte de l’Organisation des Nations Unies de 1945 et les pactes sur les droits civiques, politiques, économiques, sociaux et culturels de 1966, on peut y voir la pierre angulaire de la Constitution mondiale dans sa toute première version positive. C’est pourquoi il est préférable de se référer à la première Constitution du monde et de réfléchir à la fonction qu’elle est appelée à jouer dans le futur.
En réalité, la première Constitution n’aurait pu espérer plus grande légitimité. Elle a été le fruit du refus de l’extrême cruauté et de la violence sans égale connue lors de la seconde guerre mondiale. L’holocauste juif - Auschwitz -, l’attaque de la population civile d’Hiroshima et de Nagasaki, la destruction de peuples entiers, de communautés et de personnes, la suppression de la liberté et des cultures, la domination des idéologies et des régimes totalitaires ignorant tout respect pour la personne humaine, c’étaient là des horreurs qui ne pouvaient se reproduire. La première Constitution ou pacte universel de vie commune naît du refus de cette barbarie et veut prévenir son apparition.
Seul le droit pouvait répondre à la barbarie et à la loi du plus fort. Un droit universel. Un droit dont le contenu essentiel consiste dans la proclamation de la paix et la reconnaissance des droits de l’homme comme paramètres suprêmes de la politique interne et internationale, limite de la souveraineté et de la démocratie[1]. L’un des présupposés du nouveau droit sur le plan international, présupposé qui depuis lors s’est consolidé sur ses bases fondamentales, est lié à la création de l’Organisation des Nations Unies, à la délimitation de ses compétences et de ses fonctions, ainsi qu’à la délimitation et au renforcement d’autres organismes au sein du même système, avec leurs missions spécifiques dans différents domaines en relation avec le respect et le développement des droits de l’homme et l’harmonisation de l’économie mondiale. Le nouvel ordre mondial sonna la restriction de la souveraineté des États nationaux. Leur souveraineté extérieure ne pourrait plus comporter l’exercice de la guerre face à d’autres États - ius ad bellum - et leur souveraineté interne se voyait limitée par le respect et l’application des droits, et l’obligation pour l’autorité étatique d’être toujours au service de leur concrétisation.
La déclaration marque un changement de paradigme juridique. On abandonne une conception et une pratique d’un droit international en tant qu’ensemble de relations entre États souverains, fondée sur un rapport de force et sur des pactes bilatéraux. À leur place, le droit international se construit comme ordre juridique supra étatique qui repose sur l’interdiction de la guerre - qui n’est plus reconnue comme attribut de la souveraineté - et sur la consécration des droits fondamentaux de tous les êtres humains en tant que tels[2] - sujets par conséquent du droit international -, ce qui implique une limite supra étatique au pouvoir des États. La Déclaration a acquis une force et une hiérarchisation normative propres, au point de féconder par ses principes et valeurs le corpus iuris international, toujours plus enrichi institutionnellement en vertu de nouveaux traités, de la mise en place d’organismes supranationaux et de pratiques nationales et internationales qui semblent, verbalement du moins, y adhérer. Il serait absurde de nier que l’action des différents organes du système des Nations Unies a ouvert la voie à une doctrine riche et en constante évolution qui éclaire et concrétise la Déclaration dans toutes ses dimensions. Le paradigme qui fait de la personne humaine et de ses droits la raison suprême de l’existence du droit et de l’ordre étatique et international a pénétré la majorité des constitutions internes des États et des organisations régionales et interétatiques qui, d’une façon ou d’une autre, en positivant les droits consignés dans la Déclaration contribuent à l’introniser. On remarque que grâce à la Déclaration, la pluralité actuelle des systèmes juridiques, abstraction faite des considérations monistes ou dualistes aujourd’hui dépassées[3], transformée en une norme normarum dans un sens substantiel trouve en elle un point d’articulation.
