Résumés
Résumé
Cet article se propose de revenir sur l’héritage de mai 1968 sur l’histoire du théâtre et des institutions théâtrales françaises, en questionnant les malentendus et les héritages méconnus. Délaissant la question proprement esthétique, il s’agit davantage d’interroger les usages de la Déclaration de Villeurbanne, texte issu de l’assemblée des directeurs de théâtres publics, tenue à Villeurbanne, au Théâtre de la Cité, dirigé par Roger Planchon, en mai-juin 1968. Encore présente dans la mémoire des hommes de théâtre pour avoir institué la notion contestée de « non-public », la Déclaration de Villeurbanne peut-elle être accusée d’avoir marqué le début d’un abandon de la préoccupation du public ? Quel rôle a-t-elle eu sur la création d’une identité collective au réseau du théâtre public ?
Mots-clés :
- Villeurbanne,
- théâtre public,
- décentralisation,
- politique théâtrale,
- non-public,
- action culturelle,
- Roger Planchon,
- Patrice Chéreau
Corps de l’article
L’historiographie contemporaine fait de l’année 1968 une étape décisive, en France, de l’histoire conjointe du théâtre public et des politiques culturelles. Parfois perçue comme une fracture, ou, dans un langage moins dramatique, comme un « tournant », pour reprendre le titre du troisième volume que Robert Abirached a consacré à l’histoire de la décentralisation théâtrale[1], la crise de mai 1968 suscite encore de nombreux commentaires et interprétations. La tonalité qui se dégage de ces approches paraît pourtant bien sombre et la ferveur commémorative de ces derniers mois ne semble pas avoir estompé la sévérité de l’analyse. Si l’on se plaît à se souvenir de la ferveur des discussions, de l’enthousiasme du verbe, de l’espoir d’un avenir meilleur, le milieu théâtral n’a pas oublié la violence de la « prise » du Théâtre de l’Odéon par les étudiants contestataires, emmenés par Jean-Jacques Lebel et Paul Virilio, ni la radicalité des attaques contre Vilar lors du festival d’Avignon de l’été 1968, associé dans un même slogan au dictateur portugais Salazar. Plus encore, mai 1968 est accusé d’être à l’origine de certains des maux qui affectent le théâtre public aujourd’hui, et, notamment, la difficile rencontre entre la création et un large public. Mai 1968 aurait puissamment contribué à « l’échec de la démocratisation »[2].
Alors que l’on célèbre cette année le quarantième anniversaire de 1968, nous nous proposons d’interroger les représentations dont cette période demeure l’objet et de revenir sur son héritage au sein des pratiques théâtrales contemporaines. Cette analyse, dont le cadre de l’article ne permet pas de prétendre à l’exhaustivité, permet de mettre en lumière des faits saillants afin de saisir en quoi certaines de ces représentations se fondent sur des malentendus tandis que des traces, encore perceptibles dans le fonctionnement actuel des institutions théâtrales, sont minorées, voire ignorées. En retournant à l’événement dans une démarche proprement historienne, cette perspective ouvre alors la voie à une lecture moins manichéenne de cette période riche en réflexions et en projets.
La notion de « non-public » : entre action culturelle et primat à la création
Une des lectures généralement admises des effets de 1968 sur le théâtre tient en deux idées : la revendication du « pouvoir au créateur », qui traduit la prépondérance du metteur en scène dans le processus de création et l’affirmation d’un « non-public », qui justifie l’abandon des dispositifs visant à favoriser la rencontre entre les œuvres et les spectateurs[3].
1968 fossoyeur des utopies du théâtre populaire ?
Robert Abirached, lorsqu’il dresse le tableau d’un « paysage après tempête », propose une analyse désenchantée des effets de mai 1968 :
« Ce qui demeure préoccupant pour l’avenir immédiat, au sortir des conquêtes et des mirages du théâtre populaire, c’est à la fois le rabougrissement d’un répertoire devenu exsangue, le discours solipsiste tenu par la décentralisation à l’usage exclusif de ses connaisseurs et de ses amateurs, la timidité aussi bien idéologique que formelle des dramaturgies dominantes, l’épuisement de la notion d’intérêt public, la complaisance manifestée pour le faste des images et la répugnance concomitante proclamée à l’égard d’une pédagogie qui viserait à étendre le cercle des spectateurs, sans compter, enfin, le retour en force du mirage parisien malgré le développement des politiques culturelles des villes et des régions »[4].
Les années post-1968, au-delà du foisonnement formel, que reconnaît Robert Abirached[5], marqueraient la fin des utopies du théâtre populaire, institutionnalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion de Jeanne Laurent[6]. 1968 serait alors à l’origine de l’abandon des grands principes qui ont défini le théâtre populaire : souci du public, élaboration de dispositifs de relation avec le public[7], conception de l’activité théâtrale autour de la troupe permanente, polyvalence des comédiens, abnégation de chaque membre de la troupe, sens de l’économie, pauvreté des décors, simplicité des costumes... L’on cite alors certains artistes qui expriment leur détachement face aux idéaux fondateurs du théâtre public.
Ainsi, Gildas Bourdet affirme que les pionniers « ont tenu un discours pédagogique qui justifiait le théâtre d’une façon totalement inadéquate à notre avis », tandis que Georges Lavaudant considère que l’existence de l’action culturelle relève de « tâches secondaires typiques de la mauvaise conscience de gauche (j’ai mal à l’ouvrier ; j’ai mal à l’immigré) »[8]. Pierre-Étienne Heymann oppose la génération du théâtre populaire à celle de mai 1968, en citant Jean Vilar et Daniel Mesguich : « À la formule provocante de Vilar : "Ce n’est pas l’art que je vise, mais le public prolétaire" (Jean Vilar, Mémorandum, p.251), répondent les propos de Daniel Mesguich : "J’ai dit art du théâtre. J’en demande pardon à ceux qui ont voulu laisser ce mot ; qui ont travaillé à sa désuétude ; qui, pris par la chrétienne humilité, lui ont préféré, lui préfèrent, artisanat" (Du théâtre, n°5, 1996) »[9].
