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Introduction

Quel(s) rôle(s) peuvent jouer les représentations visuelles dans la compréhension et l’écriture d’un événement historique ? Cet article se propose de revenir sur le traitement historiographique des événements de Mai 68 du point de vue de l’image en décrivant et analysant le rôle des photographies publiées dans la presse française d’alors. La télévision n’est pas encore aussi présente qu’aujourd’hui : la radio - l’une des spécificités de Mai 68 - et la presse écrite sont les médias qui dominent. Or, les magazines accordent - dans la lignée de Life aux États-Unis - une très grande place à la photographie[1]. Et ce corpus est principalement constitué par les photographies d’une époque du photoreportage : le noir et blanc des grandes agences des années 1970. Ces photographies, à l’esthétique recherchée, ont constitué la source principale, et visible, de la représentation visuelle de ce moment historique : l’iconographie connue de Mai 68 correspond à celle des agences Magnum, Gamma... Ces images, dans l’usage que la presse en a fait, ont participé à la construction de Mai 68 comme phénomène proche d’une guerre civile, en accentuant le caractère dramatique de son récit. À ce titre, les photographies du photoreporter Gilles Caron[2] ont particulièrement nourri les mémoires et constituent une forme de point d’orgue de ce que Vincent Lemire et Yann Potin ont nommé « la dramaturgie des images [de Mai 68] qu’on a l’habitude de voir »[3].

La mémoire visuelle de Mai 68 existe plutôt en noir et blanc. Non pas que les images couleur n’existaient pas en 68, mais bien parce que cette esthétique propre au photoreportage des années 1970 est restée durablement ancrée dans les mémoires. Si les magazines revendiquent une information objective, leur traitement de l’information relève pourtant d’intentions précises et celles-ci se manifestent aussi par des intentions graphiques, autrement dit par l’usage qu’ils font d’images présentées comme documentaires. L’exemple du traitement par Paris Match des événements de Mai 68 est à ce titre édifiant. Le magazine consacre, en effet, quatre numéros consécutifs, durant les mois de mai et juin 1968, à ce qu’on a pris l’habitude de nommer « Mai 68 ». Ces quatre numéros racontent à des moments différents les mêmes événements en en construisant trois récits distincts. S’il les présente dans un premier temps sous le registre de l’insurrection, il leur donne assez rapidement une dimension historique, insistant ainsi sur le fait que ces événements seraient déjà passés dans l’Histoire. Dans un troisième récit, et à l’heure des élections législatives de juin 1968, Paris Match présente ces événements de Mai sous la forme d’un nouvel épisode de l’épopée de Charles de Gaulle. Chaque fois, la complexité du mouvement, en particulier dans sa dimension sociale (ou sociétale) et certains de ses acteurs sont évacués du récit et du cadre des images. Beaucoup moins de pages et de photographies sont consacrées aux mouvements de grève ; mouvements ramenés, par ailleurs, à leur dimension syndicale alors même que la légitimité de la représentativité syndicale est directement remise en cause par « Mai 68 ». Par ailleurs, certains gestes ou certaines attitudes sont représentés à l’envi. Mais plus encore, pour chacun de ces récits, les choix de la rédaction d’une iconographie en couleur ou d’une iconographie en noir et blanc s’avèrent particulièrement significatifs. Ils montrent combien la dimension documentaire des photographies n’est pas la seule motivation ou intention de leur usage, ainsi que le mettent en évidence certains exemples.

Traitement des événements par Paris Match : présentation

Avant le mois de mai, les « événements de 68 » sont à peine mentionnés dans Paris Match et ils ne font en aucun cas la couverture du magazine.

Du 6 avril au 11 mai - n°991 à 995 inclus -, ces mentions sont irrégulières, courtes et rarement mises en valeur. Elles sont parfois accompagnées d’une photographie dont le rôle est essentiellement illustratif. Il faut attendre le n°996 du mercredi 11 mai 1968 - au lendemain de la première nuit des barricades et après les événements du 6 mai - pour que plusieurs pages y soient consacrées : le magazine parle alors d’événements « étudiants ». Il n’est pas encore fait mention de la nuit du 10 mai et ces pages insistent sur les affrontements entre étudiants et forces de l’ordre autour de la Sorbonne lors de la journée du 6 mai. Ce décalage est principalement dû au rythme des rédactions, en l’occurrence, un hebdomadaire.

Suite à ce premier reportage de plusieurs pages, quatre numéros consécutifs de Paris Match - les n°997 à n°1000 - ont titré en Une (photographie de couverture à l’appui) sur ces événements en les reprenant dans un reportage de plusieurs dizaines de pages à chaque fois. Ils sont, par ailleurs, de plus en plus conséquents : quand le n°996 n’y consacrait que six pages, le n°997 y consacre 23 pages (pp. 54 à 77) ; le n°998, 50 pages (pp. 55 à 105) ; le n°999, 38 (pp. 87 à 125) ; et le n°1000 enfin, 31 pages (pp. 73 à 104).

Le premier de ces quatre numéros sort le 18 mai 1968 dans la continuité éditoriale du magazine. Pendant trois semaines, Paris Match ne paraît pas. Puis, les numéros 998, 999 et 1000 reprennent le rythme hebdomadaire du magazine : 22 juin, 29 juin et 6 juillet 1968. Le premier, pour reprendre les gros titres, est consacré aux « journées historiques » ; les deux autres à « l’histoire d’une révolution 1 et 2 » puisque celle-ci est racontée en deux reportages. Chacun de ces trois derniers numéros se place ainsi dans une perspective historique.

Pour chacun, ce sont à peu près les mêmes reporters-photographes qui sont crédités : photographes de Paris Match tels que André Sas, Georges Melet, Michel Piquemal, Patrice Habans... ou photographes des principales agences de l’époque - Magnum (Bruno Barbey, par exemple), Gamma (Gilles Caron, Henri Bureau). Seules les photos d’agence sont, en général, clairement attribuées à leur auteur.

I - Répression policière et révolte(s) étudiante(s) : le registre de l’insurrection

A - Avant que les événements dits de « Mai 68 » ne fassent la Une du magazine

Le n°991, du 6 avril 1968, consacre deux colonnes de texte à Rudi Dutschke sous le titre « La révolte des étudiants a son Guevara : Rudi le Rouge » (p. 6 ) et une photo montre l’étudiant allemand tenant son bébé sur ses genoux. « Il est l’épouvantail de Berlin-Ouest. Il veut aller à Paris » indique un sous-titre.

