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C’était en Mai, y novel temps d’été, Chantaient oisels, florissaient arbres, Li CRS contre li Comte Bendit Estoquaient à moult géhenne.
Retour à Paris dans la seconde moitié de juin, après six semaines passées en Bretagne, où Mai eut lieu aussi d’ailleurs. On ne lançait plus le pavé, en tout cas si ma mémoire est bonne ; les barricades rue Gay-Lussac, c’était fini : on parlait. Un besoin énorme d’expression et d’échanges s’était affirmé, sous les formes les plus diverses, y compris un poème, concocté par des amis médiévistes, dont vous venez de lire un fragment. Des comédiens allaient jouer dans des usines ; les spectacles (on parle aujourd’hui de ‘théâtre d’intervention’) étaient suivis de débats qui duraient parfois des heures. Le besoin de parole qui se montrait chez plusieurs millions de nos compatriotes, je le ressens toujours, comme besoin, comme droit aussi évidemment, comme volonté de fabriquer les mots qui manquent. Mais je le ressens plus encore dans ses difficultés telles que j’ai pu les vivre en ce temps-là.
Une Assemblée Générale de philo était annoncée à Censier pour l’après-midi ; je m’empresse d’y diriger mes pas. Censier, c’était une annexe de la Sorbonne, un bâtiment plus ou moins préfabriqué, assez moche, assez triste, mais les enfants du baby-boom en avaient vus d’autres et allaient en voir d’autres par la suite. Je pris un couloir tapissé d’affiches, comme plus tard les abris-bus que peut-être 68 aura inspirés aux publicitaires. Inoubliable : une feuille proprette scotchée sur une porte : « Commission de réflexion sur la condition des femmes ». Ah, tiens ? Tel fut mon premier contact avec 68 au Quartier Latin. Tiens, tiens... car, au cours des premiers jours de Mai, à l’ENS de Fontenay où j’étais élève, j’avais déjà compris que, selon mes camarades d’études les plus politisées, le mouvement était tout bonnement décalé. Elles vont vite évoluer, comme beaucoup, mais leur toute première réaction fut de considérer qu’il se passait quelque chose qui déraillait. Celles qui étaient maoïstes montraient une inquiétude sincère : selon la théorie, un mouvement révolutionnaire commence dans la classe ouvrière, puis les étudiants s’y joignent en suivant les idées justes produites par les masses. Celles qui étaient piliers de l’UNEF semblaient plutôt éprouver une belle colère : « Toute l’année, on a donné aux étudiants le discours de fond contre le gouvernement et l’affreux projet de réforme de l’enseignement supérieur qu’il médite. Et on en mobilisait cinquante ou cent, pas plus, dans la cour de la Sorbonne. Mais là, un incident a lieu, quelques arrestations après un meeting, un incident qui n’est jamais qu’un épiphénomène de ce que le Pouvoir veut faire contre les Universités, et les voilà tous dans la rue ! ». En 1986, quand d’autres étudiant-e-s prendront la rue contre les projets d’Alain Devaquet, on les verra soucieux de maintenir strictement le ‘cadre’ de leur mouvement, sans jamais laisser celui-ci glisser hors-sujet : les étudiants de 86 sont les vrais héritiers de mes condisciples, telles qu’elles furent dans les trois premiers jours de 68 mais guère au-delà. Ils ont d’ailleurs défendu à leur manière une valeur qui était nôtre bien avant la première échauffourée au Quartier Latin et qui l’est restée : les enfants du peuple doivent avoir accès à l’enseignement supérieur.