Nonobstant ce début prometteur du paradigme juridique introduit par la Déclaration, et les preuves abondantes qu’elle symbolise un moment historique de la conscience morale la plus aiguë de l’humanité, il s’agit encore d’un processus en devenir qui, de même qu’il a récolté des succès - et non des moindres - , cumule des échecs retentissants qui ne peuvent être dissimulés mais qui, au contraire, doivent être dénoncés afin de poursuivre ce singulier « moment constituant » à l’échelle planétaire formellement initié par la Déclaration et dont le terme est encore loin. Un pacte de vie commune à l’échelle universelle, s’il n’est pas effectif malgré sa configuration normative et si y échappent les acteurs dotés de pouvoir matériel et militaire pour franchir ses normes ; et si, par ailleurs, ce pacte produit une citoyenneté inégale, alors, il n’est pas le plus adéquat et doit être soumis à une profonde révision afin d’en sauver les grandes lignes tenues pour nécessaires afin de protéger la dignité humaine et prévenir le déferlement de la violence à l’échelle planétaire. Un droit international sans cesse outragé et, pour une large part, inappliqué et précairement justiciable ne saurait être utile à l’humanité.
La liste est longue des épisodes, controverses, guerres, omissions et déceptions provoqués en général par les pays jouissant d’un grand pouvoir économique et militaire, qui, au fil des années, ont ébranlé la promesse de paix et de respect des droits de l’homme que proclame et impose la Déclaration. La « guerre froide » a amorcé la rupture du consensus atteint à propos des droits et de la vie. L’humanité est devenue otage de la course aux armements des grandes puissances. La Déclaration et le respect de la Charte des Nations ne représentaient pas pour ces pays un paramètre qui aurait régi leurs conduites et leurs dessins ; au contraire, la règle était l’accumulation du plus grand pouvoir de barbarie face à son concurrent global. La violence actuelle ou potentielle, son monopole ou quasi-monopole, se sont très tôt convertis en modèle suprême de l’ordre mondial. Le corpus iuris international - dont fait partie intégrante la Déclaration -, a commencé à n’avoir qu’une existence formelle, malgré les tributs d’adhésion.
Le Conseil de Sécurité (contrôlé par cinq puissances victorieuses) et le système des nations unies en général, se sont conduits plus en spectateurs qu’en gardiens de la paix dans le monde. Les guerres déclenchées durant les derniers lustres l’ont été sans tenir compte des compétences du Conseil de Sécurité de l’ONU et, par conséquent, ne correspondent pas à l’usage légitime de la force (« action coercitive » art. 45) afin de maintenir ou de rétablir la paix et la sécurité internationale. On en est venu à soutenir que la guerre peut être un moyen légitime de lutte pour assurer les droits de l’homme. Ce fondamentalisme armé peut mener à associer abusivement les droits de l’homme à une simple invention de « l’Occident » destinée à augmenter son pouvoir et sa soif de domination pour un usage d’ordre strictement stratégique. L’appel à la guerre contre le terrorisme, en particulier, phénomène criminel orchestré et exécuté depuis la clandestinité par des acteurs non étatiques est non seulement inadapté et irrationnel, mais rend la guerre incessante.
A la re-légitimation de la guerre s’est ajoutée, par voie de conséquence, la dévalorisation des droits de l’homme, surtout des droits de la population civile. Le respect des fins humanitaires n’est nullement protégé, comme d’aucuns veulent le faire croire, lorsqu’ils argumentent que c’est en leur nom que la confrontation armée a lieu. Sans doute a-t-on vainement sacrifié le droit et la raison pour entrer dans le chaos. L’objectif des terroristes justement. La réponse a eu pour effet de mettre au même niveau l’État et les terroristes (ennemis internes - ennemis externes) ; matière à violence pour des siècles. En plus, le glissement sémantique qui amène à confondre l’action terroriste avec la guerre devient le moyen le plus simple pour l’autolégitimation de régimes totalitaires qui réussissent à se maintenir grâce à l’existence de « l’ennemi interne » ou de « l’ennemi externe ».