Le n°992, du 13 avril 1968  titre sur l’assassinat de Martin Luther King, son portrait faisant la couverture. Un article traite des événements étudiants de Nanterre : « Pourquoi les "Enragés" » règnent à Nanterre » (p. 9). Un intertitre indique : « Une poignée de jeunes gens veut incarner la révolution planétaire. Mais 12.000 étudiants pensent à l’échéance des examens et... à la retraite ». Cet article, d’un peu moins d’une page, est accompagné d’une photographie en noir et blanc dont la légende est « Réunion à Nanterre : Fesch (trotskiste) contre Auduc (prochinois) ». Elle montre deux jeunes gens devant un tableau de salle de classe, micro en main[4]. Il n’est fait aucune mention dans le n°993 des événements étudiants du 20 avril 1968. Par contre, Paris Match n°994, du 27 avril 1968, titre : « Après l’attentat contre Rudi le Rouge - La révolte des jeunes Allemands ». L’éditorial est consacré à « la Révolte de la jeunesse » (p. 4). Cet édito - texte sans image - renvoie à une « révolte des jeunes » qui serait générale et affirme :

« C’est pourquoi, et malheureusement, la révolte des jeunes dans son expression actuelle ne conduit à rien. Elle ne fait que donner une vibration nouvelle aux phraséologies anciennes. Droite, gauche sont devenus des mots totalement vides de sens dans les sociétés modernes. Les seuls vrais révolutionnaires, au sens occidental du terme, sont les créateurs d’abondance parce que l’abondance est la grande force égalitaire, l’émancipatrice par excellence, le support indispensable de la liberté. Mais la jeunesse physiologique des cerveaux ne les préserve pas d’être, eux aussi, prisonniers dans l’imagerie du passé »[5].

L’article est signé du « P. M » de la Rédaction. Le reportage consacré à « La Révolte de Rudi le Rouge » est principalement constitué de photographies privées et familiales, en couleur ou en noir et blanc, et prend la forme d’un portrait de l’homme dans l’intimité de son chez soi (p. 58 à 63). Puis, cinq pages (p. 64 à 69) proposent un portrait plus général de la jeunesse allemande sous le titre « des nouveaux visages au pays des nuques rasées : les amis de Rudi ». Paris Match n°995 du 4 Mai 1968 affiche une couverture « bipartite » dans la verticale : un portrait de Lyndon Baynes Johnson, président des États-Unis fait face au portrait de Ho Chi Minh, président de la République démocratique du Vietnam nord, à l’heure où les représentants de ces deux nations doivent se retrouver à Paris pour des pourparlers[6].

Il faut attendre le Paris Match n°996 du 11 Mai 1968 pour que plusieurs pages soient consacrées aux « événements étudiants » en France. Le magazine fait cependant sa couverture sur la première greffe de cœur et ces événements sont relatés assez tard dans la pagination (pages 112 à 116).On est au lendemain de la première nuit des barricades mais ces récents événements seront traités dans le numéro suivant, le magazine étant ici soumis au rythme des rédactions hebdomadaires.

Figure 1

Figure 1 (suite)

Figure 1 (suite)

© PM996 du 11/05/1968

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On est au lendemain de la première nuit des barricades mais ces récents événements seront traités dans le numéro suivant, le magazine étant ici soumis au rythme des rédactions hebdomadaires. Comme la plupart de la presse à l’époque, Paris Match réagit aux accrochages violents entre étudiants et forces de l’ordre qui ont eu lieu le 6 mai en six pages de photographies, en noir et blanc exclusivement. Ce premier reportage est présenté dans la rubrique « Match actualités » sous le titre « Partout dans le monde, les étudiants sont en colère. Après Berlin, Varsovie, Rome, Madrid, c’est Nanterre et Paris : la "rage" gagne la Sorbonne » [7] . Ce titre fait référence au court article de la page 9 du n°992, intitulé lui-même : « Pourquoi les "Enragés" règnent à Nanterre » et reprend le lexique utilisé par la plupart des médias de l’époque pour désigner les dits « groupuscules ». Ces pages insistent sur le face à face entre les étudiants et les forces de l’ordre et la violence de ces affrontements. Les photographies, quant à elles, ne montrent que des lancés de projectiles ou des coups ou des blessés. Aussi bien du côté des manifestants que du côté de la police[8]. Le lecteur ne bénéficie d’aucun hors champ, il est précipité dans la violence des bagarres.

Dans sa rubrique d’ouverture de chaque numéro, « Le Match de la vie - La France » (p. 8), Paris Match consacre une page à  « l’émeute » : « L’émeute couvait à Nanterre. Elle éclate à la Sorbonne ». Comme le sous-titre l’indique, le magazine distingue en particulier l’étudiant Daniel Cohn-Bendit : « Le mardi le drame se noue. À la tête des « engagés » [sic], un jeune étudiant en sociologie, Cohn-Bendit. "Notre objectif, dit-il, d’abord saboter les examens...". Sur le boulevard Saint-Michel, trois jours après, c’est le drame »[9]. Désigné comme responsable de la situation dramatique et pointé comme un irresponsable dangereux, le portrait qui accompagne cet article le montre « dans la voiture de police lors de sa première arrestation » (comme l’indique la légende accolée à l’image) et l’assimile à un criminel.

Figure 2

Figure 2 (suite)

© PM996 du 11/05/1968

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Dans ce premier traitement des événements, le magazine focalise sur les étudiants et les affrontements qui ont eu lieu dans le Quartier Latin. Ceux-ci sont dramatisés par le noir et blanc, les trois gestes que les images retranscrivent en une répétition donnent la sensation de chaos. Par ailleurs, on peut remarquer, d’une part, que le mouvement des étudiants est considéré comme un mouvement international (cf. le titre du reportage) et, d’autre part, que Paris Match isole la figure de l’étudiant Cohn-Bendit, désigné comme responsable. Ces lignes « éditoriales » ou « interprétatives » seront reprises dans les numéros suivants, en particulier par le traitement en images.

B - Le numéro du 18 mai 1968, Paris Match n°997, titre : « la Révolte des étudiants »

Si la rédaction dénonçait la violence des affrontements dans le précédent numéro, elle les circonscrivait aussi en en parlant comme d’une « émeute ». L’esthétique des images et leur montage venaient appuyer cette circonscription et permettaient d’en faire un spectacle pour le lecteur. Ce numéro de la mi-mai poursuit cette ligne éditoriale et la développe. Le principe de « l’image spectacle » est constitutif du genre même du magazine. Dans son article consacré à l’invention du magazine, Thierry Gervais insiste sur cette dimension de spectacle par les images : « avec ces mises en pages, l’hebdomadaire s’adresse à un spectateur bien plus qu’à un lecteur » (p. 54) […] « [il s’agit de] vivre [l’espace central] comme un spectacle plutôt qu’un moment de lecture » (p. 58) […]. Il conclut : « Le modèle de légitimation de l’usage des images se déplace alors clairement des beaux-arts vers le cinéma » (p. 63), « L’invention du magazine repose sur un usage quasi exclusif de la photographie et de la similigravure. […] [et cette] nouvelle gestion de l’information visuelle vise à produire simultanément du sens et du spectacle » (p. 66)[10]. Et Joëlle Beurier confirme : l’essence même du magazine est de produire du sens et du spectacle en ayant recours au médium photographique. Dans son article « L’apprentissage de l’événement - "Le Miroir" et la Grande Guerre », elle insiste (à partir d’un autre corpus) :

« En tâtonnant, Le Miroir a découvert le pouvoir intrinsèque des photographies, cette propension à déclencher des émotions particulières, non pas celles que l’on éprouve face à l’événement, mais celle que le lecteur ressent face à son spectacle. »[11].