Jean-Pierre Vincent, Georges Lavaudant ou Daniel Mesguich représentent une génération accusée d’avoir détourné les objectifs initiaux des institutions de service public à leur seul profit, ce qu’exprime le critique Jean-Pierre Thibaudat en 1989 :
« La plupart des places fortes sont tenues par des metteurs en scène qui ayant bataillé ferme dans les années 1960 et 1970, ont arraché à l’usure, l’ancienneté, etc., pris possession desdites places. Insensiblement, la notabilité, l’habitude et le temps aidant, les établissements qui leur avaient été confiés sont devenus des châteaux personnels d’où il serait mal venu de les déloger [10]».
C’est à cette même analyse que nous engage Stanislas Nordey, lorsqu’il dénonce le pouvoir de la « génération 68 », qui refuse de partager les institutions dont elle a elle-même hérité : « Mai 1968 n’était rien d’autre qu’une révolution de bourgeois. Les gens en place dans les théâtres sont pour moi les purs produits de cette bourgeoisie [11]».
Mais peut-on véritablement imputer à 1968 cette responsabilité ? L’examen des événements permet seul de répondre à cette question. Nous privilégierons l’observation des conditions de production de la Déclaration de Villeurbanne, texte-manifeste rédigé par les « directeurs des théâtres populaires et des maisons de la culture, réunis en comité permanent », lors de l’assemblée au Théâtre de la Cité (21 mai-11 juin 1968), alors dirigé par Roger Planchon. Ce texte fait figure aujourd’hui de référence théorique pour les deux idées imputées aux effets de mai 1968 : le slogan du « pouvoir au créateur » et le fatalisme de l’existence d’un « non public ». C’est à ce dernier point que nous consacrerons l’essentiel de l’analyse. En effet, la revendication du pouvoir au créateur, qui ouvre sur ce que l’on a identifié dans les années 1970 comme la mainmise du metteur en scène sur l’acte collectif de création théâtrale, mériterait un examen approfondi, à partir, notamment, des échanges tenus lors des Rencontres d’Avignon de 1967, qui explicitent la menace des pressions politiques sur l’acte de création et la programmation des maisons de la culture.
La notion de « non-public » et ses dérives interprétatives
Une simple observation permet d’évacuer l’accusation formulée par Jean-Pierre Thibaudat : « Nos ex-ténors des journées de juin 1968 sont en majorité devenus des mandarins, termes dont ils tançaient légitimement leurs prédécesseurs[12] ». Parmi les trente-quatre signataires de la Déclaration de Villeurbanne ne figure aucun des artistes qui acquièrent la notoriété dans les années 1970, excepté Patrice Chéreau, venu à Villeurbanne au titre de directeur du Théâtre de Sartrouville. Les signataires sont soit des directeurs de la « première décentralisation », nommés par Jeanne Laurent (Jean Dasté, Hubert Gignoux, Georges Goubert, Guy Parigot, Maurice Sarrazin), soit des responsables de maisons de la culture, ces « cathédrales de l’art » créés par André Malraux (Didier Béraud, Gabriel Garran, René Jauneau, Guy Rétoré) ; ils ne peuvent être soupçonnés de vouloir conquérir des places - ils dirigent déjà des institutions théâtrales -, ni de cynisme face à des idéaux qu’ils ont eux-mêmes contribué à diffuser. Cette présence d’acteurs « historiques » de la décentralisation montre bien que Villeurbanne est avant tout un lieu de débats et de mise en commun de réflexions, et non un lieu de contestation d’une génération de pionniers par de jeunes artistes.
Rédigé en grande partie par Francis Jeanson, le texte de la Déclaration de Villeurbanne, reflète la personnalité de celui qui, pourtant extérieur au réseau de la décentralisation, en devient le théoricien et parvient à assurer la synthèse en imposant une prise de position collective. En effet, après quelques jours de débats effervescents, les directeurs présents suggèrent qu’un comité restreint rédige un document de synthèse susceptible d’être diffusé, après une période de huis-clos décidée au tout début de la rencontre. Les cinq personnes désignées (Roger Planchon, Hubert Gignoux, Pierre Debauche, Philippe Tiry et Georges Goubert), éprouvant la difficulté d’une rédaction collective, désignent Francis Jeanson pour tenir la plume. Philosophe, compagnon de Jean-Paul Sartre, Francis Jeanson est envoyé à Villeurbanne par Jacques Fornier, directeur du Théâtre de Bourgogne, qui l’a appelé auprès de lui pour réfléchir au projet d’une maison de la culture. Il oriente la réflexion sur l’avenir de la décentralisation, en posant comme principe que la « critique des maisons de la culture n’est pas une critique du système »[13]. De fait, les propositions sont davantage une autocritique pour aller plus loin dans les objectifs initiaux de la décentralisation qu’une remise en cause complète de ces derniers. Cela fonde un des futurs malentendus : à Villeurbanne, il n’est pas question de liquider la décentralisation. Pour Francis Jeanson, il s’agit d’approfondir la notion de service public, en examinant le rapport des maisons de la culture à la population. La notion de « non-public » permet de dénoncer le « déficit démocratique de l’action culturelle »[14] et doit donc être entendue comme une volonté de restaurer le rôle du citoyen dans la vie artistique afin de créer du lien social par la culture :
« En essayant d’inventer des rapports nouveaux avec le "non-public", il ne s’agit pas de renier notre attachement à la culture déjà là, mais de faire en sorte que ce "non-public" puisse se situer, se dire, s’exprimer, de plus en plus consciemment... »[15].