Avant le 11 septembre 2001, les états d’exception constituaient le moyen le plus répandu pour restreindre massivement les droits et les libertés publiques. A présent, la lutte contre le terrorisme a rendu plus facile la limitation des libertés publiques : pour ce faire il suffit de brandir l’existence réelle ou présumée de « l’ennemi interne », ce qui est désormais monnaie courante dans tout régime politique qui tend vers la restriction des droits de l’homme. Parallèlement aux fondamentalismes globaux, les fondamentalismes locaux pullulent, au prix bien sûr d’une altération des fins de la politique et de la démocratie masquant ainsi les intérêts réellement poursuivis par les élites qui détiennent le pouvoir. La « guerre contre le terrorisme » relègue les droits de l’homme au second plan dans l’ordre global, alors qu’ils sont solennellement reconnus dans la Déclaration. Par un effet de mimétisme, le même phénomène se produit aussi sur le plan intérieur. Le silence, seule réponse des êtres humains sans protection juridique, s’explique par leur acceptation résignée ou forcée de vivre dans un climat de peur permanente et de terreur face à des forces étrangères et impitoyables dont le maintien à distance paraîtrait justifier l’atteinte à leur dignité déjà bien malmenée et à leurs droits fondamentaux. Il n’est pas surprenant qu’au cours de cette involution qui nous fait régresser à des époques dépassées par le droit international, surgissent des doctrines qui justifient la « guerre juste » et dont la face cachée est la restriction et la suppression des libertés des personnes, et la corrélative concentration des pouvoirs entre les mains des gouvernants.
Même dans les pays riches, principaux bénéficiaires de la globalisation économique, cette dernière est vécue dans la peur. La crainte les incite à accepter des restrictions aux droits de l’homme. Nul doute qu’une partie de l’Occident, plus avancée économiquement, perçoit dans les flux migratoires, dans la compétition économique qu’implique la délocalisation des industries et dans les salaires plus bas pratiqués ailleurs, des menaces à sa sécurité, ce qui mène à l’acceptation par l’opinion publique de politiques de fermeture et d’exclusion et souvent à une poussée de sentiments racistes et xénophobes. Une fois achevée la construction des conditions pour qu’un État puisse être garant des droits sociaux, ces mêmes démocraties défendent des politiques d’exclusion et de destruction de garanties si précieuses. Nous devons espérer que les majorités de ces pays finiront par donner un nouveau sens au consensus démocratique et permettront à des politiques d’inclusion seules, dans un système économique global, en mesure d’assurer sur le long terme la paix dans le monde et d’éviter par là l’éclosion de la violence. Ainsi, non seulement elles feront un pas en avant dans la protection des quatre cinquièmes de la population mondiale, plongée dans la misère et l’abandon, mais elles œuvreront aussi dans leur propre intérêt et pour leur propre sécurité.
Les puissances ont maintenu de fait un droit pré moderne à la guerre. De cette façon la guerre est encore l’instrument universel de gouvernement, monopolisé actuellement presque en totalité par les États-Unis, chef de file de la « guerre préventive » contre le mal absolu en vue d’une mythique sécurité absolue. Les actions coercitives du système des Nations Unies afin de préserver la paix dans le monde ont fini par être vidées de leur contenu et bloquées par les intéressés. L’ONU n’a pas été prise en compte et le droit international ignoré et disqualifié. L’État (ou les États) agresseur, dès qu’il possède un pouvoir militaire supérieur, échappe à tout contrôle ou sanction du système des Nations Unies. Il prévaut de fait sur le système. L’exercice grossier et incontrôlé de « souveraineté externe », refusé formellement par le droit international, se maintient de fait et régit encore les relations internationales. Contrairement à ce que stipule l’article 2 de la Charte des Nations Unies, il n’est pas possible de nier dans les faits la « souveraineté absolue » des États-Unis. Le gouvernement de ce pays qui bafoue ouvertement la Déclaration et les accords de Genève, a décidé de refuser toute garantie à ceux qu’il déclare « ennemis combattants », véritables prisonniers de guerre soumis à des tribunaux militaires spéciaux, à une détention illimitée et à des traitements dégradants. On a ainsi créé un « trou noir » dans le droit international, qui engloutit et dégrade tout ce qui, jusqu’à présent, avait été convenu pour cimenter dans le droit les bases d’une vie commune pacifique et civilisée et, plus important, pour préserver la dignité humaine à laquelle n’échappe pas celui qui est objet de persécution pénale.