Le spectacle que construit ici Paris Match, par la photographie, sera celui d’une révolte, étudiante, en jouant sur l’ambiguïté des connotations que le terme « insurrection » peut prendre.

Avec une semaine de retard, le numéro traite de la fameuse nuit du 10 au 11 mai 1968. Il s’inscrit dans la même ligne narrative que le numéro précédent : à savoir, l’insistance sur une forme de « duel » qui ne concernerait que les étudiants et les forces de l’ordre. On retrouve une forme de symétrie dans le traitement visuel de ces « deux camps » : des photos des forces de l’ordre sont montées avec des photos montrant les forces étudiantes ; les photographies d’étudiants blessés font face à des photographies de policiers blessés. Le reportage est conséquent mais il se centre - comme son titre l’indique - sur le mouvement étudiant, la « révolte ». Cette focalisation étroite est un choix de la rédaction ne serait-ce que parce que, lors de cette publication, le mouvement a déjà pris une autre ampleur. De même que le propos ne dépasse pas le cadre des affrontements étudiants, les photographies de ce reportage ne prennent jamais de champ, elles restent focalisées sur le face à face entre étudiants et forces de l‘ordre. La couverture du numéro est à cette image. Le photographe est à hauteur de ceux qui s’affrontent, au coeur de la bagarre - un peu en retrait toutefois derrière la rangée de policiers. La photo est prise au moment où les deux « camps » se rencontrent et se touchent presque : au moment où la bagarre commence. Le magazine suit, par ailleurs, sa chartre éditoriale habituelle en utilisant une photo en couleur et annonce : « couleur : nos documents photo ». Il n’est pas fait mention d’une éventuelle dimension historique des événements.

Figure 3

© PM997 du 18/05/1968

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1 - Avant le reportage proprement dit

Dans la rubrique « Le Match de la vie » qui ouvre tous ses numéros, la rédaction revient sur la dernière séance de l’Assemblée Nationale et les annonces ou commentaires du président de Gaulle quant aux revendications étudiantes. Elle retranscrit donc la réaction du politique - gouvernement et président - et le titre cite des propos du Général : « Je connais leurs soucis, mais l’ordre doit régner » - « À la fin du conseil des ministres, le Général a dicté lui-même le communiqué sur les étudiants. Après la révolte, il maintient sa position. » (p. 11). L’article est agrémenté par une photographie en noir et blanc du ministre de l’éducation et légendée : « À l’Assemblée nationale, Alain Peyrefitte pendant le débat sur les étudiants ». Cette image pourrait cependant avoir été prise à n’importe quel moment et sa valeur informative est pour ainsi dire nulle.

S’il prend la forme d’un compte-rendu, cet article joue sur le registre du sensationnel pour une situation qu’il présente ainsi comme alarmante et préoccupante :

« La veille, des heures durant, on s’est battu dans Paris. La révolte des étudiants a atteint, en ce lundi, ce qui semble déjà être un paroxysme de violence et de sang. […] Paris va vivre des heures terribles. […] la nuit s’annonce lourde d’angoisse […] À deux heures trente du matin, le haut du quartier Latin se hérisse de barricades. Le choc est inévitable. Paris va vivre, jusqu’à l’aube, des heures terribles. […] Rien de changé quant à [de Gaulle] : le pays doit être gouverné, il ne peut être question de céder à l’anarchie […] Pompidou, qui achève son voyage en Afghanistan, ne connaît pas encore le drame du quartier Latin qui, en son absence, a fortement ébranlé son gouvernement, divisé les ministres et ouvert la crise [cirse, sic] la plus grave depuis la guerre d’Algérie »[12].

Il est fait deux fois référence à la guerre d’Algérie au cours de l’article. La rédaction avait précisé un peu plus haut : « […] Les ministres en sauront davantage en écoutant la radio. Le communiqué lu par Gorse, ministre de l’information, a été établi, après le conseil, sous la dictée du Général - procédure qui lui fut habituelle lors de la guerre d’Algérie. » [13] . La guerre d’Algérie fait ainsi office de point de comparaison à cette « révolte ». Le parallèle n’est pas anodin dans un moment où les légitimités présidentielle et gouvernementale sont remises en cause. Ce parallèle sera de nouveau mobilisé par la mise en page de la couverture lors du numéro suivant : c’est alors visuellement - par l’image et le montage - que la réaction reprendra cette comparaison orientée.

2 - Le reportage lui-même

Ce premier grand reportage (pp. 54-77) est construit en trois temps. Il commence par six pages de photographies de la nuit du 10 au 11 mai 1968, la première nuit des barricades. Ces neuf photographies sont en noir et blanc : elles ont toutes été prises de nuit, à l’aide d’un flash. Elles rejouent en partie l’esthétique du « fait divers » qui dramatise les scènes : lumière très crue et effet de « surprise » dans le sens où le photographe semble « surprendre » un geste (voir la photographie un peu plus bas).

Pour cette nuit « où la violence a atteint son paroxysme » [14] , la rédaction ne choisit que des photographies noir et blanc, très fortement contrastées : les flammes des voitures qui brûlent ou les halos de lampadaires - qui génèrent des zones très lumineuses dans l’image - et la lumière très crue du flash s’opposent à l’ombre dense de la nuit dans laquelle baignent toutes ces images. Par ailleurs, les cinq photographies mises en valeur par un plus grand format isolent certaines figures. Ce ne sont pas des groupes, encore moins la foule, que montrent ces photographies mais un policier face à (ou sur) la barricade, un lanceur de pavé ou un blessé. Il se dégage de cette séquence photographique une impression de chaos. À aucun moment, ces photographies ne prennent un peu de champ : le regard reste à hauteur de barricade, tout contre, au cœur des affrontements. Une séquence de quatre photographies en petit format (p. 54-55) recrée, de son côté, une succession factice de gestes - du haut-parleur derrière lequel on reconnaît le visage de Daniel Cohn-Bendit à la construction d’une barricade -, forme de montage visuel rapide (le petit format aide) qui mimerait les gestes des « révoltés » et désigne l’étudiant.

Le reportage se poursuit par un article de trois pages de Jean Macquet qui inscrit ces événements français dans un cadre international et générationnel : ce sont « les Jeunes » qui se révoltent. Intitulé « Quand la jeunesse a froid, le monde entier grelotte » et sous-titré « L’événement est surprenant. Il nous dépasse tous : gouvernement, professeur, public et étudiants eux-mêmes. Essayons de comprendre ce qui se passe chez nous et pourquoi cette révolte prend un caractère planétaire » [15] . L’article insiste sur une supposée dimension internationale du mouvement. Il est accompagné d’un montage de sept photographies noir et blanc qui montrent des affrontements de jeunes avec la police, dans les moments les plus souvent représentés de ce type d’affrontements, à savoir le lancer de projectiles, les échauffourées, l’arrestation. On retrouve tout naturellement ces « motifs visuels » dans les photographies de « la révolte des étudiants » français telle qu’elle est montrée ici. Si les légendes indiquent différents lieux du monde (New York, Berlin, Madrid[16], Rome, Varsovie, Belgrade, Japon), une seule date est indiquée, pour Belgrade (1966). La similitude supposée et défendue de ces mouvements politiques de la jeunesse mondiale à différents endroits du globe est ainsi visuellement confirmée par la répétition de mêmes gestes : puisque les gestes sont les mêmes, les motivations et les événements le seraient eux aussi.

