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Vie et mort dans la pensée de Frantz Fanon[Notice]

  • Matthieu Renault

Dans l’œuvre de Frantz Fanon s’opère progressivement un passage, sinon une substitution, de la thématisation de la pathologie du colonisé en termes d’aliénation à sa thématisation en termes de dépersonnalisation. Il n’est pas question ici d’analyser les modalités de ce passage ni même de dresser le tableau pathologique d’une telle dépersonnalisation ; nous désirons uniquement rendre compte de l’un de ses aspects, à savoir l’expérience ou la sensation subjective d’une mort dans la vie afin d’élucider sa liaison avec une situation objective, la situation coloniale et sa contestation en tant qu’elles relèvent peut-être d’une biopolitique en un sens qui reste à définir. Il ne sera néanmoins pas inutile de débuter avec quelques considérations d’ordre général sur la notion de dépersonnalisation en psychopathologie. La dépersonnalisation, c’est « être comme n’étant pas », c’est ne plus se reconnaître comme personne, ou encore éprouver un sentiment d’anéantissement, une angoisse de néant. La fonction du réel est affectée : le malade se perçoit comme une ombre que n’entourent que des apparences, des fantômes. Les relations au corps, non pas tant à l’organisme qu’au corps propre, à la corporéité vécue, se transforment : ce corps est perçu comme étranger à l’image de soi, sa consistance et ses limites deviennent indistinctes ce qui perturbe en profondeur la dialectique du moi et du monde, leur séparation comme condition de leur relation. Les psychanalystes pensent quant à eux la dépersonnalisation en fonction de l’investissement libidinal sur le corps, soit comme un excès de libido narcissique, soit au contraire comme un désinvestissement excessif. Enfin, la dépersonnalisation signe la rupture de l’unité de la conscience comme activité de synthèse et d’organisation de l’expérience et de la conscience de soi comme référence intime de la personnalité, mettant alors en question le processus à travers lequel le je s’est doublé d’un moi par l’identification à sa propre image. On conçoit dès lors qu’entre une pensée de l’aliénation et une pensée de la dépersonnalisation, les ponts sont multiples ; d’autant plus que Fanon, dans Peau noire masques blancs, pensait l’aliénation au sens de l’assomption, dans le psychisme de l’Antillais, d’une âme-masque blanc, et le déni concomitant du corps-peau noire conduisant à un véritable dédoublement, à un clivage dont la fonction était de transformer le corps noir en objet inessentiel, d’en effacer la facticité, ce qui signifiait dans un même mouvement rejeter tout ce qui sur le plan affectif menaçait de faire échouer l’identification au Blanc, tout ce qui pouvait renvoyer à une culture ou une âme noire. Fanon évoquait alors déjà la configuration originale dans ce contexte du stade du miroir et les phénomènes héautoscopiques (se voir soi-même comme à l’extérieur de soi, percevoir son double, être le spectateur de soi-même) dont on sait qu’ils ne sont pas rares dans les expériences de dépersonnalisation. En ce sens, le clivage est peut-être la notion clé de la « rencontre » de l’aliénation et de la dépersonnalisation : le travail de Ferenczi sur le traumatisme, auquel Fanon s’intéressera de près, et sur le clivage en tant que mécanisme de défense s’avère ici des plus importants en ce sens qu’il montre comment une trop intense charge de souffrance peut provoquer une fragmentation en vertu de laquelle un des morceaux (et ce peut être le corps tout entier opposé à l’ « esprit ») est constitué en objet mort, étranger, donc n’étant plus susceptible de davantage de souffrance. Mais déjà on aperçoit que la dépersonnalisation est une expérience de la mort ou plutôt d’une vie de « mort vivant ». C’est peut-être la psychiatrie existentielle qui nous fournit sur ce point les …

Parties annexes