Contre la vision malrucienne de partage de l’accès à la culture au sein de la nation, Francis Jeanson introduit l’idée de partage de la création au sein de la République, ce qu’il nomme la « politisation » de l’action culturelle : il s’agit de permettre aux citoyens de contribuer activement à la production artistique et culturelle. Est notamment affirmée la « nécessité d’une étroite corrélation entre la création théâtrale et l’action culturelle ». Le rôle de la culture dans la politisation de l’individu s’entend comme faculté de « se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité »[16]. Comment, dès lors, comprendre que pour nombre de commentateurs, la notion de « non-public » explique l’érosion du public qui, pour Robert Abirached, « atteint son point le plus fort en 1975 »[17] ? Comment justifier que la notion de « non-public » soit entendue comme le stigmate d’un discours fataliste d’ « échec de la démocratisation »[18] ? Puisque les analyses sociologiques ont tendance à montrer que cinquante ans de politiques culturelles n’ont pas suffi à élargir socialement la fréquentation des équipements culturels, l’on pourrait en déduire que les dispositifs de relation avec le public tels que les pionniers de la décentralisation les ont mis en place, seraient impuissants à lutter contre les déterminants sociaux[19]. Laurent Fleury met au jour les impensés idéologiques de ces analyses sociologiques[20]. L’invention de la notion de « non-public » aurait été inventée comme expression de la reconnaissance du poids des lois sociales, qui dédouanerait donc les artistes de poursuivre leurs efforts en faveur de l’élargissement de l’accès aux œuvres. Les signataires de la Déclaration partageaient-ils cette analyse ? Certes, une première rencontre avec hommes de théâtre, élus et chercheurs en sciences sociales s’est tenue à Avignon sur le « développement culturel » ; certes le service des Études et de la Recherche du ministère des Affaires culturelles a commandé en 1964 une enquête sur la fréquentation des musées à Pierre Bourdieu, dont les résultats paraissent en 1966 ; certes, une jeune troupe de théâtre a en projet, avant même les événements de mai 1968, d’adapter sur scène l’ouvrage de Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu, Les Héritiers [21] ; certes, l’idée que les déterminants sociaux « déterminent » les pratiques culturelles commence à se diffuser ; et pourtant, il ne semble pas que la notion de « non-public » soit directement liée à ces travaux, ni qu’il faille comprendre que cette notion implique l’abandon de tout effort envers le public, bien au contraire. L’on doit cependant souligner que la Déclaration de Villeurbanne, synthèse proposée par Francis Jeanson, minimise les points de litiges entre les participants.
Si la préoccupation première de Francis Jeanson est bien la question démocratique, son texte reflète le positionnement des artistes pour lesquels, intrinsèquement, la création est l’objectif premier. C’est pourquoi la plateforme de revendications concrètes demande l’augmentation des moyens alloués à la création. Par ailleurs, la proposition de Roger Planchon, si elle rappelle l’importance de l’action culturelle, s’éloigne de celle de Francis Jeanson, en ce qu’elle dénonce l’action culturelle menée en dehors du travail artistique et les « acteurs s’occupant des problèmes du non-public au détriment de leur travail artistique »[22]. Le refus de José Valverde, directeur du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis de ratifier la proposition de Jeanson, parce qu’il estime ne pas avoir à rompre avec sa pratique antérieure, témoigne des divisions au sein de l’assemblée.
Mais, plus encore qu’une lecture trop « littérale » de la Déclaration ou qu’une interprétation d’un faux unanimisme, il apparaît surtout tentant d’imputer à 1968 la responsabilité de pratiques postérieures, tout en omettant de rappeler les expériences directement issues des réflexions de mai 1968.
Les difficultés de mise en pratique de l’action culturelle : l’expérience de Sartrouville
Si, dans le moment même de l’élaboration de la Déclaration de Villeurbanne, on peut déjà observer des dissensions qui se radicalisent ultérieurement, les difficultés de mise en pratique concrète de l’action culturelle, achèvent, pour certains, l’enthousiasme réformateur, comme en témoigne Pierre-Étienne Heymann, directeur des études de l’école du Théâtre National de Strasbourg de 1970 à 1972 et fondateur-directeur du Centre d’action culturelle de Villeneuve d’Ascq. Venu au théâtre à partir des mouvements de jeunesse dans les années 1950, nourri des idéaux du théâtre populaire, mobilisé en 1968 par la définition d’un nouveau théâtre populaire, il fait pourtant, en 1973, un constat assez amer des expériences issues de 1968, et, en particulier, celles visant le non-public, qu’il qualifie de « sortes d’écoles du spectateur »[23]. Il reconnaît que les difficultés financières ont obligé les troupes à faire un choix : soit privilégier l’animation, soit monter des spectacles dans les salles : « elles choisiront de revenir à leur pratique habituelle »[24], conclut-il.
Sans faire une étude plus approfondie des programmations des théâtres de la décentralisation après les événements de mai 1968, on peut cependant observer deux mouvements principaux : une forme de « politisation » du répertoire (la pression de la contestation étudiante conduit les directeurs à davantage « politiser » leur répertoire, au risque de promouvoir une création aux liens peu à peu distendus avec le public [25]), et des essais parfois décevants d’expériences relevant de l’action culturelle définie par Jeanson.
L’exemple du Théâtre de Sartrouville semble, à cet égard, intéressant. Quand Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent acceptent, en 1966, la proposition de Claude Sévenier de s’installer à Sartrouville dans un centre culturel que le maire vient d’inaugurer sans savoir exactement qu’en faire, ils sont convaincus de la cohérence de leur démarche : faire de la création théâtrale au milieu d’un public de banlieue. Ils s’inscrivent dans le mouvement de l’action culturelle telle que Francis Jeanson le théorise quelques temps plus tard :
« Pour nous, le développement culturel régional veut dire : priorité à la création (…). Faire entrer la culture dans la vie quotidienne ne veut pas dire mettre à disposition du public les trésors de la culture universelle, mais porter la création à sa source même, au milieu d’un public. Il s’agit d’élaborer, avec ceux qui la découvriront, une culture, celle dont nous avons besoin [26]».