Figure 4

Figure 4 (suite)

En haut, une arrestation à Belgrade, en bas, à Paris et rejouant l’esthétique du fait-divers.

© PM997 du 18/05/1968, p. 60 et p. 58 

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À la suite de cet article, quinze pages de photographies reviennent - en une forme de retour en arrière qui aurait une valeur explicative - sur les événements du lundi 6 mai. Il s’agit ici de remonter à ce qui serait la source des événements « dramatiques » de la nuit du 10 mai. Le récit est délégué aux images : « Un grand récit photographique - Le lundi terrible ». La photographie utilisée pour ouvrir ce troisième temps du reportage est une photo de Daniel Cohn-Bendit, face à un policier, devant la Sorbonne, ce fameux 6 mai 1968. C’est une autre image de ce moment rendu célèbre par une photographie de Gilles Caron : elle est ici en couleur, la teinte orangée de la chemise de l’étudiant tranche avec le bleu sombre des uniformes policiers. Cette dernière série de photographies est constituée à la fois de photographies en noir et blanc (21) et de photographies en couleur (6), beaucoup moins « dramatisantes ». On retrouve la lumière du jour - à une exception près, pour la dernière photographie, sur laquelle nous reviendrons. Pour ce numéro qui annonce en couverture des documents en couleur, les photographies en noir et blanc dominent donc encore très largement : 27 pour 7 en couleur, en comptant la photographie de la couverture. De la convocation de l’étudiant Daniel Cohn-Bendit aux photos d’étudiants qui le soutiennent, le début des échauffourées et les affrontements à coups de pavés ou de « bidules » (les matraques des policiers), une véritable séquence visuelle se met alors en place en un montage de photographies du même geste. Les photographies insistent en effet sur certains gestes qui se répètent visuellement par le montage de séquences mimant ainsi la répétition de ces gestes lors des affrontements et qui les résumeraient : geste de l’insurrection que serait le lancé de pavé, coups, blessé qu’on soutient, aussi bien du côté des manifestants que du côté des policiers. Une forme de symétrie est construite entre les deux camps sans qu’il y ait pour autant d’équivalence. Tous les autres acteurs des événements sont évacués du cadre. Ces images souhaitent provoquer l’indignation, à la suite des photos du dernier numéro de Paris Match. Cependant, dans le même temps, ces photographies n’ont quasiment aucune profondeur de champ : soit le photographe est très proche des bagarres, soit il utilise une grande focale, soit les photos sont recadrées - en un cadrage très serré. Enfin, elles ne montrent aucun hors champ à ces affrontements. Pas même quelques passants qui y assisteraient (images que l’on retrouvera plus tard) : ce n’est pas un spectacle dans l’image, mais un spectacle pour celui qui lit Paris Match par ces images.

Figure 5

© PM997 du 18/05/1968, p. 64

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Figure 6

© PM997 du 18/05/1968, p. 65-66

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Le reportage se construit donc en présentant d’abord les événements les plus récents et les plus spectaculaires  - la nuit des barricades - et pour lesquels les photographies choisies sont, pour ainsi dire, « forcément » en noir et blanc. Puis, il revient sur la journée très tendue du 6 mai - qui serait, à elle seule, à l’origine de l’explosion de la nuit du 10 mai. De ce qui a pu se passer entre ces deux moments, pointés très clairement et représentés tous les deux sous le même mode de l’insurrection, il n’est absolument rien dit : ni en images ni en mots. Pas plus qu’il n’est fait mention des événements qui ont suivi cette « nuit terrible » et en sont une conséquence : la grève très suivie du 13 mai, début de la grève générale, notamment.

Le discours de ce numéro est assez partagé. Dans son article, Jean Macquet se prononce ouvertement contre la répression sans pour autant être favorable au « mouvement étudiant ». Dans l’usage des images, on retrouverait ce ton, à savoir une façon de construire « la révolte » par des images de presse en un noir et blanc très contrasté ; et une certaine distance prise avec ces événements qui se traduirait par le choix de quelques photographies en couleur qui ont plutôt tendance à actualiser les événements et à les rendre moins impressionnants. Le registre de l’insurrection domine, mais il semble que la rédaction s’autorise une certaine distance : la seule photographie qui prend d’ailleurs un peu de champ est une vue aérienne de Saint-Germain-des-Près, en couleur. Si le terme « révolte» est parfois connoté très positivement, il peut aussi rejoindre le registre de la criminalité. La rédaction de Paris Match reste relativement ambiguë dans l’usage qu’elle fait du mot, comme pour se donner une certaine latitude dans l’interprétation des événements ou prétendre à une forme d’objectivité.

Figure 7

Figure 7 (suite)

 © PM997 du 18/05/1968, p. 71-72

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Si dans sa construction, ce reportage prétend contextualiser les faits - pratiquement réduits à l’épisode de la nuit des barricades - en revenant sur les événements passés, les images construisent, au contraire, deux temps pratiquement repliés sur eux-mêmes, décontextualisés et comme « arrêtés » dans le temps. Sans inscrire ces affrontements dans une perspective plus large - un discours politique, des événements en cours -, les photographies limitent le regard du lecteur aux affrontements du quartier Latin et ne lui permettent pas de prendre du recul. La photographie de couverture le place au cœur de la bagarre. La photographie noir et blanc, qui ouvre le reportage, le plonge dans la violence : un policier lance un projectile en direction d’une barricade en feu au second plan. La photographie qui clôt le reportage, en double page elle aussi[17], est la célèbre photographie de Gilles Caron de l’étudiant poursuivi par un policier lors de la nuit du 6 mai. Elle replonge le lecteur dans la nuit (c’est la seule photo de nuit du 6 mai) et referme ce reportage sur l’idée d’« affrontements » et de « violence ». Le discours est fermé, clos sur une seule idée : on se bat dans les rues de Paris.

Figure 8

© PM997 du 18/05/1968, p. 55-56

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Figure 9

© PM997 du 18/05/1968, p. 76-77

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II - Un mouvement « passé à l’histoire » : le choix du noir et blanc

Ce deuxième numéro - n°998 du 15 au 22 juin 1968[18] - que Paris Match consacre aux événements de Mai 68 s’intitule : « Les Journées historiques - Des Barricades aux élections - Toutes les photos ». Le titre traduit la volonté du magazine de ne plus seulement faire un reportage sur ces événements mais de proposer une rétrospective de ces journées qualifiées d’historiques. Publié à la mi-juin 1968, alors que de nombreux mouvements de grève se poursuivent, Paris Match construit son numéro sous la forme du bilan. Et il s’agit de reprendre l’ensemble des événements des dernières semaines pour raconter le passage d’une situation anarchique et insurrectionnelle - les « barricades » - au retour à une démocratie digne de ce nom et bien ordonnée, bien organisée - les « élections ».