Les conflits armés internes se sont multipliés dans le monde (Congo, Rwanda, Soudan, Libye, Sierra Léone, Colombie). La population civile y a été partout victime de violations des droits de l’homme. Les conventions de Genève ont été violées mille et une fois. La Déclaration est aussi restée lettre morte. Un cadavre de plus. Le système des Nations Unies, ses organismes, en règle générale n’ont pas dépassé le stade des vaines condamnations et des aides destinées à soulager la souffrance de la population malgré les mandats qui sont les leurs. En matière pénale internationale la CPI concentre tous les espoirs pour l’avenir. Entre temps l’inventaire des violations à la Déclaration et aux règles internationales ne cesse de croître. L’impunité éclipse la Déclaration.
Avec la chute du mur de Berlin, nous avons pu entrevoir une ère de paix et de plus grand engagement avec l’entrée en rigueur d’un ordre mondial fondé sur la primauté et la mise en application des droits. Cependant, les tensions ont continué, ainsi que l’escalade des conflits dans le monde. Le déclin du socialisme historique et le retour de la démocratie dans plusieurs pays, surtout de l’Europe de l’Est, auguraient l’amélioration et la revitalisation des principes et des droits de la Déclaration.
Néanmoins, en plus de la guerre et des conflits armés, comme cela a déjà été exposé, la dynamique de l’économie mondiale reposant sur des thèses ultralibérales et la frénésie d’un marché sans règles, ont créé des situations et des réalités qui finalement ont affaibli les pouvoirs régulateurs des États. Les grandes entreprises transnationales se sont érigées en un pouvoir qui s’impose aisément aux États, surtout aux États des pays pauvres[4]. En ce sens, en vue d’attirer les investisseurs, les États rivalisent entre eux et flexibilisent leurs réglementations même si cela implique la méconnaissance des droits inscrits dans la Déclaration. Si, dans les États européens, plus riches et mûrs, la puissance du capital porte atteinte à l’État social, que dire des conquêtes sociales ou des aspirations qui se concrétisent dans les droits économiques, sociaux et culturels inscrits dans les constitutions des pays pauvres. Aujourd’hui les individus dans le monde sont juridiquement égaux en droit et c’est là le fruit de la Déclaration des droits et des pactes, mais en réalité ils sont bien plus inégaux que par le passé, malgré la croissance sans précédent de la richesse mondiale et les possibilités matérielles sans comparaison dans l’histoire pour généraliser le bien-être dans le monde.
En somme, les pouvoirs politiques nationaux, même dans les pays riches, ont abandonné aux lois du marché d’amples parcelles du bien-être social. Les pays pauvres n’ont même pas eu l’opportunité réelle de veiller sur les droits sociaux et leur manquement en la matière ou le dépérissement du peu qui avait été fait s’est converti en une condition préalable pour accueillir les investissements étrangers et leur promesse d’emploi précaire. Il existe un fort contraste entre l’éclat et le succès de la Déclaration et des instruments internationaux en lien avec les droits sociaux, et leur faible ou inexistant niveau d’application effective. C’est comme si face aux pouvoirs non étatiques en expansion et à leurs comportements incompatibles avec les droits de l’homme et la préservation des biens communs de l’humanité, les États avaient abdiqué leur fonction et capacité régulatrice, qui par ailleurs est encore plus absente au plan international. Le climat d’anomie interne et internationale ne favorise que les intérêts économiques et militaires des plus puissants dans le monde globalisé - y compris des organisations criminelles - et devient source de violations massives des droits inscrits dans la Déclaration.
La souveraineté interne des États qui devait s’exercer en vue d’approfondir le cadre des droits énoncés dans la Déclaration et dans le pacte des droits économiques, sociaux et culturels, loin de garantir les droits vitaux de tous, s’est limité dans une large mesure à être au plus haut degré fonctionnelle pour les intérêts du capital global. La lutte contre le fléau de la pauvreté et de l’inégalité sociale, rôle prioritaire des États, perd sa force dans la mesure où les droits sociaux périclitent et que s’élargit sans contrôle le domaine du marché.