Même à distance, les pavés et les barricades n’eurent pas ma sympathie. Il m’arrive d’essayer de comprendre cet aspect-là aussi des événements, sans grande certitude de succès. S’agissait-il d’un remake de la révolution de 1830 ? Car la République parlementaire avait été un tantinet confisquée en 1958, au profit d’une sorte de monarchie élective ; en tout cas, on pouvait voir le changement de Constitution de cette façon. Peut-être une frustration politique s’était-elle sourdement construite en dix ans (on surnommait le Palais Bourbon « le Palais désaffecté »), qui explosa en 68, sous une forme empruntée à la révolution de 1830 ou à celle de 1848, avec du Delacroix au fond des yeux. Tout le monde a vu la photo d’une belle fille porte-drapeau, sur les épaules d’un homme, fille-allégorie faisant penser à La Liberté guidant les peuples. À nous femmes, le Mai des barricades aura peut-être fait risquer ce statut-là, auquel cas il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser. Quant au « discours de fond » que l’UNEF donnait en effet, à l’époque je le connaissais par coeur ; les mobilisations fréquentes dans la cour de la Sorbonne, j’en étais avec constance et sans doute un peu par devoir. Le simple fait qu’aujourd’hui je n’en retrouve pas le premier mot (comme c’est le cas pour bien des cours magistraux que je m’efforçais de suivre) semble le prouver. Rien à voir avec la vive conviction qui m’amenait aux manifestations contre la guerre au Viêt-Nam. Je ne découvrirai vraiment le syndicalisme que plus tard, dans une section du SNES où l’on discutait ferme et d’où des actions concrètes sortaient. Élucidation tardive : ce « discours de fond » nous était donné comme un cours magistral, alors que nous avions obscurément envie d’autre chose. Les profs aussi d’ailleurs ; j’en revois plus d’un entrer dans l’amphi Descartes et nous fixer d’un air las et découragé, comme s’il ne croyait plus à ce qu’il faisait. Oh oui, avant 68 !
En tout cas, retenons l’analyse de mes camarades d’études: 68 fut bel et bien un mouvement décalé, hors rails, qui aura appris à une partie de ma génération que le réel est souvent fait de décalages, d’où son étonnante puissance à inspirer de l’imprévisible ; ce fut un mouvement décalant aussi, y compris pour celles et ceux qui étaient contre, peu ou prou, voire follement contre. Il mit de « l’imagination au pouvoir » mais pas seulement du côté de ceux qui y participèrent avec ferveur. Je n’en veux pour preuve que ce qu’il advint d’une dame franchement bizarre, exerçant hélas des fonctions d’autorité à l’ENS de Fontenay. Depuis au moins un an, elle me poursuivait d’étranges et pénibles assiduités. Elle ne s’en cachait pas et racontait à qui voulait l’entendre qu’elle s’était éprise de mon « regard bleu de métaphysicien », sic et je n’étais pas prête à accepter l’expression plus que le reste. Voulant sauver mon âme, elle me faisait souvent convoquer dans son bureau, où je subissais des sermons, à vous de décider s’il est utile d’ajouter « bêtes et salauds, comme le veut la loi du genre ». Si j’avais un rhume, c’est que j’avais péché. Militer contre la guerre au Viêt-Nam, c’était vouloir prendre le malheur du monde sur mes épaules, une tâche que Jésus-Christ s’était assignée, en s’arrogeant une situation de monopole qu’il fallait respecter ; c’était très mal de vouloir marcher sur ses plates-bandes, et cela se payait forcément, comme tout péché ! Nietzsche dit quelque part que toute religion est une immonde usine qui transforme la souffrance en culpabilité. Laïque et athée, je vois très bien ce qu’il veut dire. Parfois la secrétaire de la sermonneuse, me prenant en pitié, prétendait m’avoir fait sonner en vain dans ma chambre. La dame tarabustait aussi Martial Gueroult, un historien de la philosophie qui n’était plus tout jeune et s’en trouva fort perturbé ; elle le voyait comme un nouveau Socrate mais un Socrate qui avait sérieusement besoin d’être remis sur le droit chemin. Les enfants de Gueroult surent gérer la situation et la dame qui voulait servir de sur-moi à tout le monde fut mutée à la rentrée suivante.
