Les héritages de Mai 68 ?Entretien

68, sans fin. Echanges avec Jean-Luc Nancy[Notice]

  • Carole Dely et
  • Jean-Luc Nancy

Propos recueillis par Carole Dely

Cdely -  On présente souvent mai 68 comme un des plus importants mouvements sociaux de l’histoire française, qui aura été à la fois étudiant et ouvrier, accompagné d’une frénésie de discussions et de débats dans les universités, les usines, les théâtres, la rue, en réaction contre le pouvoir en place, la société traditionnelle, l’économie capitaliste, et avec le désir d’une transformation radicale de la vie et du monde... Est-ce ainsi que tu résumerais les choses ? Avais-tu pris part aux événements de 68 ? Jean-Luc Nancy -  Non, je ne résumerais pas les choses ainsi, tout simplement parce que je suis incapable de tenter un tel résumé : il y faudrait une compétence d’historien que je suis très loin d’avoir. Le fait d’avoir vécu 68 ne donne que peu d’avantages sur quiconque l’a plutôt observé que vécu et en a par la suite reconstitué l’histoire. Un tel phénomène ne se domine pas sur le moment, ou du moins se laisse mal dominer. Il est certain d’ailleurs que je l’ai vécu de manières différentes selon les moments et un peu selon les lieux (j’étais surtout à Strasbourg et assez peu à Paris). Il y a eu des moments où je me sentais plus emporté dans le « mouvement social » comme tu le dis (des réformes ou des mutations nécessaires), d’autres où l’aspect politique dominait (gauche extrême contre gauche communiste et/ou socialiste), d’autres où la fête anarchiste dominait (euphorie de la mise en suspens, voire de la paralysie de tous les fonctionnements...). Mais ce qui m’est resté de plus marquant est ceci : avec quelques amis, à Strasbourg (où 68 avait été précédé depuis deux ans par quelques actions d’éclat des situationnistes), nous avons été très vite avant tout sensibles à une distanciation profonde envers tous les modes de l’action et de la réflexion : ni l’intervention directe, ni le militantisme réformiste (pour ne pas dire « révolutionnaire » puisque jamais ne se fit jour un mot d’ordre proprement révolutionnaire - c’est-à-dire visant une prise du pouvoir) ne devaient pour nous prévaloir. Même en nous prêtant ponctuellement à telle action (surtout de l’ordre du « happening » pourrait-on dire) nous eûmes la conscience vive que l’enjeu n’était pas là. Il ne s’agissait pas de nouveaux moyens de lutte. Il fallait même éviter de trop viser des objectifs : par exemple, fonder une « Université critique », ce qui enthousiasmait beaucoup, nous semblait une erreur. Il ne fallait rien fonder, ni refonder. Il fallait tenir à distance tous les gestes de cet ordre. L’enjeu était en revanche, non pas de se réjouir dans une sorte d’anarchisme nihiliste et de regarder trembler toutes les assurances et toutes les institutions sans pour autant se soucier ni de les ruiner effectivement, ni de les remplacer, non, l’enjeu était de prendre la mesure d’une mutation que l’événement mettait au jour : un monde entier d’assurances, d’institutions, de structures et de repères révélait qu’il était en convulsion. Non plus en « crise » guérissable - à la manière dont Husserl pouvait penser la « crise des sciences européennes » - mais en convulsion d’agonie ou de métamorphose telle que rien de l’issue ne pouvait ni ne devait être anticipé. L’anticipation, le projet, était précisément ce qui devait pour un temps céder afin que nous apprenions une autre façon de scander l’histoire : non plus une histoire dont nous sommes les sujets, mais une histoire qui nous surprend et nous emporte. Cela voulait dire aussi : non plus une vérité à venir, objet d’une intention et d’une volonté, mais une vérité au présent, la vérité qui est au-delà …

Parties annexes