Ce numéro se caractérise par sa volonté d’inscrire les événements de Mai 68 dans une dimension - et une temporalité - historiques. Il ne s’agit plus seulement d’un point ou d’un lieu mais d’un ensemble de faits retransmis et organisés sous la forme de chapitres. Dans cette construction, les photographies jouent un rôle majeur. L’usage - unique et volontaire - du noir et blanc installe les événements dans un temps passé : le temps de l’Histoire. Et cette mise à distance visuelle, qui coupe ces événements du présent, se joue dès la couverture[19].

A - Le Choix d’une photographie noir et blanc en couverture

La photo choisie représente une barricade : le photographe est derrière celle-ci avec les étudiants, un peu au-dessus d’eux, ce qui lui permet de donner de la profondeur de champ à son image (légère plongée). Au second plan, on reconnaît la silhouette d’une rangée de CRS (casques et boucliers). Entre les deux, la rue est parsemée de pavés lancés avec un nuage de fumée sur la gauche du cadre. Il fait nuit : le grain de la photographie est assez gros, les lampadaires allumés font des taches blanches dans l’image qui est plutôt contrastée dans l’ensemble. Comme annoncé, le magazine semble reprendre son récit là où il l’avait interrompu dans le numéro précédent : aux « barricades ».

Pourtant, depuis ses débuts, la très grande majorité des photographies choisies et publiées en Une de Paris Match sont en couleur. Comparer les Unes de Paris Match permet de se rendre compte que le recours au noir et blanc en couverture s’accompagne d’un ton solennel  et que les numéros en question concernent en général des sujets dont l’importance historique est soulignée[20]. Lorsque la photographie de couverture de Paris Match est en noir et blanc, elle révèle un choix significatif et intentionnel.

Figure 10

© PM998 du 22/06/1968

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En 1968, trois numéros ont une photographie de Une en noir et blanc : les n°1018 du 9/11/1968 « 1918 histoire d’une victoire » ; n°1021, du 30/11/1968 « Le défi du Général ».

Figure 11

© PM1018 du 09/11/1968

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Figure 12

© PM1021 du 30/11/1968

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Entre ces deux numéros, le n°998 du 22/06/1968 « Les Journées historiques - Des barricades aux élections ».

À titre de comparaison, en 1967, trois numéros de Paris Match avaient une photo de couverture en noir et blanc. Le n°933 du 25/2/1967 dont la couverture montre Jackie Kennedy, accueillie par Robert Kennedy à sa descente d’avion, dans le tailleur ensanglanté suite à l’assassinat de son mari. Le magazine titre : « Mort d’un président / Chapitre VI - Jackie Kennedy refuse de changer sa jupe tachée : "Je veux qu’ils voient toute l’horreur " ». Puis, le n°936 du 18/3/1967 titré « Les surprises du 2 ème tour » présente les portraits des quatre hommes politiques phare des législatives de mars 1967. Enfin, le n °962 du 16/9/1967 titré « La Mort de Staline racontée par sa fille ».

Figure 13

© PM933, 25/02/1967

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Figure 14

© PM936 du 18/03/1967

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Figure 15

© PM962 du 16/09/1967

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En 1966, seuls deux numéros bénéficiaient d’une photographie de Une en noir et blanc : le n°910 du 17/9/1966 titré « La bataille d’Angleterre, un grand récit historique » et le n°920 du 26/11/1966 intitulé « le mystère Kennedy ».

Figure 16

© PM910 du 17/09/1966

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Figure 17

© PM920 du 26/11/1966

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Pour ce qui est de l’année 1969, les couvertures de Paris Match sont toutes en couleur. Deux Unes peuvent cependant poser question : celles des numéros consacrés à l’exploit de l’homme qui a enfin marché sur la lune et qui fait trois fois la couverture du magazine. Mais le n° 1072 du 22 novembre, consacré au même sujet, est lui explicitement en couleur.

Figure 18

© PM1058 du 16/08/1969

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Figure 19

© PM1076 du 20/12/1969

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Figure 20

© PM1072 du 22/11/1969

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Il faut attendre le n°1369 du 23/08/1975, soit plus de six ans, pour retrouver une photo de couverture en noir et blanc : « Portugal, nos reporters racontent ». Puis le n°1376 de la même année (11/10/1975) titré « Peut-on laisser mourir la presse ? ».

Figure 21

© PM1369 du 23/08/1975

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Figure 22

© PM1376 du 11/10/1975

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Par ailleurs, ce n°998 du 29 juin 1968 est le seul numéro de Paris Match annonçant un reportage ou un dossier sur les événements dits de Mai 68 avec une photographie de couverture en noir et blanc. On peut noter que le numéro spécial consacré à mai 68 en 1988 utilise une photographie noir et blanc en couverture : la « Marianne  de 68 », par le photographe Jean-Pierre Rey. Cependant, elle relève ici d’un autre usage de l’image. Dans le premier cas, il s’agit de l’usage d’une photographie noir et blanc de reportage qui souhaite rendre compte de l’événement dans le vif de son actualité. Dans le deuxième cas, à l’heure de la commémoration des 20 ans des événements, la photographie est choisie pour ce qu’elle est devenue : à savoir une icône de Mai 68, une image symbole dont le contenu « documentaire » n’est plus la première vertu.

Figure 23

© PM2036 de juin 1988

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B - Une maquette de couverture qui en rappelle une autre

D’autre part, si le choix d’une photographie en noir et blanc en Une du numéro consacré aux événements de Mai 68 est déjà significatif en lui-même, on peut aussi remarquer que la maquette de cette couverture ressemble beaucoup à la couverture d’un autre numéro de Paris Match : le n°630 du 6 Mai 1961 titré « La Rébellion d’Alger ».

Figure 24

© PM998 du 22/06/1968

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Figure 25

© PM630 du 06/05/1961

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La mise en page de ces deux numéros - une photographie noir et blanc sous un large bandeau noir sur lequel s’affiche le titre en capitales - est identique, à la couleur du titre près. Cette similitude visuelle crée ainsi un rapprochement entre certains événements. Si le cadrage de la photo n’est pas le même, il s’agit dans un cas d’une rébellion et de l’autre d’événements que le magazine a toujours souhaité présenter sous l’angle de la révolte et de l’insurrection. Le rapprochement avec la guerre d’Algérie, plusieurs fois convoquée dans les articles, est ici construit par l’usage des photographies et renvoie à un usage plutôt négatif du terme « révolte ». Ce rapprochement par l’image ne peut pas être anodin : cette mise en page n’a été, en effet, utilisée que deux fois auparavant, en 1959 et 1960. Et l’on ne retrouvera cette maquette de Une ni avant ni après le numéro du mois de juin 1968. En 1959, la Une renvoyait à l’accident de Frejus, lors de la rupture du nouveau barrage de Malpusset ; le numéro de 1960 renvoyait au tremblement de terre d’Agadir (29 février 1960). Tous deux couvrent donc deux catastrophes naturelles de très grande ampleur et particulièrement spectaculaires qui ont marqué les esprits.