L’adaptation de la souveraineté interne des États aux exigences et obligations du capital global et aux politiques décidées par les États-Unis ou par les quelques pays qui pèsent sur la scène internationale, ne s’est pas limitée à eux. Les organismes économiques du système international - Banque Mondiale, Fond Monétaire International, OMC -, dépositaires de compétences sectorielles, ont secondé les politiques du grand capital global et les intérêts des pays les plus riches qui sont ceux qui influent directement sur leur gestion et leurs orientations. Bien souvent la contrepartie de l’intervention de ces organismes a été la perte de contrôle autonome des économies nationales et la suppression ou réduction des services sociaux étatiques. La crise de la démocratie et du principe de représentation se manifeste dans toute sa crudité dans les pays pauvres, puisque au-delà de la faiblesse des partis politiques et de la mainmise de l’argent et des médias sur le politique, leurs représentants ont été dépossédés du pouvoir de décision - s’ils l’ont jamais eu -. Les politiques réelles de ces peuples sont déterminées en grande partie en dehors des États par les pouvoirs globaux publics et privés. La relation gouvernant/gouverné et les principes d’autonomie sous-jacents au principe démocratique, ne correspondent pas à ce que présupposent les droits de participation prônés dans la Déclaration et dans les constitutions internes. L’intervention ouverte des pouvoirs globaux, publics et privés, soustrait une bonne partie de leur pouvoir aux droits de participation : le citoyen d’un pays pauvre décide et contrôle très peu dans les urnes. On assiste à une expropriation globale du pouvoir citoyen dans un contexte de crise de la démocratie.
L’absence de régulation que cautionnent et rencontrent les grandes entreprises transnationales, en sus de l’élargissement des frontières du marché, qui couvrent des biens et des services dont la gestion ne leur appartenait pas auparavant, augmente les dangers qui menacent le consommateur, les dégâts écologiques et la destruction des tissus communautaires. L’absence de limites et de restrictions à l’économie globale, contrôlée par de grands acteurs qui transcendent le pouvoir des États et du système international, se traduit en externalités négatives d’une énorme ampleur, susceptibles de créer des situations de lésions irréversibles à l’environnement, et de spolier d’amples groupes de population. À ce sujet on peut conclure que le faible intérêt qu’on a prêté à la Déclaration, obligatoire aussi pour les pouvoirs privés émergents, de notre point de vue, conduit à un état d’insécurité humaine aiguë et à l’accentuation des exclusions et des asymétries entre et dans les nations elles-mêmes.
Le déficit global de respect des droits sociaux - auquel la déclaration du millénaire ne pallie même pas -, s’est étendu ces dernières années aux droits de liberté. Le crime horrible perpétré contre l’humanité le 11 septembre 2001, bien loin de donner lieu à une poursuite des coupables par les moyens civils les plus appropriés, ce pourquoi il existait une volonté de coopération de la part de tous les États, a permis la mise en place d’une politique erronée de la part des États-Unis qui a riposté à l’attaque terroriste d’un acteur non étatique par des moyens belliqueux, en subvertissant l’ordre juridique international et en envahissant l’Irak. Une tragédie humanitaire en découle quotidiennement et reste dans l’impunité. Face à cette situation, le système des Nations Unies demeure imperturbable, discréditant par là-même la Charte et la Déclaration.
Le retour à la guerre comme moyen pour résoudre les désaccords internationaux et contre des acteurs non étatiques, en plus d’annihiler l’ordre juridique international, a trouvé une forme d’expression par des politiques de sécurité dans les États à tendance fortement répressive. Ces politiques, sous prétexte de la lutte contre l’ennemi interne ou externe - les groupes terroristes - ont implacablement restreint les droits fondamentaux et leurs garanties, ce qui pèse sur les droits reconnus universellement dans la Déclaration. Les citoyens des États, comme cela n’a jamais été le cas auparavant, sont devenus les sujets d’un regard totalisant et panoptique de la part des autorités qui se méfient de leurs mouvements et de leurs actes les plus quotidiens faisant usage à cet effet de technologies de pointe. On observe ici une augmentation de l’usage des pouvoirs souverains des États qui ne s’accompagne pas assez de limites et de contrôles. Alors que face au grand capital transnational les États sont très faibles et accommodants, pour ce qui est de leurs citoyens et de leur sphère privée ils tendent à être forts et très envahissants.