Mon Mai 68 à moi démarra de manière singulière : dès le premier jour du mouvement, cette personne, « en communication directe et permanente avec Jésus-Christ », et surtout enthousiaste de Rudolf Steiner, se révéla également portée sur l’ultragaullisme et grilla son dernier fusible. Elle prit le grand deuil, allant jusqu’à se coiffer d’un chapeau noir avec voilette de mousseline de même couleur, et se mit à débarquer carrément dans ma chambre. (Nota bene : après la manifestation gaulliste des Champs-Élysées et l’élection d’une Assemblée Nationale ‘introuvable’, elle arborera une toilette crème avec capeline assortie. Nous la verrons ainsi vêtue faire au moins une « descente » dans une de nos AG, nous chapitrant théâtralement sur des péchés devenus cette fois communs).
D’ordinaire, c’était Mme J., assistante de philo à l’Ecole, qui me parlait des extravagances entendues sur mon compte, puisque la prêcheuse ne cachait en rien ses intentions ; je n’avais même pas à en parler. La visite dans ma chambre marquant tout de même une aggravation sérieuse, je crus bon d’aller en toucher un mot à ma profe. Le lendemain, celle-ci me transmit, sans indication d’auteure, les ordres de la Directrice : « On n’a pas de conseils à vous donner mais vous prenez le prochain train pour la Bretagne », ce que je fis. Et elle ajouta : « Il s’agit d’un trouble mental auquel le mariage et la maternité ne sont sans doute pas étrangers ». Il ne fut pas trop difficile de deviner qui pouvait être la source d’un tel diagnostic : nous n’étions qu’une poignée au séminaire de R. Martin ; le mari de Mme J., psychologue de son état, s’y perfectionnait en logique formelle comme d’autres se jetaient alors sur les cours de maths.
Que l’opprimée soit incitée à s’en aller est chose qui aujourd’hui pourrait faire grincer quelques dents. On connaît des exemples plus tragiques, plus violents et plus définitifs que ce que je vous raconte. Toutes celles qui se sont occupées des violences domestiques savent que parfois il n’y a pas d’autre solution. Mieux vaut éviter le dogmatisme quand on cherche à aider quelqu’un. Je regrette simplement de ne pas avoir tenté de négocier à ce moment-là le droit, difficile à obtenir, d’être externe. Je pris le train, accompagnée tout de même par la bonne parole de mon condisciple psychologue, qui avait dit à sa propre épouse que le mariage et la maternité peuvent être sources de pathologies graves : comme décalage, ce n’était pas mal non plus. Arrivée dans ma famille, je sentis qu’il était impossible d’expliquer pourquoi je venais vivre l’Histoire avec un grand H au bon air. En ce temps-là, pas un couple parental sur cent n’aurait accepté d’entendre ce que j’aurais eu à dire si les mots avaient existé et si l’on m’avait posé la moindre question. Le message type que les parents adressaient à leurs filles, c’était de garder leurs soucis pour elles. Celles qui ont moins de trente ans aujourd’hui ont le droit de s’étonner, tant les choses ont changé ; les filles de mes amies prennent régulièrement leur mère comme confidente, parfois avec excès, soit dit au passage. En tout cas, à l’époque, c’était comme ça, donc tandis que tout le monde parle et veut parler, je me tais. Mai 68 à Quimper se déroule de manière également novatrice et fort intéressante ; j’y ai notamment vu fonctionner une espèce d’utopie. Mais le silence observé quant aux raisons qui m’avaient fait fuir la région parisienne allait me peser longtemps.