Figure 26

© PM557 du 12/12/1959

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Figure 27

© PM570 du 12/03/1960

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On peut enfin relever qu’en 1961, comme dans la fin des années 60, seuls deux autres numéros avaient une photographie de couverture en noir et blanc. Le numéro 655, du 28 octobre 1961, titré « nuit trouble à Paris » ; le numéro 661 du 9 décembre 1961 qui titre sur la naissance de David, le fils de Margaret d’Angleterre. Cette dernière couverture correspond à un usage unique du noir et blanc en couverture: même à considérer cette naissance comme un événement hautement historique, la photographie baigne dans la douceur quand les autres couvertures en noir et blanc renvoyaient plutôt à des événements dramatiques, que le noir et blanc contribuait précisément à dramatiser.

Figure 28

© PM655 du 28/10/1961

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Figure 29

© PM661 du 09/12/1961

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Enfin, en 1962, absolument toutes les couvertures des numéros étaient en couleur, y compris celle du n°678 consacrée à l’Algérie. Et, en 1963, une seule couverture arbore une photographie en noir et blanc : un portrait de John Kennedy sur fond noir fait la Une du n°764 du 30/11/1963 titré « la mort de Kennedy ».

Figure 30

© PM678 du 07/04/1962

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Figure 31

© PM764 du 30/11/1963

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Avant l’année 1968 comme après, une photographie noir et blanc en couverture de Paris Match résulte toujours d’un choix délibéré et particulièrement significatif : il est le signe d’une solennité certaine de la rédaction face à un événement ; événement reconfirmé pour sa part dans sa dimension historique. Il témoigne de l’importance que le magazine accorde à certains faits. Le choix de cette mise en page, qui crée un parallèle entre les événements de Mai 68 et le désir d’indépendance de l’Algérie, révèle le sérieux avec lequel la rédaction envisage les événements de Mai 68. Dans un moment où le pouvoir du Général de Gaulle est très directement remis en cause, Paris Match ne prend pas ces événements à la légère et choisit de les présenter - par les mots comme par les images - comme des événements passés à l’Histoire, dépassés. Un choix probablement très stratégique, voire politique.

C - Un reportage intégralement en noir et blanc

Car, troisième point significatif quant à l’usage des images, les cinquante pages (pp. 55 à 106) consacrées aux fameuses « journées historiques » sont intégralement construites avec des photographies en noir et blanc. Si le magazine titre « Toutes les photos », il exclut cependant toute photo couleur de son reportage, alors même qu’il en existe. Il en a d’ailleurs déjà publié plusieurs. Aux côtés du sommaire, la rédaction signe pourtant un encart qui lui permet d’expliquer l’augmentation du prix du numéro (1,5 fr. à 2 francs) et qui est l’occasion de redire les ambitions du magazine : « Dès sa naissance, Paris-Match a conçu une grande ambition. Tenant à l’écart la démagogie du sexe et du sang, celle de faire un magazine de haute culture apportant aux couches profondes de la France une image fidèle et noble du monde. »[21]. Pourtant, ce numéro ne semble pas répondre exactement à ces ambitions. D’une part, il relègue ces événements récents dans un passé : ils sont déjà « historiques ». Ce que confirme l’effet produit par les photos exclusivement en noir et blanc (quand la couleur a tendance, elle, à actualiser ce que montre la photo). Et il affirme, d’autre part, son soutien au général de Gaulle.

La rubrique d’ouverture du magazine - « Le Match de la vie » - est entièrement consacrée à « Ces 20 journées incroyables de mai 1968 qui ébranlèrent la France et le Gaullisme »[22]. Ce récit est illustré par treize photos en noir et blanc, de petit format et construit la figure de de Gaulle comme étant l’homme de la situation. L’article reprend les procédés de l’épopée et insiste essentiellement sur la difficulté de l’épreuve - à quoi sont ramenés les événements de Mai 68 - et la solitude du président. Ainsi, l’importance de l’obstacle, démesuré et insurmontable (recours à l’hyperbole), rejaillit sur le héros et affermit sa gloire[23]. Le ton est donné : cette première rétrospective traite les événements de ce mois de mai 1968 en 9 « chapitres » construisant un premier récit dont les orientations politiques sont claires : « le grand défilé du 13 mai (1) ; la grève s’étend (2) ; la Sorbonne ouverte à tous (3) ; les jeunes redescendent dans la rue (4) ; accords rue de Grenelle (5) ; le gouvernement est sombre (6) ; Marée tricolore aux Champs-Élysées (7) ; Flins, bataille dans les blés (8) ; Encore une « nuit terrible » (9) » (p. 54). Des photos en double page ponctuent chacun de ces chapitres. Si le magazine semble reprendre le récit des événements là où il l’avait interrompu (n°998), le ton n’est plus le même. Il n’est pas fait mention des débats politiques et, surtout, le principe de la rétrospective lui permet de considérer, d’une part, que l’épisode est terminé - certains mouvements de grève se poursuivent pourtant - et d’affirmer, d’autre part, que de Gaulle a été particulièrement digne de la situation, ce deuxième point préparant les élections législatives du 23 et 30 juin.

Pour donner quelques exemples en ce qui concerne les images, le reportage s’ouvre (p. 55-56) sur une photographie en double page qui semble appartenir à la même série que la photo de couverture et lui faire suite. Mais le cadrage a changé et rapproche encore davantage le lecteur de cette barricade du 11 mai, le plongeant au cœur des événements les plus spectaculaires. On retrouve ici les choix éditoriaux des numéros précédents, la barricade renvoyant à l’insurrection. La grande majorité de ces photographies de reportage sont désormais des photos connues (on retrouve d’ailleurs quelques photographies de Gilles Caron) et elles font partie de ce qui s’est constitué depuis comme le « réservoir visuel » classique de Mai 68 : bagarres, manifestations, masse d’étudiants dans la cour ou les amphithéâtres de la Sorbonne, piquets de grèves, effets des grèves (tas de cagettes ou queues pour se ravitailler), photo d’Henri Bureau du retour de de Gaulle (entre hélicoptère et DS) de son voyage à Baden-Baden etc. « Réservoir visuel » qui pose aujourd’hui directement la question de la circulation des images. Enfin, alors que les images les plus souvent reproduites de la manifestation de soutien à de Gaulle du 30 mai sont en couleur - elles rendent mieux comptent de la « marée tricolore » -, ce numéro en publie des photos en noir et blanc (p. 94 à 96).

Figure 32

© PM998 du 29/06/1968, p. 94-95

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Figure 33

© PM1000 du 06/07/1968, p. 76

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Après ce numéro consacré aux événements de Mai 68 et déjà conséquent, Paris Match sort, coup sur coup, deux autres numéros qui en proposent, sur deux semaines consécutives, un troisième récit. Structuré en deux chapitres, il relate l’histoire de ce qui est désormais devenu « une Révolution »... C’est sous la forme d’un nouvel épisode de la grande épopée du général de Gaulle, reconfirmé dans son pouvoir par des élections législatives bien engagées, que Paris Match raconte cette fois-ci les événements de Mai 68. Il s’autorise alors franchement la couleur et la proximité qui en découle avec un événement désormais dépassé, renvoyé à l’histoire, mais dont il s’agit de conserver une information déterminante en vue des élections législatives à venir : le général de Gaulle a été l’homme de la situation, il est donc digne de gouverner le pays, encore.