Les développements que nous avons sommairement exposés ici ne remettent pas plus en question qu’ils n’ôtent une quelconque validité aux droits formulés dans la Déclaration. Cependant, ils démontrent que leur efficacité s’est notoirement réduite, ce qui affecte immanquablement les conditions d’intervention et le fonctionnement de l’ordre juridique international qui gravite autour de la Charte des Nations Unies.
Nous faisons face à un danger sans précédent. La Déclaration est de plus en plus Déclaration et de moins en moins droit vivant. Il est évident que s’il ne se produit pas un infléchissement radical et la reprise audacieuse du processus constituant universel, le futur ne sera pas dominé par la paix et la concrétisation des droits - on le constate maintenant, à peine énoncés dans la Déclaration -, mais par la prééminence de la lex mercatoria qui répond aux exigences du capital global et qui interprète fidèlement ses demandes et besoins d’expansion et de gain sans mesure. Les pouvoirs de l’économie globale gouvernent selon un mode de domination incontournable, compte tenu de leur force invisible, amplifié par l’absence d’une sphère publique internationale qui pourrait suppléer la faiblesse des États nationaux. Ceux-ci rivalisent entre eux en réduisant la portée des droits sociaux et de leur régulation interne afin de pouvoir attirer les investissements étrangers. La déclaration des Droits qui plaide pour la qualité de vie de tous les habitants de la terre, n’a pas servi de digue pour refréner l’expansion de ce capitalisme prédateur qui érode les garanties du travail et endommage le milieu naturel.
En d’autres termes, si au plus haut niveau supranational on n’introduit pas les garanties nécessaires pour faire face à la violation des droits et pour assurer l’interdiction de la guerre en créant les organes correspondants et les instruments appropriés, il ne sera pas possible d’assurer que cette pièce essentielle de l’ordre juridique qu’est la Déclaration puisse se maintenir sans qu’à la fin elle ne se transforme en artifice rhétorique et décoratif. Le paradigme normatif doit être finalement perfectionné afin que le corpus iuris de la société globale qui la constitue, ne soit pas enfreint par les pouvoirs économiques ou politiques qui opèrent en dehors de toute limite ou lien fondamental. Cette tâche visant à établir des limites et des garanties face à des pouvoirs suprêmes qui profitent de la fragilité du milieu, ne sera pas facile. Le paradigme juridique associé à la Déclaration restera lettre morte si ces pouvoirs exorbitants persistent à refuser d’être compris dans l’ordre international. La loi du plus fort comme principe pratique, ouvre la voie à l’effondrement du droit international et augure le retour à l’état de nature. C’est pourquoi l’appel à la refondation fédérale du système qui abrite et propulse au niveau supra étatique les garanties du constitutionnalisme et de la démocratie renforcées à tous les autres niveaux et systèmes, doté d’une efficacité horizontale et verticale face à tous les pouvoirs publics et privés, doit être l’objet d’une considération accrue. Les insuffisances du principe constitutionnel et démocratique dans les États - face à la montée des forces extra étatiques -, requièrent également que ces précieux principes président à la refondation du droit international, sous peine d’un approfondissement de la crise constitutionnelle interne.
Pareillement, si on n’appuie pas un veto global contre la course aux armements et si on ne préconise pas un monopole des armes uniquement sous l’égide[5] de la communauté internationale et sous la direction d’un système différent de l’actuel Conseil de Sécurité des Nations Unies, le désir de guerre de la puissance militaire du moment se substituant aux mécanismes de maintien de la paix se poursuivra, et par conséquent les conflits et l’oppression seront toujours d’actualité. Le désarmement généralisé des nations comme processus parallèle, sera sans doute long et difficile. On nous a réunis pour penser aux tâches à entreprendre ou à initier en ce nouveau siècle, et le moment est venu de prendre au sérieux le diktat de Kant sur la nécessité de faire disparaître à terme les armées permanentes. La promesse de paix, sans garanties réelles et sans mécanismes efficaces pour la préserver, on l’a vu, stimule la guerre et finit par devenir ce qu’elle n’a cessé d’être : une promesse vide gérée par les autorités supranationales impuissantes, dépourvues de légitimité et prisonnières de structures d’action inefficaces appelées à s’annuler facilement dans les moments de crise.