Alors, fin juin, le retour enfin, ce couloir de Censier, la feuille sur la porte, et moi scotchée devant, qui ne comprends pas tout de suite, ou seulement à moitié, mais qui m’émerveille. De la révolution parisienne, je ne connaissais que l’image donnée par les médias. J’en avais surtout retenu une déclaration de député, citant peut-être un poète : « On croyait la chose impossible ; des innocents s’en vinrent et la firent », une belle formule, vraisemblablement juste : celles et ceux qui s’enflammèrent tout de suite et non trois jours plus tard, qui firent de Mai le mois dont on parle encore, n’avaient guère d’expérience politique. Évidemment ! Les lieux où se structurait une expérience avaient tous en vue une politique qui ait une ‘ligne’ bien définie. Devant la feuille affichant l’existence d’une commission de réflexion sur la condition des femmes, je suis largement dans l’innocence aussi ; j’ignore que je suis sur le point de rencontrer sinon mon destin, du moins la vie que je vais me donner. C’est autre chose qui se forme dans ma tête, du plaisir sûrement et peut-être le « Etc. » qui par la suite jouera un rôle dans mes oeuvres complètes : cela me plaît de voir que la révolution se met tout le temps en dehors du « sujet » qu’elle prétend traiter ; elle sort constamment de son orbite et je trouve cela formidable, alors même que mon profil intellectuel est plutôt du côté du géométrique et d’un goût marqué pour la rigueur. Je suis en train de changer, comme tant d’autres, de me donner une dimension de plus ; mon meilleur souvenir de 68 sera d’ailleurs d’avoir vu des gens s’humaniser parce que les relations entre les gens s’humanisaient. La lingère de l’École, cessant de nous gendarmer, nous racontera 36 ; elle avait quelque chose à nous transmettre, elle qui avait toujours eu un mois de salaire sur un livret d’épargne afin de pouvoir au besoin tenir une longue grève. Donc, sourire aux lèvres, ravie de voir la ‘solidarité étudiants-travailleurs’ se donner une corolle supplémentaire inattendue, je pousse la porte.
La salle était vide. Risquons la redondance : il n’y avait personne. À celles qui sont nées plus tard, j’ai cela à offrir des deux mains : l’expérience n’aurait sans doute pas été aussi forte si, derrière la porte, j’avais trouvé un groupe en plein travail. Croisez un jour une idée neuve mais découvrez qu’il n’y a personne, là, précisément ce jour-là, pour la soutenir. Alors, une autre idée va mûrir en silence, menant à un principe de responsabilisation personnelle. Si vous voulez que quelque chose existe, il faut vous y mettre vous-même ; si vous voulez que quelque chose soit fait, faites-le ! Et si, née bien plus tard, vous regrettez d’avoir loupé l’émergence du féminisme en France, pensez à cette pièce vide ; elle est à votre disposition : elle est toujours là.
Très loin de Censier (mais je ne l’ai appris qu’hier), dans une petite ville de la Drôme, le lycée de jeunes filles était en « grève active » comme les autres. Sous l’impulsion d’une enseignante, les lycéennes étaient toutes en train de lire Simone de Beauvoir. Le féminisme, tel qu’il va s’épanouir deux ou trois ans plus tard, trouve plus d’une origine dans 68 ; je ne puis raconter que celle que j’ai vécue et dont Beauvoir, que j’avais lue quelques années auparavant, m’a semblé radicalement absente. Elle et Sartre étaient sans doute dans une phase péri-stalinienne ; ils vont pencher du côté du slogan « Élections, pièges à cons », auquel ni moi ni aucune féministe que j’aie jamais croisée ne souscrirons. Voter n’est pas seulement un droit difficilement acquis pour nous, ni au reste un devoir : c’est une fête, quand on pense aux aïeules de Seneca Falls et de Sheffield, aux milliers de femmes de toute condition qui ont exigé la citoyenneté pour elles-mêmes et pour nous. Cette année-là, Beauvoir donne deux interviews, l’une en serbo-croate, l’autre en norvégien ; elle y déplore que « la libération des femmes » (sic) ne soit pas devenue une réalité, voire qu’il y ait une régression du côté de l’indépendance économique des femmes,- c’est tout ce que j’ai trouvé. Elle ne redeviendra notre Simone qu’en 1971, comme signataire du ‘Manifeste des 343’ ; puis elle sera avec nous, en novembre, à la première grande manifestation pour le droit à l’avortement. Saluons Anne Zélensky et Delphine Seyrig qui allèrent la chercher dans l’espèce de retrait qu’elle s’était donné. En mai ou juin 68, elle semble ailleurs, à tous les sens du mot, tandis que dans la Drôme une femme (une) fait exister son oeuvre, comme un bon objet pour une grève active. Il y a encore des gens qui s’en souviennent, ce qui est très beau. Au reste, chacune, chacun, aujourd’hui devrait se mettre à sa plume et raconter ses années 68, à Guéret, à Marseille ou à Calais.