III - « L’Histoire d’une révolution » ou un nouveau chapitre de l’épopée du Général de Gaulle : l’affirmation par la couleur

Dans ce troisième récit, en deux volumes, chacun présenté comme indispensable pour la mémoire des événements[24], les photographies en couleur vont, en effet, très nettement dominer. « Les journées de mai - Nos documents couleur. Un grand récit » promet le n°999 : trente-huit photographies sont en couleurs pour quarante et une en noir et blanc dans ce numéro. Elles représentent pratiquement la moitié des images publiées et, surtout, elles sont toujours mises en valeur, publiées en pleine-page ou en double-page. Dans le n°1000, on compte trente photos en couleurs pour vingt-quatre en noir et blanc et, là encore, ce qui fait véritablement la différence est leur traitement dans la mise en page (pleine-page ou double-page pour les unes ; petits formats pour les autres).

Figure 34

© PM999 du 29/06/1968

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Figure 35

© PM1000 du 06/07/1968

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Ce récit est construit en huit épisodes  (5 + 3) et montre une tendance nette à « l’hagiographie », préférant distinguer certaines figures du pouvoir - y compris syndicale - alors même que les événements de Mai 68 en contestait la légitime représentativité : « Nanterre », « Sorbonne », « Pompidou », « Seguy », « de Gaulle ? » pour le n°999 ; « de Gaulle », « Nuit de flammes » et « reflux » pour le n°1000. La césure correspond à la veille de la manifestation de soutien au général pour ce qui est des événements récents mais passés. Elle correspond aussi, dans l’actualité de la publication, au deuxième tour des élections législatives. La superposition des deux moments se manifeste dans les titres « de Gaulle ? » et « de Gaulle » entre les deux publications et que seul le point d’interrogation distingue : entre les deux, le ton a changé et la rédaction ne cache pas sa satisfaction.

D’une façon générale, l’ensemble du numéro du 29 juin donne une place encore prépondérante aux « journées de mai ». La plupart des pages de la rubrique d’ouverture « Le Match de la vie » sont consacrées à ces événements. On peut noter un reportage sur Raoul Salan, chef de l’Organisation Armée Secrète, condamné à la prison à perpétuité, puis amnistié et réhabilité par grâce présidentielle le 15 juin 1968 (pp. 46-51). Ainsi qu’un reportage, essentiellement photographique (créditées à Gamma) et exclusivement en noir et blanc (comme l’était celui consacré à Raoul Salan), sur les élections législatives du 23 juin (pp. 78-86). Le ton n’est pas encore triomphant - il reste un tour - mais est déjà confiant. C’est à la suite de ce reportage que commence le reportage « Histoire d’une révolution ». Le n°1000 du 6 juillet 1968, quant à lui, triomphe. L’édito revient sur le millième anniversaire du magazine ; la rubrique « Le match de la vie » ne parle pas directement des « journées de mai ». Un article de dix pages revient sur le triomphe des élections : « De Gaulle par la volonté nationale » (pp. 62 à 72). À la suite de ce reportage, s’ouvre le chapitre 2 de cette « Histoire d’une révolution », cette épreuve à laquelle le Général a su, une fois de plus, faire face.

L’édito qui fête ce n°1000 est l’occasion pour Paris Match de réaffirmer sa déontologie. Il est un « magazine d’information », qui s’est toujours donné pour mission « d’apporter sur tous les efforts humains des documents intacts ». « La fierté de « Paris Match » [conclut la rédaction] est d’être resté fidèle à [cette] formule. Le sens de son succès, matérialisé par son immense tirage, est d’être réellement l’hebdomadaire d’une nation […]. Sans rien abdiquer de son indépendance, sans sombrer dans le sang et la sexualité, sans se contraindre à une pâle neutralité devant les grands problèmes contemporains, "Paris Match" a percé les plafonds et les planchers qui séparent les catégories sociales. C’est le sens même de son destin. »[25].

L’usage fait des images dans ces deux numéros - et la représentation visuelle des événements qu’elles construisent - ne coïncident cependant pas exactement avec ces affirmations. Au-delà du choix pleinement assumé de la couleur - actualiser ces événements et les montrer sous un jour moins dramatique n’est plus un problème -, un jeu s’installe grâce à l’usage des images entre trois événements : les journées de mai, les élections législatives de juin, la transatlantique en solitaire.

En effet, sous son gros titre principal, la couverture du n°999 arbore deux autres gros titres : « Élections - de Gaulle gagne le premier tour. Nos reportages exclusifs » ; « Joan de Kat : le drame du trimaran brisé par l’Atlantique ». Fin juin 1968, les élections législatives représentent l’enjeu principal du moment pour le magazine et « Les journées de Mai » ou « L’histoire d’une révolution » semblent bien davantage appuyer le président dans sa « reconquête » du pouvoir que répondre à une vocation documentaire réelle. Quant à la course marine, elle fonctionne comme métaphore de cette « reconquête ». Deux photographies se répondent en un jeu de face à face : une femme habillée de rouge brandit un drapeau rouge à côté de la photo d’une autre jeune femme qui brandit le drapeau tricolore. Cette relation champ - contrechamp, entre une photographie de la manifestation des grévistes du 29 mai et celle de soutien au président de Gaulle du 30 mai, ajoute du symbolique à cette couverture : faudrait-il choisir entre ces deux « Marianne », face à face, une seule étant véritablement légitime dans cette symbolique ?

La couverture du numéro suivant reprend exactement les deux mêmes parallèles. Grâce aux titres d’abord : « Après les élections - Les Secrets du général » et « vainqueurs et naufragés solitaires de l’Atlantique », mais surtout par la richesse de la photographie de couverture. L’événement marin occupe photographiquement la couverture mais celle-ci renvoie symboliquement aux autres événements, ceux de Mai 68. Le drapeau tricolore (accroché au bateau) occupe la moitié de l’image (par ses couleurs bleue et blanche, principalement). Le visage d’une jeune femme en ciré rouge vif occupe le reste de l’image, la légende indiquant : « Seule femme de la course en solitaire, l’Allemande Edith Baumann 26 ans. Un bateau de guerre français l’a sauvée après 19 heures d’angoisse ». Par sa composition, cette photographie génère une confusion et renvoie inévitablement aux événements - jeunes - de Mai 68. Elle en désigne les « vainqueurs » et les « naufragés » - pour reprendre les mots du titre.