Jean-Pierre Vincent participe activement à l’animation culturelle : sur les sept permanents du théâtre, trois se consacrent à plein temps et un à mi-temps aux animations en milieu scolaire, principale forme d’action culturelle du projet de Sartrouville. La troupe s’engage dans des animations régulières, sans toutefois renoncer à l’accueil de spectacles professionnels (Les Petits-bourgeois de Maxime Gorki puis La Cuisine d’Arnold Wesker par le Théâtre du Soleil ; La Moscheta de Ruzzante dans une mise en scène de Marcel Maréchal), ni à la production de spectacles ambitieux : Le Prix de la révolte au marché noir de Dimitri Dimitriadis ou Dom Juan de Molière, dans une scénographie complexe signée pour la première fois de Richard Peduzzi. « Cette mise en scène est pour beaucoup dans sa débâcle financière. Les limites du budget ne semblent pas préoccuper Patrice Chéreau », reconnaît Claude Sévenier[27]. En effet, le 5 mars 1969, Patrice Chéreau envoie sa lettre de démission au maire de Sartrouville : responsable sur ses biens en tant que directeur de la compagnie, il doit rembourser près de 600 000 francs. La cause de cet échec s’appuie essentiellement sur un déficit budgétaire : ni les recettes de billetterie (le prix des places reste modique), ni les subventions (Sartrouville est une ville de 35 000 habitants, sans industrie, sans réels moyens financiers), ne permettent d’assurer l’activité du théâtre. Presque concomitamment, dans le numéro 47 d’avril-mai 1969 de Partisans, Patrice Chéreau fait le constat de la « mort exemplaire » de l’expérience de Sartrouville, et, plus généralement, de celle du théâtre populaire :
« Le Théâtre de Sartrouville a été créé en septembre 1966 avec l’aide de la municipalité et de l’État. Il s’agissait au départ d’une petite entreprise faiblement subventionnée, mais originale dans ses principes : le caractère spécifique de la commune d’implantation, la volonté délibérée d’y pratiquer un certain type de recherche artistique et l’importante accordée à l’animation culturelle en dépit de faibles moyens. Dès sa naissance, le Théâtre de Sartrouville a pratiqué en toute naïveté l’idéologie ordinaire des théâtres populaires (…). Il voulut amener à leur terme ces vieilles idées qui traînaient un peu partout, découvrit peu à peu qu’il manquait d’objectifs politiques cohérents et s’en étonna. Il ne lui resta bientôt plus qu’à mourir. Ce qu’il fait. Aujourd’hui, loin de nous lamenter, nous disons que cette mort est saine, qu’elle était utile et nous la qualifierons d’exemplaire ».
Patrice Chéreau souligne la limite de l’action culturelle comme « forme de militantisme quotidien » et dénonce la « morale progressiste toujours du côté des maîtres ». Rejetant l’utopie du changement social par l’art, il en appelle à la responsabilité de l’artiste : « sachons poser pour nous-mêmes l’exigence d’un travail de recherche en militantisme ».
En conclusion, l’expérience de Patrice Chéreau à Sartrouville témoigne des contradictions liées à l’action culturelle, telle qu’elle émerge lors des rencontres de Villeurbanne. L’échec du Théâtre de Sartrouville signe la victoire du créateur. Cette expérience ne peut résumer à elle seule la multiplicité et la diversité des aventures qui naissent dans les années 1970, portées par les débats de 1968[28]. Toutefois, elle marque la naissance d’une nouvelle problématique : l’affrontement entre la légitimité de l’animateur et celle du créateur. Pour Patrice Chéreau, comme pour Jean-Pierre Vincent et la génération de metteurs de scène qui intègre le réseau de la décentralisation, grâce au secrétaire d’État à la Culture, Michel Guy[29], il s’agit désormais de séparer la création de l’action culturelle. En cela, mai 1968 peut être analysé comme l’origine indirecte du « tout pour la création ».
La professionnalisation du réseau de la décentralisation
S’il convient de nuancer l’imputation causale directe entre mai 1968 et les pratiques artistiques des années 1970 et 1980, qui privilégieraient l’expérimentation formelle au détriment de la conquête du public, on peut, en revanche, cerner d’autres héritages de mai 1968 dans le mode de fonctionnement des institutions théâtrales. La constitution du réseau de la décentralisation en un cadre organisationnel efficace et l’émergence sur le devant de la scène des artistes en tant qu’interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics semblent des héritages structurants pour le milieu théâtral.
L’union comme forme d’action publique
Le réseau du théâtre public décentralisé se compose en 1968 de l’addition du réseau historique de la décentralisation dramatique[30], du réseau des maisons de la culture[31], auquel il faut ajouter la dizaine de troupes permanentes. Si Jeanne Laurent travaille dans un rapport individuel avec les premiers directeurs, l’administration d’André Malraux a quelquefois réuni les directeurs de maisons de la culture, mais sans que ne s’affiche réellement la cohérence d’un réseau du théâtre public. À ce titre, la « grande palabre » de Villeurbanne, pour reprendre l’expression de Francis Jeanson[32], peut faire figure d’une première manifestation publique d’un réseau de professionnels, qui affiche sa solidarité sous la pression de l’événement.
Cette mise en réseau est bien le fruit d’une démarche de professionnalisation d’un secteur, puisque les directeurs présents ont été invités par le biais des listes de l’Association Technique pour l’Action Culturelle (ATAC), association fondée en 1966, suite à la tentative infructueuse et à la dissolution du Centre National de Diffusion Culturelle (CNDC), mis en place par le ministère de la Culture pour fédérer les maisons de la culture. L’ATAC se donne comme objectif de devenir le lieu de rencontre de la décentralisation dramatique et réunit, à ce titre, aussi bien les maisons de la culture, les centres dramatiques que les troupes permanentes.
Sans méconnaître la diversité des motivations et des points de vue - l’analyse montre bien la fausse unanimité des participants -, l’assemblée de Villeurbanne marque, pour la première fois, la volonté du milieu théâtral de se retrouver pour échanger, mais aussi pour s’affirmer comme « communauté théâtrale ». Il s’agit, dans une certaine mesure, de retrouver la mémoire du modèle communautaire du théâtre, qui s’appuie, notamment, sur des figures mythiques comme celle de Molière et de son Illustre-Théâtre, mais aussi de retrouver les idéaux plus récents du théâtre populaire, cette « famille théâtrale » dont Hubert Gignoux a, plus tard, narré l’histoire[33]. Dans ce contexte, les divergences doivent être sinon masquées, du moins fortement atténuées. Ainsi, alors que la Déclaration n’est signée que de trente-quatre membres du comité permanent, on la déclare votée à l’unanimité.