En juin, devant ma porte, je ne fais pas le lien entre Le Deuxième Sexe et la situation telle que je tente de la vivre. Plus tard, en lisant Histoires du M.L.F., d’Annie de Pisan et d’Anne Tristan [1977], je découvrirai ce que j’ai raté, et vous également, si bien que nous voici logées à la même enseigne : dès la mi-mai, des femmes s’étaient efforcées d’inscrire la question des femmes dans les préoccupations du mouvement de 68. Là, la salle étant vide, je poursuis mon chemin vers l’AG des philosophes. Des AG, il y en aura beaucoup et j’y assisterai régulièrement, y compris après l’été. Hors sujet, une commission sur la condition des femmes ? Ou en plein au coeur du problème ? Je commence lentement à mieux comprendre. Les voix qui se faisaient entendre dans l’amphi des philosophes étaient, sauf très-très rare exception, celles de nos camarades masculins. Lesquels avaient d’ailleurs complètement changé d’apparence. Tel, que je connaissais de vue, arborait une chemise léopard largement ouverte sur une poitrine des plus velues. Tel autre roulait des mécaniques sous un blouson de cuir tout neuf, une mode qui semblait plus que récente chez les étudiants. Le président de séance, toujours reconduit, s’était quant à lui mis au costume cravate, du jamais vu parmi nous ; un jour, il donnera du ‘Monsieur le Professeur’ à Vl. Jankélévitch, chose parfaitement inouïe ! Il ordonnançait fort bien les AG et les tours de parole, sans jamais exprimer lui-même une opinion, ce qui était pratique pour tout le monde. Mais, outre l’identité de sexe, la cravate signifiait quelque chose ; pour dire le moins, une mise à distance du spontanéisme, un mot qui va apparaître cette année-là avec souvent une grosse nuance péjorative. Tous semblaient mettre en scène une sorte de masculinité accentuée que je n’avais jamais perçue auparavant. Où étaient-donc passés mes copains, ceux avec lesquels on bavardait deux minutes avant un cours ou en sortant de bibliothèque ? Ceux qui ne se montraient pas si machos dans les conversations ni dans leur look ? Peut-être étaient-ils là, cachés dans le nuage de fumée des cigarettes, et aussi muets que les copines et moi ? Ou partis jouer les fers de lance de la Révolution en d’autres lieux ? Je tombais de haut, tout de même, et pas pour la dernière fois. Quelques années plus tard, quand le Parti Communiste renoncera au concept de lutte des classes, j’entendrai un collègue en gémir comme si on lui imposait une andropause prématurée. Au fond, c’est depuis 68 que je me demande ce que des hommes investissent, au niveau de l’imaginaire, dans l’action politique et le langage du politique. Caduque, cette question ? Je ne crois pas, et il faut aujourd’hui la poser aussi à propos de femmes. C’est quoi, la mise en scène d’une sursexualisation en politique ? A contrario, j’ai admiré Delphine Seyrig : quand elle venait à des réunions, elle laissait son extrême beauté à la maison et semble avoir toujours trouvé cela facile à faire.