D’autre part, si au niveau supranational et en vertu d’une combinaison appropriée des compétences, contrôles et délégations entre entités de cet ordre et du niveau étatique et régional, ne s’instituent pas des contrôles pour réguler les pouvoirs économiques mondiaux, c’est-à-dire, dans la mesure où non ne croit plus à une sphère publique mondiale, on doit s’attendre à l’approfondissement des inégalités produites par la globalisation économique actuelle au détriment des pays pauvres et à la détérioration irréversible de l’environnement. L’immobilisme des États nationaux, dominés par des élites locales, pour contrôler le grand capital global, est manifeste. Par conséquent, ce type de changement devient nécessaire ne serait-ce que pour récupérer un minimum de gouvernance domestique et, par ce moyen, préserver les droits sociaux auxquels fait référence la Déclaration et qui ont été les moins atteints. On ne peut pas s’attendre à ce que les conditions soient données à tous les niveaux pour lutter contre la pauvreté si au plan supranational on ne dispose pas d’une sphère publique et si au niveau national les États continuent d’être de simples courroies de transmission de l’économie mondiale gouvernée par les pouvoirs privés globaux.
On peut aujourd’hui parler d’interdépendance dans le domaine économique et pas seulement à cause de tout ce qui précède. Elle existe aussi entre les différents systèmes juridiques. Il est essentiel de poursuivre le processus constituant à échelle universelle. Un des premiers pas a été la Déclaration, la charte des Nations Unies, les pactes de 1966 et le Statut de Rome. Aujourd’hui on doit avancer dans le processus constituant. Il est impératif d’élaborer les garanties et de renforcer le système de façon à ce que ce corpus iuris se transforme en une réelle constitution du monde globalisé et qu’en tant que tel il serve de modèle de référence obligatoire pour articuler humainement et conformément à ses valeurs et principes les différentes dispositions juridiques. On a montré que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, comme partie essentielle du corpus iuris, traverse une crise d’efficacité et de respect effectif. C’est pourquoi, sans causer de préjudice au système de garanties de nature intérieure, dans la sphère supranationale doit être enrichi l’arsenal des instruments et des moyens de garantie géré de manière subsidiaire, permanente, autonome et indépendante. Ainsi sera assurée la justiciabilité des droits de l’homme (violés par les pouvoirs publics ou privés et mal protégés par les autorités nationales ou régionales) devant les instances supranationales. Ces mêmes autorités supranationales devraient se charger d’enquêter sur les violations massives ou de grande envergure et de les sanctionner, violations qui affectent les droits et les biens tels que la paix, la sécurité et la préservation de l’environnement, et qui échappent aux juridictions nationales. D’autre part, il est urgent de revitaliser l’appareil et les moyens d’intervention de l’ONU et de ses agences et organismes dans des domaines aussi sensibles que celui de la santé, l’alimentation, l’éducation et l’aide à des populations en situation de vulnérabilité. Le déficit de garanties qu’on attribue à la Déclaration, juridiquement incontestable par ailleurs, a beaucoup à voir avec la faible efficacité de ses formes et mécanismes d’intervention dans des matières si intimement liées avec le minimum vital et la dignité d’une bonne partie de la population mondiale. Suppléer cette grande absence de garanties permettra de compléter le sens et la signification de la Déclaration, dont l’article 28 signale que « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». Le défi est de réussir à élaborer les garanties qui soient les plus appropriées à cette fin et de réunir autour de celles-ci un consensus universel. Sans elles, la Déclaration ne sera qu’une simple Déclaration et le processus constituant universel restera inachevé et exposé à un discrédit tout aussi universel.