Cette attitude de rassemblement face à la menace - menace répressive d’un gouvernement sinon réactionnaire, du moins d’un gouvernement de l’ordre ; menace devant la contestation de la démocratisation culturelle et des politiques menées par les institutions de la décentralisation - constitue, avec la grève, une des formes d’action publique prisée par le milieu théâtral. En témoigne un événement récent : la réunion au Théâtre de l’Odéon le 27 février 2008 de plus de cent cinquante artistes venus dénoncer les baisses de crédits de financement. Sur la photographie de famille se côtoient les artistes les plus jeunes et les plus confirmés. Jean-Pierre Vincent déclare : « On tend à nous diviser et nous avons tendance nous-même à le faire. Mais nous sommes tous là aujourd’hui. Nous sommes liés économiquement, nous formons une vaste coproduction [34]». L’appel au panthéon des « héros » du théâtre public fait également partie de la panoplie de la contestation. Ainsi, Didier Bezace, directeur du Théâtre de la Commune, cite, dans le même article, Jean Vilar dénonçant le « mariage cruel » avec les tutelles.
En dehors de la constitution d’une forme de mobilisation publique, la réunion de Villeurbanne marque les débuts d’un modèle contemporain de fonctionnement interne des organisations théâtrales.
Les premiers centres dramatiques sont organisés selon les valeurs du militantisme : polyvalent, le comédien se fait machiniste ou décorateur, enfilant son bleu de travail avant de revêtir le costume de l’Avare, ne comptant pas ses heures de travail... Déjà, au sein des maisons de la culture, la multiplicité des activités entraîne l’augmentation du nombre de personnel et oblige à une nouvelle répartition des tâches. De chef de troupe charismatique, le metteur en scène endosse la fonction de directeur d’institution. Peu à peu, les fonctions administratives et techniques se démarquent des fonctions artistiques, accusant des liens parfois distendus avec le plateau. Ce processus de rationalisation, propre des sociétés modernes, s’institutionnalise autour de 1968 ; les débats internes aux maisons de la culture en grève débouchent sur l’officialisation de la division du travail au sein des institutions théâtrales.
En effet, les centres dramatiques et les maisons de la culture n’échappent pas à la revendication salariale : des comités de grève se constituent et critiquent le fonctionnement archaïque des institutions. Les personnels administratif et technique élaborent des revendications communes, liées à la revalorisation des conditions de travail et surtout à la redistribution du pouvoir au sein de l’institution. Ainsi, à Toulouse, « l’organisation de la vie de l’institution autour du pouvoir absolu du créateur est remise en cause en même temps qu’est souhaitée une dynamique de groupe qui s’attacherait à valoriser l’ensemble des efforts accomplis en faveur de l’action culturelle »[35]. De manière presque paradoxale, si l’on considère cette revendication de modernisation des conditions de travail, le personnel des institutions théâtrales exprime le regret de la disparition de l’esprit d’équipe qui prévalait aux débuts de la décentralisation. Mais il est vrai, également, que les propositions s’intègrent dans un contexte de promotion des processus d’autogestion au sein des collectifs.
Alors que les directeurs, dès le début de la rencontre à Villeurbanne, votent une motion demandant une « refonte totale de l’ensemble des structures de l’action culturelle »[36], devant les revendications des personnels réunis à Strasbourg les 8, 9 et 10 juin 1968, ils révisent leur position première et assument leur rôle de chef d’entreprise, en excluant les personnels administratif et technique des décisions liées à l’action culturelle. La commission paritaire directeurs-personnels qui se réunit fin juin et début juillet 1968 se contente de négocier des revendications salariales (augmentation de salaire, attribution de libertés syndicales) et d’ouvrir la voie à l’élaboration d’une convention collective nationale. À l’issue de cette période de négociation, le mode d’organisation des institutions du réseau de la décentralisation a été clarifié ; les directeurs-metteurs en scène gardent le pouvoir. La décentralisation entre donc dans une nouvelle phase de professionnalisation.
L’irruption du réseau du théâtre public sur la scène politique
En parallèle à cette professionnalisation organisationnelle, le réseau de la décentralisation se professionnalise politiquement. En s’affichant comme force unifiée, il institutionnalise son irruption dans les débats sur les politiques culturelles.
Déjà, depuis 1964, les Rencontres d’Avignon, organisées par Jean Vilar et Michel Debeauvais lors du festival, offrent la possibilité aux artistes de confronter leurs points de vue avec des élus locaux, des hauts fonctionnaires, ou des chercheurs en sciences sociales. Les thématiques choisies pour les rencontres témoignent des interrogations du milieu culturel. En 1964, il s’agit de réfléchir aux enjeux du développement culturel. En 1965, s’impose la réflexion autour des rapports entre l’école et la culture. En 1966, l’enjeu des politiques culturelles locales devient prioritaire. Cette question, formalisée sous l’appellation du « développement culturel régional » se poursuit en 1967 autour de l’analyse de la politique culturelle de sept villes françaises. La thématique sera poursuivie en 1969, après une interruption en 1968. Ce sont surtout les Rencontres de 1967, qui annoncent la prise de parole de l’artiste. En effet, à la fin de sept jours de débats, alors que s’énoncent des remarques finales, Roger Planchon, qui n’était pas intervenu jusqu’ici, s’exprime après Francis Raison, directeur du Théâtre et des Maisons de la Culture (1966-1969) :
« Il est heureux que l’État reconnaisse la liberté des créateurs. Mais cela exige que soient éliminés la loi de 1901, les conseils de notables dirigeant les maisons de la culture... Les créateurs ne veulent plus la liberté, ils veulent le pouvoir. Ils veulent un affrontement direct avec l’État et avec le public (…). L’action culturelle doit s’organiser autour de deux axes tragiques. Dans les vingt années à venir, va se former un prolétariat coupé de toute culture. C’est ce qu’il faudrait regarder, les sous-hommes que cette société est en train de former. D’autre part, la plupart des grands créateurs crachent sur cette société, ils la vomissent. Il faut réintégrer le créateur, le poète, dans la société [37] ».
La virulence du discours de Roger Planchon traduit une crainte qui s’exprime avec force lors des débats à Villeurbanne : le risque d’intervention en matière artistique des élus locaux, via le conseil d’administration des maisons de la culture. Mais, plus généralement, ce discours marque l’entrée des artistes dans les débats sur les politiques culturelles.