À l’ENS de Fontenay, école non mixte, il y avait aussi des AG et des commissions de réflexion : pas une sur la condition des femmes. Et pourtant : avant comme après 68, il y avait eu, il y aura, des échanges entre nous sur la contraception. À notre demande, Marguerite Cordier, la directrice, fera venir le Planning Familial. Nous avons aussi invité Simone de Beauvoir à donner une conférence sur le sujet de son choix ; elle déclina mais du moins avions-nous fait la démarche. Nous n’étions pas dans l’ignorance absolue ; des éléments de prise de conscience étaient là. Pendant les fameux événements, il va se passer des choses captivantes dans notre ENS de banlieue sud mais rien qui développe un point de vue féministe. Je me souviens notamment d’une commission au cours de laquelle, petit à petit, une idée va être produite de manière collective, par agglutination de touches légères et certes « sans auteure » : l’idée que l’enseignement que nous souhaitions devrait prendre la forme de séminaires de recherches. À Quimper, j’avais cru comprendre aussi que l’utopie qui s’était mise en place dans une école primaire avait été produite de cette manière-là. Quelqu’un eut un bout d’idée, quelqu’un y ajouta quelque chose, etc. ,- au bout du compte, il y eut création d’une garderie pour enfants de grévistes (la grève étant « active », il fallait bien que les parents d’élèves, y compris les mères, puissent aller y participer), avec une cantine qui va fonctionner pendant des semaines sans un centime. Les grévistes de l’EDF empruntaient les camionnettes des grévistes des PTT (ou l’inverse) et faisaient la tournée des fermes sympathisantes, car il y en avait, pour collecter des légumes et autres denrées données gratuitement par des cultivateurs qui d’ailleurs prenaient régulièrement la tête des manifestations. Les instits en grève se relayaient pour cuisiner ce qu’on avait collecté.
Si l’on parle d’héritages de 68, et l’on aura compris que je suis davantage une héritière instantanée qu’une actante, je souhaite vous transmettre celui-là. Des idées peuvent émerger d’un groupe, se développer quand on s’écoute les un-e-s les autres, des idées sans auteur-e que l’on puisse vraiment désigner comme tel-le. Mais il faut toujours que quelqu’un commence ou catalyse. Mes meilleurs souvenirs du mouvement des femmes, de mon enseignement dans des lycées pendant deux ans, à Fontenay où je revins comme assistante puis à Genève, correspondent à cela. Je ne suis certes pas en train de dire que j’ai toujours enseigné sur ce mode, certes non. Mais il y a eu des moments privilégiés ; tout à coup, le groupe formé par mes élèves et moi se mettait à fonctionner de manière collectivement créatrice et cela finissait régulièrement ainsi : mes élèves me passaient commande d’un cours magistral sur ceci ou cela pour la semaine suivante. Un cours magistral qui répond précisément à une demande, après qu’on ait battu les buissons ensemble, c’est tout autre chose que la tristesse visible de nos mandarins, qui sans doute se demandaient ce qu’on pourrait bien faire du discours qu’ils allaient tenir.
Et c’est peut-être de cette façon-là que l’héritage de 68 va me revenir, comme en boomerang, début novembre 1971. J’enseignais alors au lycée Rodin à Paris, un établissement dans lequel les élèves n’avaient pas encore fini mai 68, comme ils disaient eux-mêmes. Ils se vantaient d’avoir « usé » quatre proviseurs l’année précédente, etc. On m’avait confié une Terminale C en « stage actif » : autoformation pédagogique sur le tas, on vous donne une classe et vous vous débrouillez. Cela se passait plutôt bien. Les élèves avaient certes tendance à être un peu agités mais ils étaient bons, presque toutes et tous archi-politisés bien entendu. Je n’ai jamais su s’il fallait dire que la sélection par la révolution est plus dure que celle par le latin ou les maths, et que donc seuls les meilleurs avaient surnagé, ou si la fréquentation de comités d’extrême gauche leur avait développé l’intellect de manière spectaculaire. Un jour d’automne, la benjamine de la classe vint vers moi à la fin du cours et me tendit un tract, en disant : « si vous êtes d’accord avec ce texte, pourriez-vous l’afficher dans la salle des profs ? » Je le lus séance tenante ; c’était un appel à la manifestation du 20 novembre 71 pour le droit à l’avortement, celle qui allait lancer le mouvement des femmes comme mouvement de masse. J’étais d’accord avec le texte.
- On est plusieurs filles de la classe à y aller. Voulez-vous venir avec nous ?