La lutte contre la pauvreté, la neutralisation des grandes organisations criminelles, le développement durable de l’économie, le respect des idéaux démocratiques et l’effective garantie de la liberté et des droits sociaux, la quête de la vie commune pacifique, font appel à un changement profond du paradigme juridique et politique tant au niveau intérieur qu’au plan supranational. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme a commencé ce changement de paradigme. L’urgence qui marque le temps présent est de la poursuivre. Au-delà de la volonté des États, le moteur de ce moment dans le processus constituant mondial devrait être l’opinion publique mondiale mais seulement si elle réussit à se libérer du joug de médias de plus en plus concentrés et responsables d’une désinformation délétère et de l’homogénéisation culturelle.
Il ne s’agit pas d’un consensus sur l’universalité de la doctrine des droits de l’homme ou pour la quête d’un fondamentalisme humanitaire, mais de la volonté qui accorde une réalité à son universalité normative selon le principe qui préconise que les droits de l’homme doivent être garantis pour tous. En effet, les droits de l’homme répondent au présupposé pragmatique d’après lequel il est nécessaire d’assurer une vie commune pacifique marquée par le pluralisme culturel, éthique et religieux. Soixante dix ans après avoir été conçu, le projet constitutionnel universel doit être perfectionné. Pour ce faire une nouvelle conscience politique et juridique est nécessaire, un sens civique des habitants de la planète qui soit à la hauteur des problèmes communs à l’humanité, prisonnière jusqu’à présent d’un temps et d’un espace strictement locaux, et sans lequel les solutions ne pourront pas être trouvées. Ce qui a empêché l’avènement de l’humanité comme sujet et acteur central, porteur des exigences qui doivent être résolues dans l’intérêt général de tous les êtres humains sans distinction et du monde qui les héberge.
Ces valeurs juridiques pourront être difficilement assumées par les États dont les représentants ont été souvent complices de la dévalorisation des droits de l’homme et responsables de l’affaiblissement progressif de l’Organisation des Nations Unies. Le temps que prendra cette pénible et difficile prise de conscience et mobilisation de l’action collective sera payé de souffrance humaine et de dommages à la terre. Tous deux irréversibles. Les innocents payent notre indécision et notre manque de courage. Parachevons l’œuvre qui a été initiée avec la Déclaration Universelle des Droits de l’homme. Demain il sera trop tard. Les réalistes diront toujours que les conditions pour l’action collective ne sont et ne seront pas réunies et qu’il serait encore plus illusoire de prétendre à un constitutionnalisme global. Ce réalisme, au fond, n’est que cynisme et défense des privilèges contre la misère globale. Le véritable réalisme, au contraire, contemple la tragédie humanitaire présente et future et engage, car c’est là la seule solution possible, au respect effectif de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, Charte suprême de l’Humanité.
Parties annexes
Notes
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[1]
La constitutionnalisation des droits fondamentaux et le contrôle de constitutionnalité des lois dans le droit étatique, conjointement avec d’autres moyens de défense et de garantie, déterminent le passage à l’État Constitutionnel de Droit, État dans lequel sont proscrits les pouvoir souverains et les pouvoirs majoritaires qui ignorent les limites.
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[2]
Malgré le principe universel d’attribution de droits de la Déclaration et des pactes en vue de contrôler le flux migratoire, les pays riches conditionnent le droit d’entrée et de résidence à l’intérieur de leurs frontières à des règles qui nient l’essence des droits de l’homme et génèrent plusieurs degrés de discrimination et d’exclusion.
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[3]
En ce qui concerne le droit international et sa relation avec le droit étatique, il est important de souligner l’existence d’un pluralisme de systèmes tant étatiques qu’internationaux qui, à leur tour, intègrent diverses institutions, organes et statuts qui correspondent à différents niveaux normatifs, parmi lesquels s’imposent les relations de coordination, subordination, subsidiarité et intégration, limitant ou conditionnant l’exercice du pouvoir, qui en aucun cas ne peut être conçu comme souverain ou illimité.
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[4]
Il s’agit désormais d’États qui ont perdu le monopole dans le champ juridique et la gouvernance de l’économie à l’intérieur de leurs frontières (s’ils l’ont jamais eu). Ils rivalisent de plus en plus difficilement avec les pouvoirs extra et supra étatiques.
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[5]
Cette force serait la force organisée de l’humanité à laquelle faisait référence Woodrow Wilson