Aux débuts de la décentralisation, les négociations avec le ministère se construisent dans une relation inter-individuelle : Jeanne Laurent travaille main dans la main avec Jean Dasté ou Hubert Gignoux pour convaincre les municipalités de financer les premiers centres dramatiques. Lorsqu’André Malraux lance les maisons de la culture, Émile-Jean Biasini, directeur du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle à partir de 1961, se fait fort de protéger les artistes des interventions locales. Après le départ de ce dernier, en 1966, les directeurs d’institutions théâtrales se sentent esseulés et sont confrontés avec davantage de brutalité aux pressions des pouvoirs locaux : mai 1968 leur donne la possibilité d’interpeller, collectivement, le pouvoir central en sollicitant son intervention. La participation d’André Malraux à la marche de soutien au Général de Gaulle, oblige à briser le cadre du huis clos décidé dans un premier temps à Villeurbanne : il devient urgent de s’adresser au pouvoir. La motion du 1er juin 1968 exprime l’unité du comité permanent de Villeurbanne : « Totalement unis dans cette prise de position [une déclaration d’intentions signée d’un commun accord par les interlocuteurs en présence] qui s’adresse à la plus haute autorité responsable, sans considération de personne ou de circonstance, ils se veulent également solidaires de toutes les suites qu’elle pourrait comporter »[38]. Cette déclaration affirme clairement une volonté de solidarité : solidarité qui sera désormais brandie à chaque fois qu’il s’agit d’interpeller le pouvoir central. Francis Raison se rend à Villeurbanne et organise une rencontre du bureau du comité permanent avec Antoine Bernard, chef de cabinet d’André Malraux (avril 1965-juin 1969). L’assemblée de Villeurbanne est reconnue officiellement et le ministère s’engage à créer une commission, qui sera « consultée sur tous les problèmes artistiques, pédagogiques et culturels » et à réformer les statuts des établissements actuels.
Lors de la rencontre avec André Malraux, le 22 juin, les directeurs « affichent une cohérence sans faille de leurs exigences collectives et sont à même de présenter un plan de relance de la politique culturelle qui tienne compte des événements »[39]. Les élections législatives de juin 1968 balayent tout espoir de réforme et d’augmentation budgétaire, les urnes confirmant le pouvoir gaulliste et donnant une nette majorité aux courants conservateurs. Pourtant, grâce à la crise politique, pour la première fois, le réseau de la décentralisation parvient à afficher une position commune, au-delà de ses divergences internes.
Grâce à cette cohérence, l’assemblée de Villeurbanne préfigure l’émergence du Syndicat Des Entreprises d’Action Culturelle (SYNDEAC), créé en 1971. Pour preuve de cette filiation avec l’histoire de la décentralisation, le texte de présentation du syndicat, lisible sur son site [40] :
« L’immédiat après-guerre a connu les aventures pionnières de notre décentralisation dramatique : la Comédie de l’Est, la Comédie de Saint-Étienne, la Comédie de l’Ouest, le Festival d’Avignon furent parmi les premiers à implanter le théâtre hors les murs de la capitale.
Puis vinrent les années Malraux. Et le temps du développement culturel. Ainsi, sous l’impulsion des hommes de l’art relayée par des volontés politiques parfois visionnaires, souvent instables, la France s’est dotée, en matière de théâtre et d’action culturelle, d’un secteur public et subventionné large, multiple, diversifié dans ses missions, ses moyens, ses statuts.
En 1971, une quarantaine de directeurs réunis autour de Georges Goubert, Jean Danet, Robert Gilbert, estiment le temps venu de traduire la présence réelle de ce secteur public des arts de la scène et de cette profession par une instance chargée de défendre ses intérêts. Ainsi fut fondé le SYNDEAC ».
Principal acteur syndical de la négociation avec le ministère, le SYNDEAC est régulièrement appelé par le ministère de la Culture pour débattre des orientations concernant le spectacle vivant. Ce fut le cas en février 2008 pour la mise en place des « Entretiens de Valois », à l’initiative du ministère de la Culture.
Grâce à Villeurbanne, grâce à cette ambition réussie de favoriser l’union plus que la division, le réseau de la décentralisation se professionnalise en termes organisationnel et politique et invente de nouvelles formes d’action collective, qui seront développées par la suite, notamment lorsque les artistes se sentent menacés ou mal-compris.
Conclusion : l’identité collective du théâtre public
Pour conclure, deux remarques s’imposent : le retour en force de l’action culturelle dans la vie théâtrale et le rôle de mai 1968 dans l’émergence d’une identité collective du théâtre public.
Alors que mai 1968 a été accusé de porter les germes de l’abandon de la question du public, si l’on observe attentivement les pratiques théâtrales contemporaines, force est de constater que la conception de l’action culturelle telle qu’elle est envisagée lors de l’assemblée de Villeurbanne est encore présente aujourd’hui, dans sa triple dimension : sociale, politique et artistique. Les expériences issues des volets culture de la politique de la ville reprennent, pour une large part, cette perspective démocratique. Ainsi, les Projets Culturels de Quartiers (PCQ), initiés par Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture de 1995 à 1997, s’inscrivent dans le contexte politique de lutte contre la « fracture sociale » défendue par le candidat Jacques Chirac aux élections présidentielles de 1995. Leur objectif prioritaire est de donner la parole aux exclus, en articulant travail culturel et travail social[41]. Si l’on prend la peine de saisir l’origine et le sens de la notion de « non-public », il est frappant de constater les similitudes de conception entre la pensée de Francis Jeanson et celle des artistes contemporains, de plus en plus nombreux, qui font de l’action culturelle le cœur de leur processus créatif[42].
En quoi mai 1968 forme-t-il un « tournant » pour l’histoire du théâtre ? L’historiographie, malgré les travaux de l’École des Annales, qui privilégie la longue durée, se plaît à découper le temps en ruptures successives, parfois pour des raisons d’ordre pédagogique, parfois par un souci de dramatisation de l’événement. Mai 1968 ne peut être perçu comme une réelle rupture en matière esthétique, même si l’événement met en lumière la vitalité d’un nouveau théâtre, politisé, contestataire, radical et inventif formellement. En revanche, si la Déclaration de Villeurbanne ne peut être assimilée à un manifeste, partagé unanimement par l’ensemble des hommes de théâtre en 1968 ou par l’ensemble d’une génération, elle signe l’émergence d’une identité collective, celle du réseau des institutions de la décentralisation, et plus généralement, celle du théâtre public.