J’ai dit oui et ce fut mon entrée dans le mouvement de libération des femmes. Je n’ai pas cherché tout de suite à analyser la situation. Je me suis contentée de rire un peu : officiellement, les parents d’élèves craignaient, paraît-il, que les enseignant-e-s n’« endoctrinent » leurs enfants. Je l’ai entendu dire mais cela ne correspond en rien à mon expérience. Tenez : c’était une de mes élèves qui me sensibilisait à une juste lutte, comme si parfois les rivières remontaient à leur source. Elle me signifiait que mes cadettes avaient besoin de moi. Cette année-là, j’aurai à comprendre ce qu’est véritablement une position de parents d’élève en période ‘chaude’ mais léthargique du point de vue de la scolarisation. Ils pouvaient être conservateurs, voire réactionnaires, ce qu’ils voulaient vraiment, c’est que leurs enfants étudient, travaillent et rendent des devoirs. Si, de plus, vous réussissiez à faire lire quelques livres à vos élèves dans l’année, une mère de famille royaliste vous invitait à déjeuner pour vous en remercier, je n’invente pas. Là aussi, le côté constructif de Mai 68 était passé, peut-être inconsciemment. Les parents d’élèves de Rodin sentaient que l’instruction assise sur des rapports d’autorité était en panne dans cet établissement que Le Nouvel Observateur avait gracieusement qualifié de ‘lycée poubelle’ peu auparavant. Ils avaient compris que, lorsque cette forme d’enseignement n’est plus admise par les potaches, il reste la possibilité de capter leur libido sciendi. Il y en a chez pratiquement tout le monde, on l’avait vu en 68 quand les masses avaient jubilé qu’on leur apporte du théâtre analysant le social et des débats après. Il suffit d’aider gentiment cette libido à se réveiller : à Rodin, le proviseur qui, lui, allait survivre, se débrouillait pour faire comprendre que, puisque nous étions un ‘lycée pilote’, nous faisions ce que nous voulions, à condition d’intéresser nos élèves.
Aujourd’hui, il serait temps d’analyser le fait en lui-même minuscule, qui se passa de femme à femme : une lycéenne de quinze ans invite sa profe de philo à une manifestation du MLF, et la profe sera assidue aussi à celles qui suivront, puis s’investira à fond dans le MLAC (mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) dès que cette association sera créée en 1973. Je lancerai le groupe de Colombes avec des collègues du SNES et sur ce point, je peux revendiquer la chiquenaude initiale qui précipitera l’histoire mais elle seulement. Nous organiserons un meeting public sans nous demander s’il attirerait plus de quinze personnes ; la salle fut raisonnablement pleine et la semaine suivante nous verrons arriver à notre réunion des infirmières et des aides-soignantes de l’hôpital de la ville : les choses sérieuses commençaient. Vous voyez un peu ce qu’elle a catalysé, cette jeune E*... ? Oui et non : des traces des vrais acquis de 68 étaient là, à Colombes, qui étaient des acquis humains. Le savoir-se-mobiliser ; une section syndicale un peu tendance PC, un peu ‘École Émancipée’, avec au moins un membre de la Ligue Communiste, une majorité de collègues entre ces divers côtés, et on arrivait à s’entendre parce qu’on en avait envie... Et l’idée d’organiser un meeting sans se demander une minute s’il ferait un flop ou non, c’était à mille lieux de la politique classique. Enfin, celles qui travaillaient à l’hôpital, vous croyez qu’elles n’avaient pas vécu mai 68 elles aussi ? Elles qui, de surcroît, savaient concrètement comment une fausse-couche, spontanée ou provoquée, était traitée dans le monde hospitalier. Des fils laissés en attente étaient là, qu’il suffisait de retricoter.