Pas de hasard dans ces usages de la photographie non pas pour des vertus proprement documentaires, mais parce qu’elles sont solidaires d’un discours sur les événements. Les quatre numéros de Paris-Match du printemps 1968 qui consacrent leur Une et un reportage conséquent aux événements de Mai 68 choisissent une photo en couverture résumant le propos développé par chacun. À chacune de ces Unes répond la photo de reportage fermant chacun de ces reportages. Cette dernière photo est systématiquement mise en valeur par la mise en page, elle apparaît soit en double page, soit en pleine page. Et chacune, alors même qu’elle ferme un reportage, ne remplit pas à proprement parler sa vocation documentaire et sollicite plutôt l’imaginaire du lecteur, par le recours à la métaphore ou au symbolique provoqué par l’image. Le n°997 de Paris-Match du 18 mai 1968 - « La révolte des étudiants » - ferme un reportage qui a essentiellement insisté sur l’idée d’« affrontements » par la photo de Gilles Caron de l’étudiant poursuivi par un policier, « bidule » prêt à frapper (nuit du 6 mai) et replonge le lecteur dans la nuit. Nous l’avons dit. Elle est l’une des quatre photos publiées en double page sur les 24 pages de l’article. Une légende l’accompagne : « La journée de lundi s’achève. Dans les hôpitaux on soigne des centaines de blessés des deux camps. Malgré l’ordre de dispersion donné par les groupements d’étudiants, des manifestants isolés circulent encore autour du Quartier Latin. Sous la pluie, les brigades spéciales d’intervention pourchasseront les irréductibles jusqu’à deux heures du matin ». La poursuite des événements n’est, elle, pas traitée et tout semble rester ouvert. Elle laisse le lecteur dans l’incertitude de la bagarre.

Quand le numéro suivant de Paris Match sort un mois plus tard, le scénario n’est plus le même : la position de de Gaulle commence à être renforcée. Le magazine fait le choix de la rétrospective, beaucoup moins dangereux que celui de l’analyse des événements à chaud quand ils semblaient faire vaciller certaines certitudes. La couverture de ce n°998 (23/06/1968) titre « Les journées historiques » et c’est une photo noir et blanc de Daniel Cohn-Bendit qui clôt le reportage. Elle est l’une des quatre seules photographies publiées en double page sur les cinquante du reportage. L’étudiant est seul dans le cadre ; il est face à l’appareil photo, devant la porte de Brandebourg à Berlin : il tient une valise dans une main, un journal dans l’autre. Un court texte imprimé sur l’image porte ce titre : « Et maintenant, il va prêcher l’anarchie à travers l’Europe ». Ces « journées historiques » auraient été très « anarchiques » d’après ce reportage en noir et blanc. Si cette photo rejoue le motif du chemin de la vie - on peut penser à Charlot dans Les Temps Modernes ou à Étienne Lantier dans Germinal -, elle en modifie quelque peu la signification puisque ici Daniel Cohn-Bendit est face à l’appareil photo et semble avancer d’un pas décidé vers le lecteur. Menace ou menace à laquelle la France vient d’échapper en le (ou la) mettant à la porte ?

Figure 36

© PM998 du 15 juin 1968, p. 104-105

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Mais surtout, les n°999 et 1000 prétendent raconter l’« Histoire d’une révolution 1 et 2 » pour mieux rendre hommage à la grandeur de de Gaulle. Leurs Unes - tout comme la dernière photographie de chacun de ces deux chapitres - fonctionnent résolument ensemble en usant non pas de la valeur documentaire d’une image, mais de son potentiel métaphorique. Un portrait couleur du général, publié en pleine page (seules quatre photos sont en pleine page sur les quarante pages du reportage et aucune photo ne fait l’objet d’une double page) ferme le premier chapitre (n°999, p. 126). Le Général replace - au sens propre... - une mèche rebelle. La légende indique : « Va-t-il abandonner ? De Gaulle rentré de Roumanie annonce un référendum. Mais il dit : "J’ai misé à côté de la plaque." Le 29, soudain il disparaît... ». En face de ce portrait, reprenant le parallèle utilisé en Une entre deux événements - l’un servant de métaphore à l’autre grâce aux images et au montage dont elles font l’objet - une photographie en noir et blanc de la transatlantique en solitaire est titrée : « De Kat sauvé des eaux ».

Figure 37

© PM999 du 29 juin 1968, p. 126-127

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Paris Match n°1000 complète et termine cette « histoire d’une révolution » en s’appuyant sur la même métaphore, le montage de la double page qui ferme ce récit rejouant à l’identique le montage du numéro précédent : de Gaulle n’est plus seulement « sauvé des eaux » si l’on en croit les associations dues à ces montages, mais fait partie des gagnants, en un retour à la démocratie que suggère le geste du Général. Et la légende souligne ce lien : « "Élections, trahison", criaient les "Enragés". Mais le 23 juin, pas un seul incident. Le général est venu voter à Colombey. Le soir même, il sait qu’il a gagné. »

Figure 38

© PM1000 du 6 juillet 1968, p. 104-105

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Conclusion

Quatre numéros consécutifs consacrés aux événements de Mai 68 : Paris Match ne prend pas ces événements à la légère. Les reportages - très largement photographiques - que le magazine propose, les racontent en trois récits différents. Et les intentions de ces trois récits se traduisent dans les intentions graphiques du magazine : choix des images publiées, montage de ces images et, plus particulièrement encore, choix du noir et blanc ou de la couleur. Celles-ci ne sont pas seulement utilisées pour leur seule vertu documentaire : elles jouent avec l’imaginaire du lecteur, symbolisent ou fonctionnent comme des métaphores ; elles servent le discours politique du magazine. Claude Cookman parle de « story-telling images » à propos des photographies de Gilles Caron[26]. Les choix techniques des photographes[27] influent dans la réception des images. L’histoire du médium, ses contraintes techniques (qui fluctuent) et la circulation médiatique des images participent nécessairement à cette écriture visuelle des faits. En l’occurrence, les événements de Mai 68 ont à voir avec l’esthétique dominante du photoreportage des années 1970[28]. Car, cette écriture visuelle des événements résulte tout autant des intentions des rédactions des magazines dans lesquels elles sont publiées. Elles génèrent une circulation de certaines images, dominantes souvent, exclusives parfois.

Réagissant à ce qu’ils ont nommé un « bégaiement iconographique »[29] alors même que l’historiographie de Mai 68 est en cours de renouvellement, Vincent Lemire et Yann Potin - avec d’autres - travaillent à la mise en valeur du fonds de photographies du journal L’Humanité. L’un des apports - très important - de ces photographies est qu’elles proposent une autre écriture visuelle de Mai 68, ne serait-ce qu’en faisant entrer, bien sûr, d’autres acteurs dans le cadre. Mais plus encore, cette démarche est aussi le signe d’un besoin d’images pour ces historiens : « […] [il s’agit de] considérer l’événement 68 comme un événement photographique et pas seulement comme un événement photographié. C’est-à-dire, considérer les photographies de l’événement 68 non pas comme le reflet de l’événement mais comme un élément constitutif - ô combien constitutif - et fondateur de l’événement lui-même et de sa réception ». Mai 68, au croisement de plusieurs points nodaux d’histoires - histoire de la photographie, histoire des médias, Histoire - permet sans aucun doute de mesurer l’impact des images dans l’écriture de l’histoire et répondrait ainsi à une partie du programme de ces événements concernant les sciences humaines.