En sociologie, la notion d’identité ne peut être perçue comme une substance stable et immuable, mais comme une construction issue de diverses opérations, plus ou moins individuelles ou collectives, subjectives ou objectivées, réversibles ou irréversibles, temporaires ou durables[43]. Si l’on transpose à l’histoire du champ théâtral l’hypothèse concernant la construction des identités nationales, il apparaît que le théâtre public commence à se construire une identité dès lors qu’il se donne des ancêtres fondateurs[44]. Jean Vilar, fondateur du Festival d’Avignon en 1947, rendait déjà des hommages appuyés à Firmin Gémier, premier directeur du Théâtre National Populaire. Ainsi en 1969 : « (…) L’homme Gémier met en place jour après jour les fondations d’un théâtre moderne et social (…). Reconnaissance à Firmin Tonnerre, dit « Gémier », fils d’aubergiste, natif d’Aubervilliers [45]».
En 1968, à l’occasion de l’assemblée à Villeurbanne, les hommes de théâtre contribuent à faire émerger une identité collective du théâtre public. Sans méconnaître les spécificités de positionnement de chaque signataire (directeur-animateur ou directeur-créateur ; héraut de la première décentralisation ou promoteur d’une politisation de la création, réformateur ou révolutionnaire ...)[46], Villeurbanne révèle les traits communs du théâtre public et l’éthos du collectif, c’est-à-dire l’ensemble des « qualités morales propres au groupe »[47]. Cette identité collective devient un gage essentiel dans les combats futurs menés pour l’obtention de moyens supplémentaires et d’une meilleure prise en compte des spécificités du service public pour le théâtre.
Parties annexes
Notes
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[1]
Abirached, Robert (dir.), La Décentralisation théâtrale, tome 3, 1968, Le tournant, Arles, Actes-Sud-Papiers, 1994.
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[2]
Voir Donnat, Olivier, « Démocratisation culturelle : la fin d’un mythe », in Esprit, n°171, 1991, pp. 65-82.
-
[3]
Voir Caune, Jean, La Culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu, Grenoble, PUG, 1992.
-
[4]
Abirached, Robert, « Paysage d’après tempête », in Abirached, Robert (dir.), La Décentralisation théâtrale, tome 4, Le Temps des incertitudes, 1969-1981, Arles, Actes-Sud-Papiers, 1995, pp. 13-19 (p.19).
-
[5]
« Au sortir de 1968, il n’est question que de recherche, dans les formes, dans les méthodes, dans les modes de production (…). La curiosité devient fébrile, les mouvements se succèdent de plus en plus rapidement », Abirached, Robert, « Paysage d’après tempête », ibid., p.16.
-
[6]
Voir Denizot, Marion, Jeanne Laurent. Une fondatrice du service public pour la culture. 1946-1952, préface de Robert Abirached, Comité d’histoire du ministère de la culture, Paris, La Documentation française, 2005.
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[7]
Voir Fleury, Laurent, Le TNP de Vilar. Une expérience de démocratisation de la culture, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.
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[8]
Caune, Jean, « Créateur/animateur », in Abirached, Robert (dir.), La Décentralisation théâtrale, tome 4, Le Temps des incertitudes, 1969-1981, op. cit., pp. 63-80 (p. 78 et p. 80).
-
[9]
Heymann, Pierre-Étienne, Regards sur les mutations du théâtre public (1968-1998). La mémoire et le désir, Paris, L’Harmattan, 2000, p.117.
-
[10]
Thibaudat, Jean-Pierre, « Drame de compagnies », in Libération, 16 mars 1989, cité par Rauch, Marie-Ange, Le Théâtre en France en 1968, Paris, Éditions de l’Amandier, 2008, p.461.
-
[11]
Nordey, Stanislas et Lang, Valérie, entretiens avec Ciret, Yan et Laroze, Franck, Passions civiles, Gémenos, La Passe du vent, 2000, p.78.
-
[12]
Thibaudat, Jean-Pierre, « Drame de compagnies », op.cit., p.461.
-
[13]
Rauch, Marie-Ange, Le Théâtre en France en 1968, op. cit., p. 299.
-
[14]
Ibid., p. 302.
-
[15]
Note du 4 juin 1968 du Comité permanent sur la notion de « non-public » (notes d’après intervention Jeanson), Archives du théâtre de la Cité à Villeurbanne, s.c.
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[16]
Déclaration de Villeurbanne, 25 mai 1968, reproduit in Rauch, Marie-Ange, Le Théâtre en France en 1968, op. cit., pp. 489-493.
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[17]
Abirached, Robert, « Paysage d’après tempête », op. cit., p.18.
-
[18]
Voir Fleury, Laurent, « L’invention de la notion de "non-public" », in Ancel, Pascale et Pessin, Alain (dir.), Les Non-publics. Les arts en réceptions, tome 1, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Sociales », 2004, pp. 53-81. Laurent Fleury, en analysant la littéralité du texte de la Déclaration de Villeurbanne, montre comment la notion de « non-public » génère une « prophétie auto-créatrice ». Il s’appuie sur l’exemple du Théâtre National Populaire dirigé par Georges Wilson : en supprimant l’abonnement à l’automne 1968, Georges Wilson favorise la désaffection d’un public « conquis », « bourgeois », au nom de l’existence d’un « non-public ».
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[19]
Voir, notamment, Donnat, Olivier, Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998.
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[20]
Voir Fleury, Laurent, « Le discours d’"échec" de la démocratisation de la culture : constat sociologique ou assertion idéologique », in Girel, Sylvia et Proust, Serge (dir.), Les usages de la sociologie de l’art. Constructions théoriques, cas pratiques, Paris, L’Harmattan, 2007, pp.75-99.