De la même manière, c’était probablement l’héritage partagé de 68, deviné comme tel, qui avait permis à une lycéenne de sentir qu’elle pouvait me faire lire un tract, que son initiative aurait du sens et serait probablement bien reçue. Pourtant, en classe, on avait seulement étudié ensemble Les Enfants sauvages et la Profession de foi du vicaire savoyard, des choses comme ça, que les trotskistes appartenant à diverses organisations, les anars et ceux qui ne juraient que par les ‘Comités de base’ aimaient bien, ce qui prouve que la philosophie est une discipline merveilleuse, susceptible de capter l’intérêt des jeunes en leur apportant ce que précisément ils ne sont pas par avance : un dehors, un détour par le dehors, et peut-être la joie de conceptualiser au-delà des questions que l’on se pose d’ordinaire. Ce n’était pas le contenu de mes cours qui, à l’automne 71, pouvait laisser deviner mon fort modeste parcours politique mais bien plutôt l’attitude que j’avais vis-à-vis de mes élèves. Je leur laissais beaucoup la parole, à condition qu’ils s’accrochent au texte que nous lisions ensemble, et ensuite il y avait souvent un cours ex cathedra de synthèse dans lequel leur discours se trouvait repris. Mai 68, un mois qui a duré plusieurs années, fut une formidable école.
En toute équité : la lycéenne qui m’a révélé mon féminisme resté latent était sûrement dans un groupe d’extrême-gauche ; c’est certainement ainsi que l’information sur la manife était parvenue jusqu’à elle. À l’intérieur de plus d’une mouvance de ce qu’on appelait désormais le gauchisme, des femmes avaient eu la démarche critique leur permettant de comprendre que les rapports entre les sexes, y compris au sein de la révolution envisagée, clochaient terriblement. Voire que l’organisation à laquelle elles appartenaient laissait en dehors de ses préoccupations un pan énorme de la mise en question des oppressions sociales, et que la domination masculine y avait cours comme ailleurs. Nous avons toutes une dette considérable à leur égard, ne serait-ce que pour avoir relayé des initiatives de ce qui fut baptisé ‘MLF’ par la presse en août 1970. Le sigle fut en effet inventé par des journalistes relatant le happening de L’Étoile, quand neuf amies déposèrent une gerbe à « plus inconnue que le soldat : sa femme ». La réflexion qui s’est ensuite menée dans une salle de l’École des Beaux-Arts ne trouvera réellement l’écho large et public dont elle avait besoin que grâce à la presse (le Manifeste des 343 fut publié par Le Nouvel Observateur au printemps 1971) et en filtrant régulièrement à travers divers groupes d’extrême-gauche. À Rodin, j’avais un élève communiste ; il me fera signer une pétition pour la libération d’Angela Davis, une excellente idée aussi mais qui montrait la volonté du PC de donner à ses jeunes des tâches légitimes qui soient clairement différentes. En gros, en 71, la gauche dite classique, PCF ou FGDS (futur PS), se méfiait de nous ; j’aimerais pouvoir dire que ce n’est plus le cas du tout aujourd’hui, même de manière souterraine.
En toute équité aussi, il faut rappeler que les Américaines avaient un temps d’avance sur nous. Elles s’y étaient mises dès septembre 68, elles, en partie sur la base d’une analyse critique des rapports de sexe dans des organisations mixtes au sein desquelles elles avaient milité. Le happening de l’Étoile se voulut entre autre un geste symbolique de solidarité avec une journée organisée outre-atlantique par le Women’s Liberation Movement. C’est compliqué, l’Histoire ! Et si vous voulez apprendre des choses encore plus détaillées, donc plus complexes, il vous faudra lire des livres. Pour ma part, j’ai seulement voulu témoigner de l’expérience singulière qui fut mienne, partager avec vous la leçon irremplaçable de la salle vide, et peut-être au passage vous confier d’où vient ma vigilance à l’égard des ‘abbesses’, comme mon rejet radical du rôle imparti par saint Paul à la presbytera, la femme ‘plus âgée’ qui n’a d’existence qu’en prêchant la morale patriarcale aux femmes plus jeunes. Ayez l’obligeance de ne pas penser que mon travail sur ce personnage et sa fonction n’a qu’une nature autobiographique. Ce serait dommage car je crois qu’aujourd’hui encore des femmes se laissent utiliser par le patriarcat pour réprimer au moins certaines formes de féminisme. Quelles formes ? Regardez autour de vous et vous saurez.