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[21]
Ce sera chose faite le 3 mai 1968 à la rue d’Ulm et - hasard -, jour de la première manifestation étudiante ! Pour une retranscription du texte, voir Faivre, Bernard, « L’Héritier, création du Théâtre de l’Aquarium », Abirached, Robert (dir.), La Décentralisation théâtrale, tome 3, 1968, le tournant, op. cit., pp.201-245.
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[22]
Roger Planchon, cité par Rauch, Marie-Ange, Le Théâtre en France en 1968, op. cit., p. 311.
-
[23]
Heymann, Pierre-Étienne, « Les théâtres populaires après 1968 », publié dans Coloquio Artes, revue de la Fondation Calouste Gulbenkian, n°15, Lisbonne, 1973, repris in Regards sur les mutations du théâtre public (1968-1998). La mémoire et le désir, op. cit., p.28.
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[24]
Ibid., p.28.
-
[25]
Olivier Neveux retrace la radicalisation du répertoire de quelques troupes, à l’issue de mai 1968 (Armand Gatti, André Benedetto, la Troupe Z...), mais il reprend l’analyse de Philippe Ivernel, selon lequel « une fois l’été passé, le retour à l’ordre se traduit également par un retour au spectacle institué », Ivernel, Philippe, « Ouvertures historique 1936 à 1938 », in Ebstein, Jean et Ivernel, Philippe (dir.), Le Théâtre d’intervention depuis 1968, tome 1, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p.25, cité par Neveux, Olivier, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2007, p.80.
-
[26]
Cité par Bataillon, Michel, Un défi en province. 1972-1982. Chéreau, Paris, Marval, p.104.
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[27]
Cité par Godard, Colette, Patrice Chéreau. Un trajet, Paris, Éditions du Rochet, 2007, p. 56.
-
[28]
Voir, notamment, le témoignage de Catherine de Seynes, à propos du centre de culture populaire de Saint-Nazaire. De Seynes, Catherine, On n’a pas le temps. Création collective en milieu ouvrier à Saint-Nazaire. 1975-1977, Paris, François Maspéro, coll. « Malgré tout », 1978.
-
[29]
En 1974, Jean-Pierre Vincent est nommé au Théâtre National de Strasbourg ; l’année suivante, sont nommés : Bruno Bayen à Toulouse, Daniel Benoin et Guy Lauzin à Saint-Étienne, Georges Lavaudant à Grenoble, Gildas Bourdet à Tourcoing, Robert Gironès à Lyon... La plupart de ces directeurs ont moins de trente ans.
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[30]
Il s’agit des cinq centres dramatiques créés par Jeanne Laurent entre 1947 et 1952, auxquels s’ajoutent les nouveaux centres dramatiques créés par André Malraux : le centre dramatique national du Nord à Tourcoing, la Comédie de Bourges et le Théâtre de Villeurbanne.
-
[31]
Les maisons de la culture créées en 1968 sont celles du Havre, de Caen, de Bourges, d’Amiens, de Thonon, de Firminy, de Grenoble et le Théâtre de l’Est Parisien à Paris.
-
[32]
Jeanson, Francis, « La réunion de Villeurbanne », in Abirached, Robert (dir.), La Décentralisation théâtrale, tome 3, 1968, le tournant, op. cit., p.87.
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[33]
Gignoux, Hubert, Histoire d’une famille théâtrale, Paris, L’Aire théâtrale, 1984.
-
[34]
Vincent, Jean-Pierre, « Coup de théâtre à l’Odéon », in Libération, 28 février 2008.
-
[35]
Rauch, Marie-Ange, Le Théâtre en France en 1968, op. cit., p. 337.
-
[36]
Lettre aux personnels, 7 juin 1968, Villeurbanne, cité par ibid., p. 339.
-
[37]
Poirrier, Philippe (dir.), La naissance des politiques culturelles et les rencontres d’Avignon sous la présidence de Jean Vilar (1964-1970), Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La Documentation française, 1997, p. 296.
-
[38]
Motion du 1er juin 1968, cité par Rauch, Marie-Ange, Le Théâtre en France en 1968, op. cit., p. 346.
-
[39]
Ibid., p. 349.
-
[40]
www.syndeac.org.
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[41]
« Les PCQ ont été un programme fondé sur une approche territoriale, habitée et incarnée : à la différence des approches formulées uniquement en termes d’offres des institutions culturelles habituelles pour des publics ou des non-publics, ce programme a identifié des territoires (quartiers, ville, bassins de vie...) et les populations qui y résident comme matière et objectif à la fois, des interventions culturelles et artistiques », Montfort, Jean-Michel, Un autre regard sur l’action culturelle et artistique. Réflexions issues d’une commande publique d’évaluations de Projets culturels de quartiers, document dactylographié, Paris, agence Faut Voir, mai 1998, p.26.
-
[42]
Voir en ligne: Hamidi-Kim, Bérénice, « Mission artistique et mission sociale : "l’heureux malentendu" entre les artistes et les pouvoirs publics locaux. Étude de projets théâtraux menés à Lyon dans le cadre de la politique de la ville (2003-2007) », colloque sur la décentralisation théâtrale organisé par le Modys/Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 5 et 6 juin 2008.
-
[43]
Voir Heinich, Nathalie, « L’émergence d’une identité collective », in L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », Paris, Éditions Gallimard, coll. « NRF », 2005, pp. 174-197.
-
[44]
Voir Thiesse, Anne-Marie, La création des identités nationales. Europe 18 e -19 e siècle, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Points histoire », 2001.
-
[45]
Texte pour la commémoration du centenaire de la naissance de Firmin Gémier, Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, 22 février 1969, in Vilar, Jean, Le Théâtre, service public [1975], Paris, Gallimard, 1986, p.396 et p.400.
-
[46]
« L’existence d’un groupe ou, plus généralement d’une identité collective, n’empêche pas la singularité, même si c’est au prix de quelques arrangements : le régime de la singularité, sur le plan axiologique des valeurs n’interdit en rien, sur le plan des faits, les expériences communes, les collectifs, la vie de groupe », Heinich, Nathalie, « L’émergence d’une identité collective », in L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, op. cit., p. 196.
-
[47]
Ibid., p. 181.